La Maison sous la maison

La Maison sous la maison
Émilie Chazerand
Sarbacane, 2023

L’espace infini de l’imaginaire

Par Anne-Marie Mercier

L’album Un Oiseau juste là m’avait charmée par son originalité, tant par son sujet que par l’illustration. La Maison sous la maison, gros roman (plus de 380 pages), prouve que le talent et l’inventivité d’Émilie Chazerand ont bien des facettes. Elle s’attaque ici au thème très riche de la maison aux dimension quasi infinies et ouvrant sur d’autres mondes (comme les maisons de Claude Ponti, celle de Coraline de Neil Gaiman, de L’Autre de Pierre Bottero, ou La Maison sans pareil d’Elliot Skell à propos de laquelle, dans ma chronique, je développais un peu cette question). Sa maison est double : il y en a une autre sous la maison, ce qui fait qu’on parle de « la maisonS ». Enfin, la maison souterraine semble à son tour ouvrir sur un monde immense.
A l’origine de l’histoire, il y a le désir d’une vieille femme qui souhaite donner sa maison et son jardin à des personnes capables de les aimer. La famille d’Albertine est l’heureuse élue; elle est composée avec elle de sa mère, de son frère ainé et de son petit frère encore bébé – les trois enfants sont de pères et de couleurs différents, Albertine ne connait pas le sien. On devine vite qu’elle n’a pas été choisie par hasard : Albertine elle-même est une «élue». Elle parle avec les plantes, et celles-ci lui répondent.
Le jardin comme la maison l’accueillent et lui livrent leurs secrets. Parmi tous ces secrets, outre ceux que livrent les myosotis (pour se souvenir ou pour oublier) ou les marguerites (pour devenir invisible), il y a le mystère de l’autre maison, sous la maisonS. On y accède par la cave, en passant par un congélateur hors service. Albertine découvre une amie, nommée Merle, la famille de celle-ci, des animaux fantastiques (par exemple, une limace géante qui s’appelle Marie-Christine – dans ce monde les humains ont des noms d’oiseaux), et surtout elle découvre de quelle mission elle est investie : elle est la Grande Intermédiaire chargée de faire le lien entre la Nature, le monde souterrain qui la sert, et les hommes du dessus afin de prévenir les désastres que leur bêtise ne peut manquer de susciter. Tâche écrasante. Elle ne s’en sortira pas mal pourtant, et à peu de frais. L’intrigue s’affranchit ainsi de trop de sérieux et galope d’aventure en aventure, de bourde en bourde et multiplie les rebondissements jusqu’à une fin intelligente, pas trop déceptive mais pas trop facile non plus.
L’aspect passionnant du roman, sa vivacité, sa poésie et son joli style, fait d’un mélange très réussi de simplicité, de néologismes et de trouvailles poétiques, est doublé par son inscription dans le genre de l’utopie. Le monde souterrain est un proche de la perfection. Certes, il manque de couleurs, d’air, de vent, d’oiseaux mais les relations entre les êtres sont harmonieuses. Il n’y a pas de césure entre les genres humain, animal ou végétal, tous communiquent et ont les mêmes droits (bien évidemment on y est végétarien). Les décisions sont prises en Conseil, chacun peut être entendu et se racheter si besoin. Bien sûr il y a les fameux « Ho-la-la » qu’il ne faut pas enfreindre (parmi eux : arracher une plante sans son consentement, maltraiter un animal, être désagréable avec quelqu’un, quitter le sous-monde sans autorisation, faire venir un habitant du monde d’en haut sans autorisation, laisser couler l’eau du robinet pendant qu’on se lave les dents…). Comme dans toute utopie, la perfection a son revers : c’est un monde clos qui, pour se protéger, refuse qu’on y entre ou qu’on en sorte, ce qui provoque de multiples péripéties et parfois des drames sans solution.
Albertine, petite fille de père inconnu, pauvre, rousse en plus, maltraitée au collège, se trouve tout-à-coup investie de pouvoirs et de responsabilités nouvelles. Cela pourrait l’écraser mais elle découvre au même moment l’amitié et prend confiance en elle-même. Elle renoue aussi un beau lien avec son frère – lien qui sera brisé par les myosotis (vous suivez ?).
Utopie imparfaite, pouvoir éphémère, rien n’est parfait. Sauf peut-être, dans son genre, ce roman ?

Possession

Possession
Moka
Ecole des Loisirs Medium + 2022

Maison hantée ?

Par Michel Driol

Lorsque Malo, qui a environ 10 ans, revient chez lui après avoir passé deux mois dans une maison de repos, à la suite d’un épouvantable drame familial, il a du mal à renouer le contact avec ses parents et sa sœur ainé. Tous semblent sombrer de plus en plus dans la folie. Malo, quant à lui, est persuadé que la maison lui en veut : bruits inquiétant, formes bizarres, déplacements d’objets. Il s’en confie à une camarade d’école, Al, dont la sœur, aidée d’un curieux historien local, va mener l’enquête…

Comme tout bon roman fantastique ou d’épouvante, celui-ci s’ancre d’abord dans le réel. Les premiers chapitres, avec une forte dimension psychologique, nous plongent dans l’état d’esprit de Malo, dans le souvenir oublié d’une terrible tragédie dont personne, dans la famille, n’est sorti indemne. Ces premières pages ne présentent pas seulement les personnages. Elles contribuent à créer une impression oppressante, inquiétante, qui ne se dément pas. Tous les personnages de la famille, à l’exception de la grand-mère qui disparait vite du roman, semblent atteints par une folie insidieuse, celle du rangement pour la mère, phobie des réseaux et de la télévision pour le père. A cette famille anxiogène s’opposent d’autres personnages, en contrepoint bienvenu. Al, la petite copine, pleine de fantaisie et de désirs de métiers futurs, qui n’a pas la langue dans sa poche, Sa sœur, qui va petit à petit tomber amoureuse du jeune historien. Personnages pleins de vie, de légèreté, qui enquêtent sur le passé, sur le nom étrange de la rue où habite Malo, Rue de la Roue d’Abandon… La force du roman est de nous faire basculer petit à petit dans un récit d’épouvante, en semant des petits indices qui, d’abord, n’ont l’air de rien, mais en nous emmenant ensuite dans un univers de maison diabolique à laquelle il parvient à nous faire croire en maitrisant la montée de la peur, la montée du drame, la montée de la tension, la montée de la folie jusqu’à un climax terrifiant dans la plus pure tradition du genre.  Si le ressort dramatique est bien la peur – à la fois celle qu’éprouvent les personnages, celle qu’éprouve aussi le lecteur, en filigrane c’est aussi des dangers qui assaillent les enfants qu’il est question. Dangers qui rôdent depuis le moyen âge, comme une sorte de malédiction et qui rendent précieux les personnages comme la grand-mère protectrice et aimante, ou le couple d’amoureux qui se prennent de compassion pour Malo.

Un roman d’épouvante à lire d’une traite, avec des dialogues souvent savoureux qui équilibrent une atmosphère aussi terrifiante que possible !

Battlestar botanica

Battlestar botanica
H. Lenoir
Sarbacane (Exprim’), 2023

Space opera vitaminé pour jeunes lecteurs

Par Anne-Marie Mercier

Quel beau roman !
De l’espace (on saute d’une galaxie à l’autre en quelques secondes) et pourtant on reste en huis-clos (on vit à bord d’un vaisseau spatial, le Loquace, avec son équipage sans presque en sortir),
De l’humour et de la gravité,
De l’amour et de la méfiance,
Une intrigue qui avance tout en revenant à son point de départ,
Des mères manipulatrices, ce qui ne les empêche pas (peut-être) d’être aimantes,
De belles amitiés improbables et des jeux innocents.
Des contrebandiers de l’espace et des gardiens de l’ordre,
Des aliens gentils, des insectes géants, des chats…
Le livre commence avec une certaine simplicité : les personnages sont présentés avec leur portrait en pied, la liste des éléments marquants de leur vie, leur famille et leurs relations, leurs compétences, pour s’achever avec un pourcentage indiquant leur discrétion et leur efficacité. En somme, ils sont fichés et on devine vite qu’ils sont dans une situation aussi précaire que le Han Solo de Star Wars (film auquel renvoie le titre) aux commandes du vieux Faucon Millenium, accompagné de son fidèle Chewbacca, la solitude en moins.
La capitaine du vaisseau spatial a embarqué comme pilote sa fille de 17 ans, Kani : dans ce monde, seuls les jeunes sont capables d’entrer en symbiose avec le vaisseau (la symbiose ressemble à celle que l’on voit dans Astréa, paru la même année chez le même éditeur et destiné à des lecteurs plus âgés) et ils sont exploités et embrigadés pour cela. Avec eux naviguent une guide à l’apparence d’un grand oiseau de sexe féminin (genre dominant chez eux), un soldat braillard de 49 ans, un mécanicien appartenant à une espèce gigantesque d’insectes aux pouvoirs étonnants, espèce qui a décimé les terriens des siècles auparavant, son assistant mécanicien, gentil garçon de 19 ans, malentendant, qui casse parfois ses appareils auditifs, ce qui oblige tout l’équipage à utiliser la langue des signes, un biologiste humain calme, âgé de 44 ans, un assistant biologiste issu de la même espèce que la guide mais plus petit et surtout plus jeune, manipulé à distance par sa mère qui l’a chargé d’espionner l’équipage… À cette équipe s’ajoute une très jeune humaine qui a fui sa planète pour échapper à un enrôlement forcé dans un projet de reproduction de jeunes pilotes.
Ils ont une mission cruciale pour la survie des humains et de leurs alliés et devront pour la remplir lutter contre de féroces concurrents, pratiquer l’espionnage dans une Académie de formation de pilotes au cœur d’un empire raciste et spéciste, combattre jusqu’à la mort contre des flottes ennemies supérieures en nombre et en armes… assistés par leur chat Dagobert (eh oui, comme le chien du Club des cinq), maitre de tout de tous.
Les personnages sont attachants, même les plus étranges. Les relations entre les membres de l’équipage (sans oublier le chat) sont  riches malgré les différences et les difficultés de cohabitation ou de compréhension. De nombreux non-dits les irriguent, notamment entre les membres d’une même famille ou d’une même espèce. Admiration, tendresse, agacement, amour, haine… les sentiments à l’égard des uns et des autres fluctuent sans que jamais la trahison ne les abime. Enfin, le choix de raconter à travers des points de vue différents dans chaque chapitre donne à la narration beaucoup de relief, surtout lorsque le porteur du point de vue est un peu différent de l’humanité courante : le monde vécu par un sourd, par un oiseau, par être appartenant à une espèce dominée par les femmes, etc. apparait comme bien différent de l’ordinaire, et cela culmine lorsque c’est le regard du chat qui nous emmène. Le roman est drôle, toujours surprenant, attachant. H. Lenoir a fait paraitre chez le même éditeur Félicratie, un volume décrivant dans le même monde les batailles des siècles précédents ; il semble être lui aussi un petit bijou.
À ne pas manquer !

Chronique des royaumes invisibles, t. 1 : Grondétoile

Chronique des royaumes invisibles, t. 1 : Grondétoile
Abi Elphinstone
Traduit (anglais) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2023

De dragons en montgolfières

Par Anne-Marie Mercier

Le cocktail est classique : prenez : 1 , un garçon petit, peureux, mal dans sa peau, de milieu très modeste et tourmenté par d’autres enfants riches et cruels, 2, un coffre d’horloge qui communique entre le monde réel et le monde invisible, à la façon de l’armoire magique de Narnia, 3, une fille revêche et rebelle issue de ce monde imaginaire, accompagnée d’un dragon (certes, tout petit et pas très cracheur), 4, des géants, des trolls des sorcières, un être maléfique tentant de dominer le monde, et j’en passe.
Voyages sur l’eau, dans les airs, au cœur de volcans, poursuites, combats héroïques, il y a de quoi donner le tournis au héros (et au lecteur). C’est inventif, conduit tambour battant. Le jeune héros un peu autiste finit par se libérer de ses obsessions et de ses blocages pour endosser le même courage que la fillette, qui devient peu à peu – et c’est sans doute là le plus grand exploit pour tous deux – son amie.
C’est un joli gros roman (378 pages), d’aventures et d’amitié avec de belles trouvailles et de beaux moment d’émotion. ,

Astréa

Astréa
Alexis Brocas
Sarbacane, 2023

Space opéra et Campus novel

Par Anne-Marie Mercier

Alexis Brocas nous avait ravis avec son héroïne, Meryma, dans La Honte de la galaxie, beau roman s’inscrivant dans le genre du Space opéra, en subvertissant un peu ses codes par l’humour (public jeune oblige ?). Il offre un miroir à celle-ci avec une nouvelle héroïne, issue du même univers, nommée Astréa, au nom prédestiné. Astréa n’est pas née sur une planète bleue mais dans un monde gris et sinistre. Elle n’est pas Officière au service de l’Empire et ose à peine imaginer les côtoyer un jour. Comme Meryma elle a un regard critique sur l’Empire et la guerre en cours, mais elle l’a d’emblée, contrairement à son aînée ; contrairement à elle, elle ne nourrit aucune fascination pour les ennemis, la démocratie patrienne, et leur voue au contraire une haine farouche depuis qu’elle a assisté à une attaque terroriste dans le campus où elle étudiait. Ainsi les deux héroïnes proposent des regards parfois divergents sur le même univers, ce qui en soit est fort intéressant.
Le personnage, qui est le narrateur de sa propre histoire et la raconte avec une bonne dose d’humour, est attachant : son affection pour sa famille et pour ses amis, quelles que soient leurs qualités et leurs ridicules, ses regrets lorsqu’elle les perd, et surtout sa curiosité qui l’amène à briller dans les domaines de la recherche astronomique. Cette qualité  lui vaut d’être proposée comme candidate à l’entrée dans la prestigieuse école des Beaux-Arts chargée de recruter des façonneurs de planètes, des guérisseurs de mondes détruits. Incorporant à 14 ans (l’âge des lecteurs?) la future élite de l’Empire, elle incarne un parcours de « transfuge de classe », sa planète industrielle, Ravnia, étant un peu à l’image d’une Cité de banlieue d’aujourd’hui.
Le roman tient du Campus novel : on suit Astréa dans les affres de la préparation du concours avant l’arrivée sur la planète académique qui forme tous les étudiants de l’Empire, lors du bizutage, dans l’errance à la recherche de ses salles de cours, la vie de collocation avec des camarades peu bienveillantes et pétries de morgue de classe, les soirées alcoolisées, les amours, les cours d’intérêt variable, les révisions et les examens. On la suit aussi dans ses stages, fascinante plongée dans la fabrication de planètes qui tient un peu du jeu vidéo, tout comme les scènes de batailles stellaires, d’ailleurs.
C’est aussi un roman de formation dans lequel l’héroïne doit lutter pour surmonter la douleur de la séparation et des deuils, pour se faire une place, pour trouver des amis et neutraliser ses ennemis, pour comprendre enfin les ressorts de la trahison et de la dissimulation, jusqu’aux siennes propres. La notion de trahison, trahison de personne à personne ou trahison d’État, est travaillée de façon étonnante et complexe.
Le livre tient aussi de la dystopie : les relations de l’Empire avec ses colonies pauvres (dont celle sur laquelle est née et a grandi Astréa) font l’objet de nombreux commentaires acerbes et ce n’est que progressivement que l’héroïne se range à la loyauté envers ce système, une loyauté critique cependant : les inégalités sont la règles, entre planètes riches et planètes pauvres comme entre individus. L’apparence physique de chaque population introduit un système de classes voire de castes proche des postures racistes d’aujourd’hui. Le contrôle de l’information et la surveillance généralisée font de cet Empire un état totalitaire dans lequel les individus sont conditionnés par leurs implants et ne résistent à la pression psychologique et aux traumas que grâce à l’usage de drogues – Astréa arrivant cependant à se délivrer de ce recours confortable. Enfin, Astréa a des idées pour changer tout cela.
C’est aussi un roman d’espionnage : on sait que l’ennemi est partout et il est impossible de savoir qui, parmi les étudiants, est espion, agent double, ou policier. La vérité est impossible à cerner, ni les intentions des dirigeants. Les mystères s’accumulent jusqu’à l’explosion lors de scènes violentes.
Mais c’est toujours avant tout un grand et gros (plus de 400 pages) roman de science-fiction, avec les merveilles de la technologie, des déplacements en plateformes, en bulles ou en caisson d’hibernation, des connaissances acquises en dormant, des architectures magnifiques et gigantesques. La poésie des étoiles et les mystères de peuples étranges déjà aperçus dans le volume précédent ajoutent ce volume au précédent avec une grande cohérence et fait espérer la suite de ce cycle passionnant et riche qui devrait prendre encore plus d’ampleur au fil des volumes.

Sur France Inter, une libraire décrit le livre comme  » une aventure incroyable portée par une écriture hyper efficace et immersive ».

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina

La Vie commence en sixième, t. 1 : Catarina
Alice Butaud
Gallimard jeunesse, 2023

La bande des Thons et le chapeau magique

Par Anne-Marie Mercier

Alice Butaud, ou son héroïne, est très honnête : dès la première page elle nous dit que ce livre ne sera pas un mode d’emploi pour l’entrée en sixième et qu’il évoquera peu le sujet de la vie scolaire. Dommage que le titre le soit moins, mais comme c’est une série, on suppose que les lecteurs des volumes suivants seront attirés par les qualités intrinsèques de ces petits romans illustrés : chaque chapitre est illustré d’une vignette de Lisa Chetteau, elles sont parfaites pour attirer les lecteurs hésitants dans la mesure où elles introduisent, en liaison avec le titre du chapitre, à chaque étape une petite énigme à décrypter.
C’est drôle, inventif (les descriptions des affres des parents de jeunes enfants sont tragi-comiques, comme les scènes dans une maison de retraite). On y trouve un zeste de magie, beaucoup de problématiques sur l’amitié, un peu d’amour, un intérêt pour les jeunes migrants (l’héroïne est amoureuse d’un jeune afghan qui est dans la même classe qu’elle).
En résumé, Catarina, qui entre en sixième estime que ses parents doivent lui accorder un peu d’indépendance, une vie « privée » (donc la possibilité de ne pas tout leur dire) et un téléphone portable. Elle négocie, argumente, triche un peu (mais pas trop). Elle lutte pas à pas en tentant de capter leur attention trop accaparée par son petit frère, un bébé hurleur. Elle a au collège des ennemis et des amis. Esther, Idrissa, Pablo et Manon, forment avec elle un groupe avec un nom (« la bande des Thons »), un lieu de rendez-vous, un mot de passe, etc. Cependant, le roman de relève pas du genre policier mais plutôt du fantastique humoristique : Catarina obtient un objet magique, un chapeau (merci, Harry Potter) qui lui permet de comprendre le langage des bébés. Cet objet, porté par d’autres, aura d’autres pouvoirs, ce qui risque d’alimenter une longue série.

Monsieur Remarquable

Monsieur Remarquable
Olga Tokarczuk, Joana Concejo
Traduit (polonais) par Margot Cartier
Format, 2023

Le Remarquable à l’ère de sa reproduction industrielle

Par Anne-Marie Mercier

« Il était une fois un homme remarquable »… Ainsi commence cet étrange récit, entre la science-fiction et la fable philosophique.
Le héros est une icône, tout le monde le remarque, le photographie ; lui-même s’admire et se photographie aussi souvent que possible. Un jour, il se rend compte que son image devient floue. Il finit par comprendre qu’elle s’est usée. C’est apparemment le cas de beaucoup d’autres, et il découvre un vaste trafic de faux visages, garantis « résistants aux clics », clandestin et ruineux.
On ne dévoilera pas la fin.
Ce récit alerte sur les dérives d’un monde numérique qui use jusqu’à la corde la représentation, met les individus en compétition, et pousse ses consommateurs à des excès dangereux. Il nous pousse à nous interroger sur notre rapports aux images, celles des êtres que nous aimons, les nôtres, celles que nous produisons, témoins de nos vie.
Les illustrations de Joana Concejo, crayonnés reprenant d’anciennes photos de famille, cartes postales touristiques détournées, images de vies solitaires ou de mondes disparus dont ne restent que des clichés, vues pixelisées…  donnent une perspective poétique et historique à cette fiction philosophique.

Myra sait tout

Myra sait tout
Luigi Ballerini
Amaterra 2023

L’I.A. au pouvoir

Par Michel Driol

Dans l’univers décrit, Myra connait tout de chacun, l’aide à s’habiller, à choisir un partenaire, un film à voir, ou indique l’adresse du meilleur glacier. On communique avec elle par un communicateur et une montre hyper connectée, comme tous les appareils domestiques, les voitures… C’est Myra qui a proposé à Alessandro de former un « duo » avec Vera. Mais cette dernière, très critique envers cette société, appartient au Front, un mouvement qui résiste contre cette aliénation, et elle va y faire adhérer Alessandro.

Dystopie ? Oui, sans doute, mais tellement proche de l’univers que les GAFAM nous proposent. Chacun, petit à petit, a accepté de donner plus de poids à Myra, à livrer ses gouts, ses habitudes, et à accepter qu’elle prenne le contrôle sur la vie personnelle, contre des bons de réduction ou des promotions dans les magasins. Le Gouvernement occupe un immeuble de 10 étages, le siège du pouvoir se trouvant en haut. Ses ressources ? La vente des données personnelles aux principales entreprises du pays. Au nom de l’écologie, on a supprimé le papier, les livres, tout est virtuel. Dans cet univers numérique, les livres sont réécrits et les séries télévisées sont conçues pour servir les intérêts du régime. Dans cet univers proche de 1984, la résistance clandestine s’organise, résistance culturelle d’abord, car chaque résistant porte comme surnom le nom d’un écrivain du passé dont il doit d’abord lire l’œuvre, en version non expurgée. Volant un stock de papier et de crayons, les activistes découvrent une autre forme de communication, dont le secret peut être préservé. Ils découvrent la liberté de penser et agir par eux-mêmes et se battent contre tout un univers de surveillance absolue, de désinformation programmée, et de manipulation totalitaire.

Le roman fait pénétrer dans plusieurs milieux : l’univers familial, où la vie semble facilitée par Myra qui sait tout et peut tout faire, mais aussi le cœur du pouvoir, avec ses hiérarchies, sa façon de tout surveiller pour prévenir le moindre complot, la moindre dissidence, et enfin le monde des résistants, avec les précautions qu’ils prennent pour s’organiser. Il aborde aussi des thèmes plus légers, comme l’amour entre adolescents et la façon dont celui est mis en scène sur les réseaux sociaux pour être semblable à tous. Chaque chapitre se clôt sur un texte en caractères plus gras, dont on se demande avec une certaine perplexité qui l’énonce, car cet énonciateur semble détenir le pouvoir. Qu’on se rassure, on le saura à la fin du roman, une fin surprenante qu’on ne révélera pas ici bien sûr !

Tout cela est montré dans un récit tendu, plein de rebondissements, mais aussi d’humour ! La fiction est ici mise au service d’un questionnement sur nos rapports avec l’Intelligence Artificielle, avec les réseaux sociaux, avec notre façon de confier nos données sans trop y prendre garde. Si le KGB l’a rêvé, Google le fait, et Myra nous dépeint un monde qui n’est pas si éloigné de nous.

Ecrit dans une langue accessible aux adolescents, avec des codes narratifs efficaces, le roman se veut, à coup sûr, mise en garde. Quelle place accordons-nous à l’Intelligence Artificielle à l’heure où on nous vante ChatGPT ? Jusqu’où sommes-nous prêts à vendre tout notre esprit critique en échange de menus services finalement aliénants ? Mais ce roman rend aussi un hommage appuyé à  la culture, et plus spécifiquement à la littérature, comme des armes pouvant nous permettre de résister, de penser, de choisir, et de préserver nos libertés. Un roman salutaire qui parle de la servitude volontaire vers laquelle certains n’hésitent pas à nous entrainer.

Léo et la cité mécanique

Léo et la cité mécanique
Lorraine Darrow, Alice Darrow
Sarbacane, 2023

Robots farceurs, savants fous et boule à neige

Par Anne-Marie Mercier

Léo, le héros, est un enfant ; c’est un prince. Pourtant, il pas très gâté ni par la nature ni par l’histoire : il est rondelet, avec un visage ingrat, son père est mort à la guerre, sa mère a disparu et il est sous la coupe de sa grand-mère, une horrible femme qui se sert de lui mais s’en débarrasserait aussi bien aisément, elle le prouvera d’ailleurs par la suite. Son seul ami est un robot farceur, qui ressemble un peu à Spirou. Son seul trésor est une boule à neige qu’il cache précieusement ; dans cette boule se trouve l’image d’une princesse, appelée la princesse Coline (on apprendra plus tard que c’est sa mère ; lui-même l’ignore).
Le monde est régi par des vieux « augmentés », chaque partie déficiente de leur corps est remplacée par une prothèse, un implant, etc. Pour éviter de voir leur déchéance, ils ont interdit les miroirs ordinaire ; ceux du palais ne reflètent que leurs habits chamarrés et leurs coiffures parfaites. Voilà une version intéressante du conte « Les habits neufs du Grand-Duc ». Même chose pour l’enfant, mais dans son cas c’est pour qu’il n’ait pas une conscience bien nette de de son identité. Et de fait le pauvre Léo doit affronter de nombreux troubles dans ce domaine.
On ne racontera pas les multiples péripéties des aventures de Léo, parti à la recherche de sa mère et, également, à la rescousse de son ami le robot promis à la casse après une énième insolence vis-à-vis des puissants : elles sont nombreuses.
Il y a de superbes incursions dans des portions de mondes imaginaires, avec notamment un passage hanté par les mémoires de chacun. La fin n’est pas conventionnelle, ce qui est un grand mérite. Enfin, le burlesque désamorce souvent le tragique, grâce aux illustrations loufoques, savoureuses et nombreuses, qui rapprochent cet ouvrage d’un roman graphique.

Monstres

Monstres
Texte de Stéphane Servant – Images de Nicolas Zouliamis
Thierry Magnier 2023

Freaks…

Par Michel Driol

Le narrateur habite dans un village perdu avec ses parents. Un peu différent, parce qu’un oiseau aurait échangé son cœur avec le sien dans le ventre de sa mère, il est victime de harcèlement. Un jour arrive un cirque, qui prétend présenter un monstre, survivant d’un peuple primitif… Sans corne ni queue, dit le texte,  tandis que l’image montre un enfant et fait découvrir alors le public, une belle collection de visages cornus, difformes, tous différents… Surmontant sa peur, le narrateur donne à manger au monstre qui se met à chanter une chanson qu’il ne comprend pas, mais l’illustration montre un enfant dans une famille ordinaire… Lorsque le monstre parvient à s’échapper, c’est dans le poulailler du narrateur qu’il trouve refuge, et tous deux font face aux autres enfants.

Evoquons d’abord la forme de ce roman graphique, dont la couverture, à la fois noire et dorée, évoque les romans populaires de la fin du XXème siècle. Un enfant, dont on ne voit pas le visage, qui porte un sac à dos en forme de monstre, et s’avance dans une forêt inquiétante, et, autour, dans l’encadrement doré, les éléments du cirque, roulottes, chapiteaux, lumières… Ensuite, c’est une formidable conjonction du texte et de l’image qui fait avancer l’action. Jusqu’à la découverte du monstre, au cours de la représentation, rien, ni dans le texte, ni dans l’image, n’est montré quant à la réalité des habitants du village. Puis c’est la façon dont la chanson du « monstre », reprise par trois fois, est traitée seulement par les images, pour illustrer l’histoire somme toute banale d’une dispute des parents et d’une fugue. Belle réussite narrative donc, entre le crayonné noir du dessin donnant à voir un monde bien sombre et un texte donnant à entendre la voix d’un garçon sensible et différent !

C’est donc un roman qui parle de différence et pose la question du regard posé sur l’autre et de la monstruosité, dans un univers qui touche à l’univers du cirque. On est toujours le monstre de quelqu’un, de celui qui ne nous ressemble pas. Le narrateur est différent pas tant par son visage (celui d’un chat) que par son pacifisme, sa façon de contempler la nature dans un univers de brutes épaisses et sans cœur. Le monstre (qui partage avec le narrateur son nom, Otto) n’est qu’un enfant recueilli durant sa fugue par un Monsieur Loyal trop pressé d’en faire une bête de cirque, entre des sœurs siamoises et un homme à quatre jambes. On est très proche de l’univers de Tod Browning et bien loin de l’univers brillant et fascinant du cirque. C’est un roman qui parle d’amitié entre deux êtres différents et pourtant si semblables, qui parle d’entraide et de compréhension mutuelle, le narrateur aidant le monstre à regagner sa maison. C’est un roman qui parle de liberté et de fraternité, car les cages ne sont faites que pour être brisées.

Qu’est-ce qui est monstrueux dans ce roman ? Sans doute moins les personnages tels qu’ils sont représentés que les actes que certains commettent. Enlèvement d’un enfant qu’on exhibe, harcèlement d’un autre, chasse à l’enfant, peur de l’autre, voyeurisme au cirque, violences diverses… Amour et amitié sont magnifiquement illustrés par la première et dernière image : le nounours du narrateur de la première image est rejoint par l’homme de fer du monstre sur le rebord de la fenêtre. Beau symbole du dépassement des différences.

Un roman graphique situé dans un univers sombre et proche du fantastique, qui emploie les voies de l’imaginaire pour évoquer la question de la différence et de l’amitié. Monstrueusement humain.