Il y a des monstres dans ma chambre

Il y a des monstres dans ma chambre
Fanny Pageaud
À pas de loups, 2023

Brrrr….

Par Anne-Marie Mercier

Drôle de livre… Dès la couverture : sur un fond noir, deux découpes blanches évoquent les yeux d’un animal (un chat ? une chauve-souris… ?). Il nous regarde, et le titre remplace les pupilles.
Mystère encore, quand on l’ouvre : les pages sont blanches et le texte est inscrit de manière très aérée sur ce fond blanc, comme un poème. Il nous dit la terreur d’un enfant, la nuit, chaque page ajoutant au suspense et à l’angoisse. Quel beau rythme !

Mais que l’on se rassure : la deuxième moitié de l’album évoque un adoucissement et une victoire contre les monstres et donc contre la peur.
Enfin, quand on a compris ce que cachent ces doubles pages blanches (se munir d’une lampe), on en découvre d’autres, et brrrrr… !  Fanny Pageaud sait non seulement évoquer les monstres mais elle sait aussi les invoquer à l’encre de chine.
Voir l’animation sur son site, qui vous révèlera le mystère.

note de l’auteur: « Après deux versions sérigraphiées aux éditions de La Nef des Fous en 2009 puis aux InÉditions en 2012, puis une version éditée  aux éditions du Poisson Soluble en novembre 2016, puis une seconde fois aux Inéditions en 2019…Voici une toute nouvelle version 2023 aux éditions À pas de loups! »

Crabe

Crabe
Géraldine Collet, Olivia Cosneau
Sarbacane, 2023

Mystère orangé

Par Anne-Marie Mercier

Cet album documentaire cartonné, de format carré arrondi aux angles est un livre à rabats adressé aux plus petits. Les concepteurs ont pris grand soin à arrondir également les découpes et systèmes afin de ne pas blesser les petites mains qui le manipuleront et assurer davantage de longévité à l’objet.
On apprend l’essentiel, et tout cela en vers de mirliton : combien de pattes, sa démarche, son habitat, ses prédateurs… Tout cela avec un système de questions dont les réponses en général se trouvent sous les rabats. Attention, pour que cela fonctionne il faut prendre soin à replier par avance certains qui se présentent parfois ouverts quand le livre est neuf, brisant le suspense et la logique de lecture qui par ailleurs sont parfaits.
Belles couleurs (quoique… cet orangé superbe de Crabe irait mieux à du cuit que du cru, mais c’est si joli…), formes épurées, ensemble lisible et dynamique, une belle occasion de renouer avec la plage.
Pour ramener les plus grands à la plage avec un crabe, on pourra lire Mademoiselle Princesse coquette veut être grande.

Le Chemin

Le Chemin
Claude Ponti
L’école des loisirs, 2023

Un chemin peut en cacher deux autres : Claude Ponti sur les routes d l’expérimentation

Par Anne-Marie Mercier

« Un chemin ne s’arrête jamais ».
Claude Ponti excelle dans les histoires de chemins, les bons qui amènent à bon port, ou les mauvais qui font exprès de perdre les gens. Jusqu’ici ils n’étaient qu’un élément de ses albums. Dans ce grand leporello, le chemin est le personnage principal, celui qui porte la narration et les évènements, favorise la découverte d’êtres étonnants (un gobe-pluie, l’éléphant montagne, des poussins, Robert le robot rutilant…), le passage sur des ponts, les bifurcations… Ce leporello coloré impose un ordre que l’on peut s’amuser à interpréter.
Dans le beau coffret cartonné dans lequel il est présenté on trouve aussi un jeu de cartes proposant une reproduction de chacune de ses images au même format mais de façon détachée. Ceci offre au lecteur la possibilité de construire son propre chemin avec les mêmes étapes, que l’on choisira ou pas et que l’on placera dans l’ordre de son choix: c’est un exemple de lecture aléatoire (un peu comme des la série des livres dont vous êtes le héros, mais ici le lecteur est maître du jeu).
Sur un petit livret joint à l’ensemble, on peut lire un texte de Claude Ponti exprimant sa philosophie du chemin : ses définitions et ses qualités, variées et surtout variables.
Au dos du leporello, des dessins en noir et blanc poursuivant l’aventure du chemin alternent avec des faces blanches : le lecteur peut colorier l’existant et inventer la continuité entre les pages vides et les pages pleines.
Quel boulot, la lecture !
Tout cet ensemble apporte une pierre à la connaissance de l’univers de Claude Ponti, dans lequel la linéarité ne rime pas avec la régularité et où domine la variabilité. Pierre à l’édifice, ou caillou sur le chemin ? C’est comme on voudra.

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty

Le Jardin secret du dernier comte de Bounty
Philippe Mignon
Les Grandes Personnes, 2023

Lecture -voyage dans un jardin

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un autre album étonnant au catalogue des Grandes Personnes qui nous avaient déjà ravis avec de multiples chefs-d’œuvre. Celui-ci ne ressemble à aucun autre et il a s’inscrit dans différents genres : encyclopédie imaginaire, livre-jeu, traité de l’histoire des jardins, histoire d’un personnage…
« Nous sommes en 1842 » … Henry Blackwood est le dernier comte de Bounty : il a perdu son fils unique, un savant naturaliste, mort dans le naufrage de son bateau en mer de Chine. Henry Blackwood, sachant sa fin proche, fait venir un ami, savant comme lui, pour lui faire visiter son jardin, l’œuvre de toute sa vie, avant de disparaitre et faire disparaitre son jardin avec lui. En effet, cette visite d’un lieu plein de vie, de sève et d’eau est aussi un chant funèbre, un testament.
Nous visitons, comme l’ami, avec Henry pour guide. On suit leur progression. On admire les statues. On passe d’un ruisseau à un étang, puis à une fontaine, un lac, une île… Henry explique comment il a procédé et où il a trouvé les matériaux. On dévoile de nouvelles perspectives en soulevant des rabats, on se perd dans le labyrinthe (oui, il y a un vrai labyrinthe). Notre gondole passe sous une bouche de monstre. On découvre le gigantesque poisson des abysses qui servira de tombeau au comte. L’album est un livre à systèmes : le poisson surgit au milieu d’une double page, ouvrant sa gueule devant nous. C’est une expérience de lecture étonnante qui mime celle d’une promenade dans un jardin spectaculaire (l’auteur s’est inspiré de jardins existants : Méréville, Bomarzo, Ambras, le parc Querini de Vicenza, le jardin de la perspective de Nanjing).
Le livre a une dimension historique et encyclopédique : on y trouve différentes techniques imaginées par les grands jardiniers pour donner une impression d’espace, créer de la surprise, déformer le réel. Le jardin est situé en Irlande, vers Killarney, avec un climat qui autorise tous les rapprochements ; des jardins italiens et français y côtoient un jardin chinois et des pagodes.
Des oiseaux exotiques s’y sont multipliés et le comte élève des espèces rares dont on comprend vite que la plupart sont fantaisistes. Mais là encore, le livre à système autorise de multiples variations. Les illustrations délicates imitent les aquarelles des naturalistes classiques, avec une finesse de trait et une délicatesse de couleurs superbes. Une quadruple page (la page de droite se replie en trois) développe une imitation de planches de zoologie, pour nous présenter des animaux fantastiques à l’allure sage et aux noms latins, mis en relation avec Linné, le grand naturaliste suédois : le Kamichi tête d’euphorbe (qu’on peut voir sur la couverture), l’Ibis Rococo, etc. Mêlant règne animal et règne végétal, jouant avec les espèces, ce dépliant fait face à une page dans laquelle un disque permet de faire varier le bec d’un oiseau : le lecteur pourrait lui-aussi inventer des animaux et leur donner des noms…
En somme l’album nous entraine dans un jardin fantastique (on songe au Jardin d’Abdul Gasazi de Van Allsburg) qui nous apprend beaucoup sur les jardins réels et nous fait voir des animaux proches des plus étranges qui existent, et plus étranges encore. C’est aussi une promenade qui ouvre sur un temps long : à la mort du comte, selon ses volontés, le jardin sera fermé à tous les visiteurs et abandonné pendant cent ans. Le palais de la belle au bois dormant connaît ici une version végétale paisible : après cent ans, il n’y aura personne à réveiller et sans doute plus de jardin autre que dans nos rêves, suscités par cet  album fascinant.

Feuilleter ici

 

 

Une Toute Petite Seconde

Une Toute Petite Seconde
Rébecca Dautremer
Sarbacane, 2021

 

Des « Et si… » en écran géant

Par Anne-Marie Mercier

Après Les Riches Heures de Jacominus Gainsborough et Midi Pile, Rébecca Dautremer poursuit son exploration du temps. Ici, ce n’est pas le temps d’une vie comme dans le premier, ou le temps d’un événement, de sa préparation et de son attente, comme dans le second, mais, comme le dit le titre, la simultanéité de toute sorte d’évènements, de pensées, d’émotions, de paroles et d’actes, tous plus ou moins liés, qui se déroulent en « une toute petite seconde ». Ce moment a son poids de tragédie : c’est celui qui causera l’accident de Jacominus, son héros.
Le décor de cet accident (une chute dans un escalier) se déploie de l’escalier à la maison et à celles qui l’environnent, à la rue, à la campagne, au port, au ciel… Cet élargissement se fait dans l’image avec un très grand format (31 x 42 cm) qui abrite un leporello géant (2 mètres) et propose une fresque sur laquelle on voit en action de nombreux personnages, des animaux divers, humanisés et vêtus comme Jacominus dans un style charmant et démodé et évoluant dans un décor un peu kitch. Sur l’envers de cette fresque colorée, on retrouve les contours crayonnés du même paysage et des mêmes personnages, avec des chiffres qui renvoient à un livret intérieur donnant l’histoire de chacun des personnages. Il y en a cent…
C’est tout un monde, une centaine d’histoires, comiques ou tragiques, amoureuses, familiales, scolaires, farceuses, toute la vie donc. Mais le tour de force supplémentaire réside dans l’entrelacs de toutes ces histoires qui  conduisent de manière plus ou moins directe à l’accident de Jacominus : un effet domino mis en images, qui évoque toutes les pensées obsédantes que l’on connait après un accident, tous les « et si » qui auraient pu empêcher cet événement d’arriver (comme dans le récent livre de Brigitte Giraud, Vivre vite).
C’est magnifique, extrêmement riche, et plein d’humanité.

 

 

 

À bicyclette

À bicyclette
Dominique Ehrard
(Les Grandes Personnes), 2022

En selle, Marcel.le !

Par Anne-Marie Mercier

Ce très joli livre pop-up créé par l’auteur d’Esprit es-tu là ?, tout en proposant des découpes raffinées dans de beaux décors stylisés, nous livre toute l’histoire (ou presque) de la bicyclette : du temps de son invention, de la draisienne au grand bi, de la petite reine au VTT, toutes ses formes et tous ses usages, avec des noms, des dates, et des explications qui sont parfois des hypothèses mais répondent à des questions qu’on oubliait de se poser à force de familiarité : pourquoi « petite reine »? , pourquoi un maillot jaune, etc.
Feuilleter sur le site de l’éditeur.

 

Un Autre Jardin

Un Autre Jardin
Emma Giuliani
(Les Grandes Personnes), 2022

Et toujours au printemps…

Par Anne-Marie Mercier

Le livre se présente comme une fenêtre qui donne sur un jardin, jardin que l’on « voudrait à sa fenêtre » et qui apparait dans sa simplicité (marguerite, fleurs des champs, libellule). Dans ce jardin désiré, on pourrait rêver à un autre jardin, dans lequel on pourrait en imaginer encore un autre, puis un autre, etc.
Le leporello se déplie page après page, présentant ces jardins possibles, des jardins de plus en plus ensoleillés, de plus en plus au sud, les perroquets succédant aux oranges, et de plus en plus lointain, jusqu’aux étoiles.
C’est aussi un beau livre à systèmes, simple, avec quelques  reliefs en découpes, un oiseau qui vole, une balançoire qui s’agite… de quoi cultiver ses rêves.

Ce jour-là

Ce jour-là
Pierre Emmanuel Lyet
Seuil Jeunesse 2022

Se souvenir des belles choses

Par Michel Driol

Beaucoup de gens à la maison, pour la plupart inconnus du narrateur, un petit garçon. Un grand père qui n’a pas l’air là. Une grand-mère absente. Tout est dit, en quelques mots, en quelques images, de cette atmosphère particulière du deuil. De son silence. Le petit garçon part alors dans la montagne, sous une fine neige. Et il se souvient des cheveux, des robes à fleur, des chevilles enflées… Survient alors le grand-père, qui vient le rechercher. C’est le retour, tous les trois, dit le texte, alors que l’image ne montre que deux personnages…

Ce n’est certes pas le premier album à évoquer la question du deuil, de la mort d’un grand parent, mais c’est l’un des rares à savoir le faire avec douceur, simplicité, et, je crois, un vrai regard d’enfant. Un enfant un peu égaré dans cette réception feutrée comme le sont les veillées, les retrouvailles familiales autour d’un absent. Quelques mots suffisent, associés à la force des images qui montrent un enfant perdu, minuscule, au milieu des adultes, images qui soutiennent le texte (ces jambes comme une forêt enneigée) autant qu’elles s’en éloignent en proposant des couleurs primaires là où le texte parle de noir et blanc. Subtil décalage qui dit le mal être de l’enfant. Somptueuses compositions aussi qui évoquent la complicité et qui disent l’absence, comme cette double page où s’opposent l’enfant et le fauteuil vide de la grand-mère. Il y a une grande justesse et une grande force d’évocation dans ces premières pages, si touchantes pour suggérer plus que pour dire la mort. Puis c’est la promenade solitaire dans la montagne, où tout est là pour rappeler la grand-mère par de subtiles correspondances, entre la neige qui tombe et les cheveux blancs, entre la pomme de pin et le chignon, entre les feuilles mortes et les dessins sur la robe… Tout, dans la nature, est un écho à la grand-mère, à travers une série de « je me souviens » qui tiennent autant de Perec pour la forme que de l’expérience propre à chacun. Ce sont des petits faits, des sensations, des souvenirs ou des oublis qui culminent avec la main de l’enfant dans celle de la grand-mère, lors de la dernière rencontre, dans une position symbolique, la main de l’aïeule en haut, comme « au ciel », celle de l’enfant en bas, comme « sur terre ». Tout se termine sur une fin qui tient du rêve, avec cette dissonance déjà évoquée entre le texte et l’image, entre le vécu de l’enfant, ses désirs, sa perception des choses et la réalité, mais tout se termine dans la même atmosphère colorée que celle qui accompagne tout l’album qui réussit le tour de force d’être lumineux, vivant, et non pas lugubre. Pour autant, c’est une atmosphère douce-amère, entre gaité et nostalgie, qui s’en dégage pour célébrer le souvenir de ceux qu’on a aimés.

Gentillesse de la grand-mère, qualité de la relation avec son petit fils, sentiments confus de l’enfant, voilà un album touchant et subtil pour parler de la disparition des êtres chers, et de la façon dont tout ce qui nous entoure rappelle leur souvenir.

Note : on retrouvera les illustrations de Pierre-Emmanuel Lyet dans un autre ouvrage qui évoque la mort avec un angle très différent, Quand les escargots vont au ciel.

Les Chiffres font leur numéro

Les Chiffres font leur numéro
Sylvie Misslin – Steffi Brocoli
Amaterra 2022

Quel cirque !

Par Michel Driol

L’album nous emmène dans l’univers du cirque, où les circassiens sont des chiffres. L’un est dompteur, l’autre écuyère, ou encore cracheur de feu, différentes disciplines sont évoquées dans des doubles pages colorées, et pleines de détails à observer.

 Ces détails sont l’objet de questions, posées sur des rabats à soulever pour y trouver un indice, et qui conduisent à diverses observations. Il peut s’agir de simplement identifier les chiffres par leur forme. Il peut s’agit aussi de dénombrer. Il peut s’agir de comparer des grandeurs, des tailles. Ce sont donc les premiers apprentissages mathématiques qui sont en jeu ici. En jeu, justement, car tout est ludique dans ce cirque en folie, plein de fantaisie sympathique et bienveillante, où même les nuages ont des yeux et un sourire… De quoi réconcilier les jeunes enfants avec les mathématiques ! Et, en prime, comme dans Où est Charlie ?, une petite souris s’est cachée dans chacune des pages…

Un livre jeu, un livre pour compter, dans lequel l’expression faire son numéro est prise au pied de la lettre !

Les trois petits cochons

Les trois petits cochons
Mélanie Baligand
La Martinière jeunesse 2022

Théâtre d’ombres

Par Michel Driol

Tout le monde connait le conte des trois petits cochons, leurs maisons de paille, de bois et de brique, et le loup qui souffle, qui souffle… puis qui descend par la cheminée jusqu’à se faire bruler le postérieur…

Mélanie Baligand propose un fabuleux livre objet à partir de ce conte, un livre qui permet de projeter l’illustration de l’histoire. L’idée est originale et particulièrement réussie. Lorsqu’on ouvre le livre, six maisons en relief apparaissent successivement, avec juste ce qu’il faut d’espace pour y glisser son téléphone allumé (ou une autre source lumineuse), et les découpes au laser sont projetées sur le plafond – voire sur les murs pour la fin conçue comme un final de feu d’artifice -, tandis que l’on peut lire l’histoire grâce à des découpes aménagées au bas des maisons. Du pur noir et blanc, formant tantôt plusieurs scènes l’une sous l’autre, à la façon de bandes dessinées, tantôt une seule image. Les détails sont soignés, les images projetées précises, à la façon des anciens théâtres d’ombre que l’ouvrage modernise et actualise. Quant au texte, il est illustré avec la même technique, du noir (ou plutôt du bleu foncé, moins inquiétant, plus apaisant) et du blanc, avec beaucoup de virtuosité, dans une belle unité graphique.

Une mise en scène magique d’un conte bien connu, pour métamorphoser la chambre entière avant de s’endormir. Un ouvrage qui montre aussi que l’inventivité en matière d’édition jeunesse n’a pas de limites !