Je m’appelle Forêt

Je m’appelle Forêt
Anne Maussion – Alain Simon
Editions du Pourquoi Pas ?? 2024

Symphonie sylvestre

Par Michel Driol

En un long poème symphonique en trois mouvements, la forêt s’adresse au lecteur. Dans un premier mouvement, allegro, elle donne à entendre tous les sons qui la caractérisent, des plus éclatants aux plus secrets. Dans un deuxième mouvement, largo, elle déplore son espace de plus en plus restreint, sa force perdue, et ses tentatives pour se défendre. Dans un dernier mouvement, vivace, elle appelle à s’unir pour la préserver. Les illustrations accompagnent les trois mouvements dans des tonalités différentes. Un jaune éclatant pour le premier, le sombre de la nuit et le rouge de l’incendie pour le deuxième, et un blanc porteur de paix et d’espoir pour le troisième.

A la richesse écologique de la forêt correspond la richesse du lexique déployé par l’autrice. Carcophores, mycélium, nématodes, autant de mots rares, scientifiques, qui valent ici autant pour leurs sonorités que pour leur façon de nommer, de façon précise, tout le vivant qui trouve refuge dans la forêt. Mots dont on ne connait peut-être pas la signification, mais qu’importe ? Ils sont là pour dire la diversité du monde menacé. L’originalité de ce texte est de faire la part belle au registre musical, comme une façon de faire prêter l’oreille aux multiples sons de la forêt. Dès lors se multiplie le vocabulaire de la musique, notes, partition, pulsation…, comme une façon de faire de la forêt, du nom de la forêt, un chef d’œuvre aux multiples solistes qui s’accordent.  Mais cette poésie contemplative, laisse place à un chant de révolte dans lequel le lexique charge de tonalité. Il est question de cacophonie, de cris, de produits phytosanitaires.  La poésie s’engage aux côtés de la forêt face des adversaires dépeints sans ménagement, aveuglés du profit, grands humains en uniformes de politiciens. Le ton se fait amer face à l’impuissance de la forêt à se défendre, à se faire entendre, ce qu’une strophe dénonce avec vigueur :

Mais il est difficile de faire
entendre le chant de la nature
face au brouhaha des intérêts personnels.

Comment rester insensible à ce cri de détresse d’une forêt menacée, sans appuis, isolée, malmenée, encerclée ?

La fin du texte, le troisième mouvement, ouvre le choix entre la disparition de la forêt, dont la voix ne serait pas plus forte que la stridulation d’un criquet et un final tonitruant, dans lequel s’uniraient toutes les voix afin que la chanson devienne un hymne à préserver.  Cette métaphore filée de la musique assure au texte une grande cohésion et lui permet de se terminer sur une note de paix, d’harmonie universelle scellant la réconciliation de l’homme et de la nature.

L’autrice, dans sa note d’intention, évoque une écriture à voix haute. Et c’est bien de cela qu’il est question dans ce texte fait pour l’oralisation, avec ses anaphores, ses reprises, ses rythmes particuliers, ses jeux sur les sonorités. Un texte qui s’adresse à toutes et à tous pour que résonne encore longtemps le nom de la forêt vivante.

Liberté

Liberté
Paul Eluard – 15 illustratrices et illustrateurs
Rue du Monde 2024

Sur mes cahiers d’écolier…

Par Michel Driol

Chacun, bien sûr, connait ce poème célèbre de Paul Eluard. Mais, si 80 ans ont passé depuis la Libération, on peut toujours aujourd’hui mesurer et apprécier la force, le souffle, de cette ode à la liberté, sans cesse menacée, bafouée si souvent dans le monde. Pour que les enfants en mesurent le prix, et replacent dans son contexte historique le poème et son auteur, les éditions Rue du Monde le republient aujourd’hui, illustré par une quinzaine d’illustrateurs, comme une façon de montrer son universalité.

On saluera d’abord la diversité des illustrateurs, venus de France, d’Iran ou de Berlin. Chacun a la charge d’une double page, format à l’italienne, pour illustrer une ou deux  strophes, voire un seul mot. Chaque strophe prend ainsi une couleur différente, et entraine le lecteur dans des imaginaires très différents, des imaginaires qui, pour beaucoup, sont des hommages au mouvement surréaliste, à ses collages, à la rencontre d’objets incongrus, à un univers qui fait la part belle au rêve. Chacun a tenu à établir un lien entre les vers illustrés et l’illustration, sans servilité, mais en offrant une réelle lecture du poème. Certains nous plongent dans un univers très enfantin, comme la jungle de Marc Majewski où cohabitent tigres, léopards et enfants, ou comme les cerfs-volants de Vanessa Hié. D’autres jouent sur la couleur, comme Nathalie Novi avec cet univers bleu où la barque vogue en plein ciel, ou Sandra Poirot Cherif avec le jaune éclatant et lumineux d’un ciel africain traversé d’oiseaux. Mais d’autres proposent des images plus graves, comme la jeune Iranienne Noushin Sadeghian, qui propose un face à face parfaitement construit à partir de deux compositions en triangle entre des puissants et des soldats, d’une part, noirs sur fond blanc, menaçants, et un vol de colombes blanches sur fond noir qui vient vers eux… Illustration sombre aussi proposée par Zaü, paysage marin sous un ciel menaçant, avec barbelés et bateau échoué, d’où s’échappe un vol d’oiseaux blancs… Impossible ici de citer les techniques utilisées par tous, la déconstruction cubiste de Javier Zabala, l’orientalisme de Bei Lynn qui suggère les choses… Les trois dernières pages, soit la dernière strophe et la chute Liberté, sont illustrées par Laurent Corvaisier, dans des compositions aux teintes très fauves, très lumineuses qui associent la femme, la nature et les animaux et où l’on devine parfois comme le trait ou les motifs de Matisse. Autant d’illustrations qui prolongent les mots d’Eluard dans ce qu’ils ont d’intemporel et d’universel.

Au poème, Alain Serres ajoute un cahier documentaire qui replace Eluard et le poème dans leur contexte historique. Ce sont des pages superbement illustrées de photographies d’Eluard, de Gala, de Nusch, mais aussi de reproductions de la première édition (octobre 42, antidaté à avril 42), ou d’archives historiques. Alain Serres présente ainsi une biographie d’Éluard, le replace dans son milieu familial, puis dans le monde de l’après première guerre mondiale, celui du dadaïsme et du surréalisme. S’il évoque l’engagement communiste d’Eluard, il préfère insister sur l’histoire du poème Liberté, de son écriture à sa publication, de son rôle dans la Résistance. Enfin, une double page présente chacun des illustrateurs de l’album.

Quoi de mieux, pour clore cette chronique, que de reprendre la conclusion d’Alain Serres, s’adressant aux enfants, aux lecteurs ? La liberté n’aura-t-elle pas toujours besoin de poésie, besoin de vous pour exister ?

Si tu regardes longtemps la terre

Si tu regardes longtemps la terre
Jean-Pierre Siméon – Laurent Corvaisier
Rue du Monde 2024

Contemplations…

Par Michel Driol

Une cinquantaine de phrases poèmes de Jean-Pierre Siméon, qu’on n’a plus besoin de présenter, qui viennent dialoguer avec les paysages peints par Laurent Corvaisier.

C’est d’abord un album à regarder, comme on peut regarder les catalogues d’exposition, ou les ouvrages consacrés à un peintre. On va de page en page, de la mer à la montagne, de l’été à l’hiver, des grands formats à l’italienne aux petits formats verticaux, qui se juxtaposent sur la page. On parcourt des paysages aux couleurs fauves éclatantes, des paysages pleins de ciel, d’eau, d’arbres, de mer, mais aussi parfois de maisons, de villes aussi. Avec quelque chose d’intemporel, qui fait que, parfois, on se croirait dans les tableaux de Matisse. Des pins parasols, des iris, le mouvement de l’eau qui coule, la verticalité des ifs, des tons, et l’horizontalité des champs, des plaines composent un univers où règnent le calme et l’harmonie. Un mot pour la qualité des photographies, signées Françoise Stijepovic, hélas décédée avant d’avoir pu voir l’ouvrage achevé. Des photographies qui laissent percevoir la matérialité et la fabrique du tableau, certains coups de pinceau ou encore les veines du bois.

Sur ces toiles, les mots de Jean-Pierre Siméon apportent un éclairage, un prolongement, comme un commentaire, tantôt inclus dans les tableaux, tantôt isolés sur une page, ou entre deux tableaux, ou dans les  marges, de côté, en haut, en bas… Il poursuit son exploration des formes brèves, comme dans Le Livre des  petits étonnements du sage Tao Li Fu, formes brèves ciselées, concises, dans lesquelles chaque mot pèse de tout son poids au service d’une phrase unique, d’une idée singulière. Dans ces textes, le je s’efface au profit d’un « on » ou un « tu », comme une manière de toucher à l’universalité et de s’adresser à un lecteur à qui on donne le conseil d’être là, présent au monde, comme dans le poème ultime qui donne son titre à l’ouvrage :

Si tu regardes longtemps la terre, arbres, vents, soleils et rivières couleront dans tes veines.

On est parfois proche de la maxime :

Il n’est de bonheur
que s’il fait le bonheur de l’autre

du conseil, du mode de vie

Plus tu donnes
de sourires,
plus tu t’enrichis

de l’interrogation sur le sens des choses

On ne sait jamais si on choisit son chemin
ou si c’est lui qui nous choisit

Se dit aussi le lien secret entre poésie et peinture

Fais comme le peintre :
cherche en tout la couleur cachée

Un bel album dans lequel on retrouve toute l’atmosphère, les valeurs, et l’esthétique de Jean-Pierre Siméon, qui fait dialoguer des poèmes qui parlent de poésie, de nature, comme autant de leçons de sagesse à destination des jeunes et des moins jeunes, et les tableaux qui montrent une terre à contempler, une terre donnée à voir à travers le regard d’un peintre.

Petits poèmes pour toi et moi

Petits poèmes pour toi et moi
Milja Praagman – Traduction d’Emmanuelle Tardif
Gallimard Jeunesse 2024

Ce que lie la poésie

Par Michel Driol

Une vingtaine de textes, superbement traduits du néerlandais par Emmanuelle Tardif, composent ce recueil de petits poèmes, petits par la taille et non par les thèmes abordés.

Une fois n’est pas coutume, on regardera d’abord les illustrations, animalières uniquement. Une famille de léopards, allongés, un petit manchot couché sur le ventre d’un parent, deux coccinelles qui se donnent la main, l’une à tête rouge, l’autre à tête noire, des ours blancs qui se bagarrent ou un éléphant tentant d’entrer dans un ascenseur.  Des animaux qui, pour la plupart, vont par deux, figures des parents et des enfants, mais aussi figure d’égalité, de parité. Des animaux qui relèvent de la mer ou de la terre, des insectes ou des mammifères, parfois dangereux, parfois inoffensifs, disant la tendresse, l’affection, le bonheur , la perplexité parfois, ou la tristesse. Ces illustrations dessinent ainsi tout un paysage mental, un univers sensible qui vient préparer la lecture des textes avec lesquelles elles résonnent.

Des poèmes qui,  pour l’essentiel, font une large part au « je », un « je »  moins lyrique qu’acteur pris dans des situations du quotidien. Un « je » enfantin, inséré dans une famille, avec ses parents, ses grands-parents, mais aussi ses amis, un « je » qui grandit, qui s’ouvre au monde, qui s’interroge sur ce qui l’entoure. Il est question d’amour, de mort, de chagrin, d’espoir, des émotions qui font le quotidien d’un enfant aimé. Il est question de ce qui le lie aux autres, sous différentes formes, amour, amitié, fraternité, identité, confiance, de ce dont il a hérité de ses ancêtres, de ses parents. Il y est aussi question d’ouverture à l’autre, inconnu, venu d’au-delà des mers, qu’on refoule, alors qu’on aimerait jouer avec lui, ou de ces habitants de la ville qu’on ne salue pas comme on saluait dans son village. Il y est enfin question de la vieillesse et de la mort, de la perte, du chagrin qui peut faire avancer ou reculer. Ce sont ainsi différentes figures du rapport à l’autre et à soi-même qui sont questionnées dans une langue d’une grande simplicité apparente, mais qui sait varier les figures et les genres. Recette de cuisine pleine d’humour pour la bagarre, consultation médicale pour l’accueil du migrant, récit pour le voisin acariâtre, berceuse pour finir… Selon les poèmes, la traduction joue avec quelques rimes, parfois des assonances, elle respecte probablement les métaphores, les comparaisons, les reprises dans une langue qui sonne juste sans aucune mièvrerie.

Des petits instants de vie, des sensations, des émotions, des questions parcourent ces Petits poèmes pour toi et moi et nous invitent à voir ce qui nous relie aux autres sans pour autant nous aliéner et perdre notre identité. Un recueil plein de tendresse, de douceur, d’humour et de poésie.

Les Enfants d’Izieu

Les Enfants d’Izieu
Rolande Causse-Gibel, Gilles Rapaport (ill.)
D’Eux, 2024

Tombeau pour 44 enfants (et leurs éducateurs)

Par Anne-Marie Mercier

Le texte de Rolande Causse a parcouru tout un chemin avant de revenir sous la forme qu’en donnent les éditions d’Eux cette année. Il a été d’abord publié en 1989, au Seuil, dans une collection de littérature générale, puis republié, toujours au Seuil, en 1994, avec un témoignage de Sabine Zlatin, fondatrice avec son mari de la maison d’Izieu. Le texte était alors devenu livret d’opéra, celui de l’opéra-oratorio de Nguyen-Thien-Dao (1994). C’est sans doute ce passage par un spectacle destiné à un public large qui l’a fait passer en catégorie jeunesse (on pourrait ajouter que dès qu’il y a le mot « enfant » ou un personnage jeune, cela fait vite basculer un texte dans cette catégorie). Ce mouvement a été amplifié par les instructions officielles de 2002 et d’autres initiatives plus ou moins bien accueillies demandant d’enseigner dès l’école primaire, notamment à travers les enfants victimes, ce qu’a été ce qu’on a du mal à nommer et que, depuis le film de Claude Lanzmann, on nomme la Shoah. Le texte a ainsi paru en poche jeunesse en 2014 (Oskar, catégorie « roman », avec des documents et textes d’ateliers d’écriture) et il reparait à présent en album, dans une nouvelle version légèrement abrégée avec des illustrations de Gilles Rapaport.
La cruauté du sujet est redoublée par la spécificité de cette histoire : ce sont 44 enfants entre 4 et 15 ans qui sont déportés, avec leurs éducateurs ; la responsabilité du gouvernement de Vichy y est pleine et entière. Seule une éducatrice, Léa Feldblum, survira et racontera l’histoire que Rolande Causse raconte à son tour. Elle le fait sous la forme d’un journal, avec des notations brèves dans une forme proche du poème. Chaque enfant et chaque adulte est nommé, chacun apparait dans toute son humanité fragile. Le 6 avril 1944, c’est le jour de la rafle, avec l’avant heureux, les joies, les chagrins et les rêves des enfants, et puis l’irruption des soldats dans les belles vacances, le convoi en camion et la terreur de tous et de chacun. Le 7 avril 1944, c’est le train jusqu’à Drancy, et ensuite toutes les étapes jusqu’à Auschwitz, où le récit du voyage des enfants s’arrête à la porte du four crématoire pour se poursuivre avec celui de la survivante, Léa, qui y découvre l’horreur.
Gilles Rapaport qui s’était déjà saisi du thème de l’esclavage, avec l’album Un Homme (2007) et de celui de la déportation avec l’album Grand-Père (1999) en puissantes gouaches colorées a fait ici le choix de l’encre de Chine avec de forts contrastes de noir et de blanc et de superbes images parfois glaçantes. La première partie montre des jeux, des paysages inscrits dans une blancheur menacée par des ombres ou des taches. Les visages des enfants, et des adultes d’Izieu, esquissés, sont tantôt lumineux, tantôt barrés d’ombres qui les mangent. Les postures des personnages disent aussi bien que les mots l’effondrement et la douleur. Les soldats n’ont pas de regard et sont proches de la monstruosité. Les lieux du camp sont marqués par la désolation et un puissant sentiment d’horreur.
L’album est magnifique ; textes et images se répondent avec les mêmes but : faire exister les personnages de manière vibrante, et leur faire rencontrer l’inhumanité. On pourrait poser encore et encore la question de la légitimité de l’esthétique pour traiter d’un tel sujet (peut-on faire de la poésie depuis et à plus forte raison sur Auschwitz ?) : il y a de nombreux documentaires récents sur le sujet qui pourraient suffire  (Paroles et images des enfants d’Izieu 1943-1944, 2022, L’Institutrice des enfants d’Izieu, 2023… Voir aussi le podcast et le film sur le site de la BnF (médiathèque) et les textes et dessins des enfants conservés à la Bnf. On pourrait aussi dire que les faits suffisent sans ajouter le pathos de la forme. Pour justifier l’entreprise, on pourrait souligner la sobriété du texte et des images, le souci documentaire du premier et la pudeur du deuxième. Le débat reste ouvert.
Voici les derniers mots du texte :

Assassinés

Tous les enfants d’Izieu

Ce sont des enfants
Quarante-quatre

Pour toujours
Ce sont
Les enfants

LES ENFANTS D’IZIEU

 

 

A tire-d’aile

A tire-d’aile
Pierre Coran & Dina Melnikova
Cotcotcot éditions 2024

L’effet libellule

Par Michel Driol

Une libellule posée sur la vitre du salon, qu’on recueille dans un chiffon, qu’on libère près de l’étang, et qui revient se poser sur l’épaule, comme pour remercier. Tel est l’argument de ce court poème – album de Pierre Coran, illustré par Dina Melnikova.

Ecrit dans une langue très simple, le texte joue sur les deux désignations de l’insecte : d’abord demoiselle – avec toutes les connotations possibles -, puis libellule. Le texte se veut essentiellement relation des faits, sans pathos, sans sentiments, sans émotions. Il s’agit avant tout de raconter, de décrire ce qui se passe, sans donner la moindre interprétation, sauf à la fin, où apparaissent les phrases exclamatives, les interjections, les questions marquant l’étonnement ou la surprise lors de ce mouvement de retour de la libellule vers l’homme. Pour autant le texte assume son côté « poétique » par ses jeux avec de discrètes rimes, rimes féminines en elle, rimes plus masculines en on, mais aussi par sa disposition sur la page : tantôt des distiques, tantôt des mots épars, comme pour mimer, graphiquement, le vol de l’insecte.

Les illustrations ne cherchent pas tant à montrer la libellule qu’à la suggérer, dans sa fragilité, à travers la transparence de tous les éléments représentés dans lesquels joue la lumière. C’est le rideau blanc, qu’on devine au crochet, sur fond de feuillages. Ce sont les fragments de ciel, d’eau, de feuilles. Ce sont les nervures, aussi bien celles de la libellule que celles des feuilles. Tout ceci dans des couleurs vertes et bleues, à l’image de l’insecte, à l’image aussi de la nature qui est ici magnifiée dans sa fragilité. Une seule exception : le rose du chiffon libérateur.

Texte et illustrations évoquent bien ce besoin de liberté, en particulier dans la figure en déconstruction des nénuphars, chaque élément prenant son autonomie. Ils évoquent aussi, à travers la figure de l’insecte, la fragilité de la nature et le rôle de l’homme de protéger les plus faibles. Ils disent enfin la nature dans tout son éclat, celle d’un été où il fait beau. C’est bien la communion avec la nature – animale, végétale – qu’illustre ce texte qui évoque aussi bien le Rousseau  des Rêveries que les philosophies orientales promouvant une vie en accord avec la nature.

Ce troisième opus de la collection Matière vivante, chez Cotcotcot (voir De la terre dans mes poches et Larmes de rosée, chroniqués ici) séduit par ce qu’il dit de la fragilité de la nature et par l’attitude poétique qu’il montre dans une façon singulière d’être présent au monde.

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde

La Fourmi, l’oiseau et le vaste monde
Niels Thorez, Valérie Michel
Éditions courtes et longues, 2021

Fable moderne

Par Anne-Marie Mercier

Vaste, cet album l’est par son format. Quant au monde… il est plus à hauteur de fourmi que d’oiseau car cette fourmi bavarde et vantarde n’en connait que sa représentation, sous la forme d’un globe terrestre qu’elle parcourt dans un salon-bibliothèque. Elle tient de grands discours à un oiseau qui s’est laissé entrainer par son bagout. Elle essaie de le convaincre qu’elle connait mieux le monde (vaste) que lui et qu’elle a beaucoup de choses à lui apprendre. Évidemment, l’oiseau ne s’en laisse pas conter et la fourmi finit déconfite, ou même plus.
On voit qu’ici sont critiqués les voyageurs en chambre, mais aussi les voyageurs qui assomment les autres du récit de leurs aventures, les voyageurs qui se contentent de cartes postales, d’itinéraires convenus, au lieu de se livrer à la belle liberté de l’oiseau au vol  sans contraintes.
La narration est faite en vers de mirliton et dans un français légèrement ampoulé mais limpide, à la manière de La Fontaine, les dialogues sont savoureux. Le caractère un peu improbable de l’histoire (soit, c’est une fable) et son côté bavard sont contrebalancés par la précision des dessins, les jeux d’échelle et la beauté des couleurs : le salon aux belles bibliothèques, le globe, mais aussi les magnifiques paysages évoqués par la fourmi (on voit alors qu’elle connait des détails qui dépassent la carte : aurait-t-elle lu les ouvrages de la bibliothèque?), donnent de la subtilité à ces confrontation entre grand et petit, carte et territoire.
Christine Moulin avait déjà rendu compte de ce joli album, dans des termes à peu près semblables, sur lietje.

Fraîcheur !

Fraîcheur !
Thierry Cazals – illustrations Csil
Editions du Pourquoi pas ?? 2024

Autour des haïkus d’Issa

Par Michel Driol

Ce recueil de poèmes s’ouvre et se ferme par deux textes qui évoquent la canicule. 40° le soir, et 40° le matin. Dans cette situation, quelles oasis de fraicheur chercher ? Celles de la poésie, et, tout particulièrement, celle des haïkus d’Issa. Un avant-propos précise qu’Issa Kobayashi était un poète japonais des XVIII-XIX ème siècle. Les textes de Thierry Cazals commentent, illustrent, contextualisent de façon poétique les haïkus d’Issa, ébauchant de ce fait comme un art poétique.

Ce sont donc deux discours qui se font écho dans ce recueil. D’un côté, huit haïkus d’Issa, qui ont presque tous en commun les mots frais ou fraicheur : l’évocation d’instants de repos, dans la nature, dans la solitude, au calme. De l’autre, beaucoup plus développé, le discours de Thierry Cazals sur le haïku, sur la poésie, comme une leçon de vie, adressé à un « tu » non identifié, lecteur potentiel, disciple… Discours sur l’importance du silence qui s’oppose aux publicités tapageuses, discours sur la fraicheur de la poésie opposée au réchauffement climatique, discours sur l’opposition entre le temps d’Issa, sans congélateur ni ventilateur et notre époque… Ce qui se dessine alors, comme en filigrane, c’est un art poétique, une invitation au regard sur les choses, sur la nature, sur l’importance de laisser les mots résonner sans chercher à être trop explicite, à en dire trop. Se dessine aussi la figure du poète, incarné ici par Issa, un paysan pauvre, amateur de siestes, farceur, mais vivant au contact avec la nature. Cet art poétique, qui donne quelques clefs pour rendre sensible la nature du haïku et sa relation avec la nature, pose les questions fondamentales de la beauté véritable, et surtout  de l’importance de sentir et d’être plus que d’avoir. Comme en écho à Oscar Wilde, cité dans l’avant-propos, ou à la chanson d’Allain Leprest Combien ça coute ? arrive naturellement la question de la valeur inchiffrable des instants éphémères qui donnent naissance au haïku opposés au prix marchand des objets.  Sans rien théoriser, sans vocabulaire complexe, la force de ce texte est de conduire chacun à s’interroger, à l’époque du réchauffement climatique, à une époque où l’on voudrait nous faire croire que le bonheur réside dans la possession, à une époque foncièrement matérialiste, sur la conscience de quelque chose d’autre, plus fondamental, plus essentiel, dont la poésie est le nom…

Les illustrations de Csil jouent du contraste des couleurs – chaudes et froides, pour représenter  un univers varié, tantôt japonisant avec le bonzaï, tantôt de fantaisie avec l’escargot escaladant le volcan, un univers qui ouvre aussi l’imaginaire vers un ailleurs.

Initiation au haïku, art poétique, cet ouvrage invite à chercher un peu de bonheur et fraicheur dans un monde en surchauffe, et à les trouver dans le lien avec la nature, comme source d’émerveillement infini.

Sur la pointe des pieds

Sur la pointe des pieds
Suzanne Lebeau
Éditions Théâtrales, jeunesse, 2023

Abécédaire : lettres, mots, images, poésie

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette pièce à trois personnages, on décline l’alphabet : Lucie a étalé 26 feuilles blanches et elle doit illustrer chacune des lettres, sans doute pour le compte d’un éditeur.
« Soyez claire et précise […]
il faut que les enfants sachent
en regardant le dessin »,
dit-elle, répétant ce que lui a dit celui qu’elle appelle son « patron ».
Alors Lucie aborde chaque lettre, dans l’ordre, en cherchant l’inspiration, et elle convoque Lulu, son double enfantin : « Lulu, ma petite Lulu… qui ne me quitte jamais… fidèle critique
dis-moi ce que tu vois ».
Lulu met un peu de désordre dans la convention. Si elle tombe finalement d’accord pour le « A comme avion », après un détour, ses propositions pour les autres lettres introduisent une critique implicite des imagiers pour enfants : ils présentent trop souvent des objets ridicules (le concombre en prend pour son grade) et des animaux peu familiers (l’iguane pour la lettre i)… Ce sont surtout des rêveries et des souvenirs, tendres ou cruels, qui sont suscités par cette recherche de correspondances entre lettres et sons, mots et sens. La forme poétique (le texte est souvent en vers blancs, des hexasyllabes que viennent bousculer d’autres mètres) souligne ce va-et-vient entre convention et invention.
Ainsi l’artiste fait parler l’enfant qui est en elle, parfois pour la réprimander, puis, de plus en plus au fil du texte, pour se libérer grâce à elle et suivre son inspiration. Elle nous conduit vers des apprentissages plus profonds dans lesquels les lettres et les mots prennent vie.
Ce sont d’ailleurs plutôt trois voix que trois personnages qui occupent la scène, puisque l’une, Lulu, est l’autre (Lucie) enfant, et le troisième est « la voix », personne en particulier :
« la voix de l’intérieur ou de l’extérieur, le témoin…
conteur, conteuse…
la petite distance que nous sommes capables de garder face à nous-mêmes
en faisant, pensant, vivant »
Ainsi, loin de la dimension linéaire, suivant le fil convenu et conventionnel de l’alphabet, ces trois voix nous entrainent dans un « jeu ». Le Je adulte et le Je enfant explorent le langage sous toutes ses formes, et le monde, et le temps, de A à Z.
C’est un texte drôle, poétique, sensible. On a envie de le relire dès qu’on l’a fini. Et en plus ça sert à apprendre les lettres !

Voir le carnet artistique et pédagogique rédigé par Mélodie Cosquer, metteuse en scène et comédienne, à destination des élèves de cycle 2/cycle 3 et au-delà

Moitié moitié

Moitié moitié
Henri Meunier, Nathalie Choux
Rouergue, 2023

Sirène aux yeux de merlan

Par Anne-Marie Mercier

« pour moi le monde est divisé en deux »
Cette variation poétique sur le binaire et sur le mot « moitié », partant des contraires (beau/laid), glisse jusqu’à la question de l’hybridité et pose peu à peu un cadre surprenant : la narratrice est mi femme-mi poisson. Mais elle n’est pas une sirène mais une «rènesi», car ses moitiés sont inversées. Elle a des jambes humaines, une tête de poisson.

 

« Le destin facétieux,
S’est voulu plus moderne ;
À l’heure des musiques urbaines,
De la mode du verlan,
Il s’est mis en devoir de me faire à l’envers. »

Développant les situations absurdes, le motif de la sirène et plus généralement celui des chimères (minotaures sont ses parents, son oncle est un centaure), l’album les bouleverse et les poétise avec humour. Il évoque aussi le malaise né de la différence et de l’inadaptation au monde. La leçon, tirée d’un poème de Guillevic est belle :

« Quand rien
Ne chante pour toi,

Chante toi
Toi-même »

Elle nous livre aussi le sens de cette figure hybride. Les illustrations jouent avec le thème avec justesse,mêlant juxtapositions et transparences. Elles épousent le ton bienveillant du texte ; la moitié humaine est représentée avec les rondeurs de l’enfance, genoux roses et potelés, petites fesses rondes, orteils dodus, tandis que la moitié poisson, grise, garde sa moue de bête. La narratrice évolue dans un monde sommaire proche du lecteur : piscine ou s’ébattent des enfants (entiers), terrasse de café, flaques… L’évocation des « pierres fraternelles » de Guillevic dans la dédicace placée en tête d’album relie le texte à l’éloge du minuscule et de l’élémentaire tandis que la question du reflet et du double ouvre vers le vertige.