Le Meilleur des pères

Le Meilleur des pères
Benjamin Desmares
Rouergue 2023

Les histoires d’amour finissent mal, en général…

Par Michel Driol

En apparence, Constance a tout pour être heureuse. Des parents qui travaillent dans le milieu du cinéma, et une réelle beauté qu’elle a héritée de son père et de sa mère. Mais, en fait, son père est violent, s’alcoolise de plus en plus, et bat sa femme et sa fille. Un jour, Constance ose prendre la défense de sa mère. Le lendemain, au lycée, le même que celui qu’ont fréquenté ses parents, elle trouve sur un bureau une trace leurs prénoms gravés, puis se retrouve projetée dans les années 89, à l’époque où ils étaient amoureux. Peut-on changer le futur ? Leur dire de ne pas avoir d’enfant ?

Ecrit à la première personne, le récit donne à entendre la voix de Constance, une voix où se mêlent la verve de l’adolescence et sa fraicheur, une voix que les premières lignes sonnent comme presque d’outre-tombe : Je suis morte. Je crois. Comment être sûre ? Telle est Constance la narratrice, avec ses questions, ses tourments, et sa difficulté à vivre la violence de ce père qu’elle comprend, dont elle perçoit la souffrance au travail, les fêlures (il se voulait réalisateur, il n’est qu’éclairagiste),  un père qu’elle excuserait presque. Dans cette ambivalence et confusion des sentiments, comment parler de cette violence intrafamiliale, de ces secrets difficiles à avouer sans détruire toute la cellule familiale ? Il faudra vraiment que sa propre mère soit en danger pour que Constance ose s’interposer. Au moment où Constance est en plein désarroi, le roman bascule dans le fantastique, avec le voyage dans le passé de ses parents, lorsqu’ils avaient son âge, lorsque Constance les découvre tels qu’ils devaient être, déjà beaux et amoureux, sans se douter de la violence qui allait les emporter. C’est un beau passage, fait à la fois pour dire de façon métaphorique le désir de suicide de Constance, qui voudrait bien ne jamais être née et l’écart qui existe entre les amours naissants et l’usure de la vie. Ce voyage dans le passé, qui montre ces traces de violence déjà présentes dans le père, qui dépayse Constance étonnée de voir les habits étranges portés par les personnages, a quelque chose de poignant dans ce qu’il dit de la façon dont la vie fait changer les individus, et de ce qu’il fait sentir de l’écart entre les rêves d’avenir des adolescents et les échecs qu’ils rencontrent par la suite. Ce voyage fantastique, dont le récit donne une explication classique, l’évanouissement et le rêve, sera pourtant l’un des éléments déclencheurs de la parole de Constance qui ira signaler à la CPE de son lycée les violences dont elle est victime. Le récit se clôt sur la mère et la fille partant vers un nouvel avenir qui reste à écrire.

Fait rare en littérature pour la jeunesse, le récit tisse un fil très intimiste, une description du mal être des adolescents en danger, et un fil fantastique pour une plongée dans un passé. C’est un récit grave et sensible sur les violences intrafamiliales, sur la nécessité de la parole, mais aussi sur l’écart entre les apparences et la réalité, sur le temps qui passe et emporte avec lui les rêves des enfants…

Les mamies et les papis cassent le baraque !

Les mamies et les papis cassent le baraque !
Claire Renaud Illustrations de Maureen Poignonec
Sarbacane2023

L’anti maison de retraite !

Par Michel Driol

Les Mamies voudraient bien s’installer ensemble dans une maison plutôt que de vivre chacune chez elles. Les Papis ont la même idée. Tour à tour, les deux groupes visitent la même maison, et voudraient bien l’acheter. Mais ils n’ont pas assez d’argent. Alors, quoi de plus simple que de préparer le casse de la banque ? Et quand les deux groupes se retrouvent devant la même banque, peut-être que l’union fera la force ?

Faisant suite à deux autres romans, Les Mamies attaquent et Les Papis contre-attaquent, ce troisième opus de la série est tout aussi délirant et fantaisiste. Des personnages de Mamies et de Papis non conventionnels, stéréotypés à souhait pour que chacun ait son rôle à jouer : la costaude, l’inventeuse la timide, la coach, le pharmacien, le déménageur, le prof de français, l’architecte, et un Anglais, sans oublier un chien, des personnages qui souffrent de solitude, ont quelques obsessions bien sympathiques (Comme ce pharmacien hypocondriaque) et surtout ne sont pas étouffés par la morale. Pétris de mauvaise foi, quand c’est pour la bonne cause, ils ne reculent devant rien pour arriver à leur but. Le récit est vif, accumule les situations pleines de cocasserie, les dialogues percutants, et les illustrations, nombreuses, sont aussi une exaltation de ce bonheur d’être vieux sans être adulte… Les personnages secondaires (en particulier l’employée d’agence immobilière et le commissaire de police) sont des faire-valoir, prompts à se faire avoir par ces mamies et papis pleins de vie et d’inventivité.

Un roman sans enfants… mais dont les personnages, bien qu’âgés, ne sont pas des parangons de vertu ou de sagesse, pour le plus grand plaisir des lecteurs !

Le Garçon en pyjama rayé

Le Garçon en pyjama rayé
John Boyne, ill. Olivier Jeffers,
trad. Catherine Gibert
Gallimard Jeunesse, 2023

  Les camps de concentration vus par un enfant

 Maryse Vuillermet

Pour ceux qui, comme moi, ne l’avaient pas lu à sa sortie il y a dix ans, cette réédition pour les 10 ans illustrée par Olivier Jeffers et préfacée par l’auteur est un cadeau car le roman opère encore avec puissance.
Il raconte l’histoire d’un jeune allemand qui mène une vie heureuse à Berlin avec sa sœur et ses parents dans une très belle maison, mais c’est la guerre et le père est militaire, d’ailleurs, ils reçoivent parfois à dîner le fourreur. Le père, par une promotion intéressante est envoyé très loin à la campagne.  La famille doit déménager dans une maison assez sinistre, à proximité d’un camp entouré de barbelés.
Le héros, Bruno, voit de la fenêtre de sa chambre dans le camp, des silhouettes en pyjama rayé.  Il s’ennuie, regrette ses amis de Berlin, n’aime pas ses cours particuliers et cherche toujours à mener de petites enquêtes.  Ainsi, il se rend près des barbelés et rencontre un enfant de son âge, en pyjama rayé, très triste et très maigre.  Une amitié se noue entre les deux jeunes.  Bruno se plaint beaucoup de sa vie actuelle, le garçon en pyjama rayé ne se plaint pas mais lui demande de lui apporter à manger.
Un jour, Bruno aidé par le garçon en pyjama rayé, rentre dans le camp, il passe sous le fil de fer barbelé et la suite est inoubliable …
C’est un roman d’une très grande puissance, on comprend assez vite ce qu’est ce camp, et ce que sont ces silhouettes en pyjama rayé mais l’enfant lui, à son époque et dans son milieu, ne peut encore le concevoir. Son innocence est tragique.
Les illustrations d’Olivier Jeffers, en montrant des silhouettes effarées, maigres, isolées, des militaires grands et tout puissants, et l’enfant si seul et si petit, participent à notre sentiment d’horreur impuissante.

 

La (presque) grande évasion

La (presque) grande évasion
Marine Carteron
Rouergue 2021

Trois ados sur un bateau

Par Michel Driol

Lorsqu’au début du confinement d’avril 2021 Bonnie découvre le mot de sa mère scotché sur le frigo, Je pars, elle décide de la retrouver en descendant le canal, jusqu’à une maison où elle pense qu’elle est. S’embarquent avec elle son chien, Melting-Pot, et ses deux seuls amis, Milo l’hypocondriaque et Jason le costaud… Mais c’était sans compter sur leur inexpérience à survivre dans ce milieu si hostile qu’est le canal de Roanne à Digoin, et les dealers qu’ils dérangent au cours d’une rave party… Bref, tout va de mal en pis !

Voilà un roman jubilatoire… D’abord par les multiples péripéties rocambolesques racontées à un rythme effréné par une narratrice, Bonnie, seule fille au milieu de deux garçons. Cette équipe de pieds-nickelés, de bras cassés, coche toutes les cases des oublis, maladresses, et autres bévues plus ou moins graves, pour le plus grand plaisir des lecteurs ! C’est drôle, enlevé, écrit dans une langue assez savoureuse pour reprendre quelques tics du langage des ados d’aujourd’hui. L’intrigue est construite sur un retour en arrière, à partir du point le plus dramatique de l’histoire, comme une façon de générer le suspense. C’est en fait un procédé d’écriture que l’on retrouve dans le roman, la révélation progressive. Ainsi on découvre petit à petit la particularité physique qui fait de Bonnie une fille un peu différente, et les secrets de sa famille. De fait, ces trois ados d’aujourd’hui sont élèves de collège (ce qui est assez commun, on en conviendra, en littérature ado) et  fils et filles de gendarmes (ce qui est une caractéristique bien plus rare !). Ils sont attachants parce que tous, à un moment ou l’autre de leur existence, se sont sentis exclus et, de ce fait, ont sympathisé. Trois ados en quête de liberté, d’amour, de vie tout simplement à une époque de cours à distance, de confinement et de distanciation, de démerdenciel.  Chacun avec ses fêlures, (physiques, psychologiques) ou ses obsessions. Tous trois pleins de vie, réunis malgré leurs différences, et capables de faire face au danger avec la bonne conscience, l’inconscience et les valeurs des fils et fille de gendarme qu’ils sont ! Se mêlent ainsi l’insouciance de la jeunesse  et son audace, un gout immodéré pour les bonbons Haribo qui rattache à l’enfance et les premiers émois amoureux, qui augurent une autre tranche de vie. Cette histoire d’amitié, de solidarité, d’envie d’évasion n’exclut pas un sens de la famille comme un cadre sécurisant. Mais ce n’est pas l’essentiel du roman, qui vaut d’abord par sa puissance narrative, sa drôlerie dans l’expression et les situations, son inventivité. Et cela fait du bien !

Paru en feuilleton durant le confinement, voici un boat-trip hilarant (presque) déconfiné,  avec ses héros (presque) aventuriers, son dénouement (presque) dramatique,  son rythme (totalement) déjanté, et son humour (absolument) contagieux !

C’est où qu’on va ?

C’est où qu’on va ?
Cécile Chartre
Rouergue dacodac 2022

Une séparation

Par Michel Driol

Manuel, qui a 9 ans, ne quitte pas son doudou lapin rose, seul objet qu’il possédait lorsqu’il a été abandonné à la porte de l’orphelinat, à sa naissance. Depuis, il vit aux Sapins bleus, avec ses copains Marcus et Gabriel, avec lesquels il n’hésite pas à faire les 400 coups, comme cette bataille de polochons mémorable dans la chambre des filles. Il a aussi une amoureuse, Marga, mais elle est partie il y a 57 jours. Ce matin-là, la surveillante générale réveille Manuel avant les autres, accompagnée de deux adultes, un moustachu et une femme aux gros bras. Mais Manuel résiste et ne veut pas abandonner ce qu’il connait et ceux qu’il aime.

Le roman est écrit à la première personne et raconte le moment de l’adoption du point de vue de l’adopté.  Or le narrateur ne comprend pas ce qui lui arrive, alors que le lecteur, lui, l’aura peut-être compris, selon sa capacité à comprendre les implicites du texte.  La force du roman est d’utiliser une bonne dose d’humour, liée à un personnage sympathique, et assez haut en couleurs, pour mettre à distance une trop forte émotion qui affleure pourtant. Emotion liée au départ, émotion liée à ce temps fort, émotion liée à cette séparation d’avec tout ce qui a fait sa vie d’avant. Deux personnages d’adulte sont présentés. L’un, Diego, le surveillant préféré, plein de bienveillance. L’autre, Apolina, qui cache ses sentiments pour les enfants sous une forme de rudesse, mais dont Manuel raconte comment elle a connu un immense chagrin d’amour. Tout se passe entre le lever de Manuel et le départ de l’orphelinat avec une mère adoptive, mais, au cours de ce temps bref, par de nombreux retours en arrière, Manuel raconte toute sa vie depuis l’arrivée aux Sapins bleus. C’est une belle construction narrative, qui, dans un espace-temps restreint permet de revoir ce qu’était le quotidien, l’intimité du narrateur dans cet orphelinat qu’on imagine situé dans un pays d’Amérique latine. Pas de rebondissement dans cette histoire d’une grande force et d’une grande simplicité qui se termine sur un beau geste symbolique de Manuel, ouvrant la voie à une nouvelle vie, bien meilleure sans doute que tout ce qu’il a pu connaitre jusqu’alors.

Un roman plein d’empathie pour son héros, qui ose aborder un sujet original sans pathétique, sans misérabilisme, mais avec une grande humanité.

Gamine

Gamine
Emmanuelle Rey
Didier Jeunesse 2022

Amour toxique

Par Michel Driol

Elle a 16 ans, il en a 32… La rencontre entre Judith et Colin, dans une boite de nuit marseillaise, débouche sur le premier grand amour pour elle.  Elle va le voir à Paris, puis en Normandie, à Tristeville, découvre qu’il a un fils. Petit à petit, la relation entre eux devient de plus en plus déséquilibrée et toxique : manipulations, chantage affectif, Colin a de plus en plus d’emprise sur Judith, qui se détache peu à peu des siens, de ses amies…

Gamines est un roman écrit à la première personne, qui décrit, avec une précision quasi clinique, les mécanismes par lesquels un homme plus âgé manipule une jeune fille qui tombe sous son emprise. Elle ne perçoit pas l’absurde de la situation, se retrouve sous le charme (au sens fort) de Colin qui empoisonne son existence, la surveille, veut tout savoir d’elle. Autant Judith apparait comme naïve et sincère, autant Colin est un personnage séduisant certes, mais habile manipulateur par la seule force de sa parole. Avec beaucoup de réalisme, la narratrice révèle comment elle a pu passer quelques années de sa vie à endurer une relation aussi malsaine que toxique pour elle. On n’est jamais dans le pathos, toujours dans la description, dans l’évocation des sentiments, de l’amour, de la passion, de la mauvaise conscience, des efforts vains pour s’en sortir, du malaise et du mal-être. Il faudra un vrai électrochoc, qu’on ne révélera pas ici, pour que Judith, avec l’aide de sa meilleure amie et de son frère, parvienne à en briser définitivement ce cercle vicieux.

Le récit est suffisamment clair et explicite pour être une mise en garde contre ces phénomènes qui semblent, hélas, de plus en plus fréquents. Mais l’autrice juge bon de clore avec la rencontre avec un psy et quelques pages qui, tout en restant dans le récit, apportent une analyse plus distanciée des mécanismes pervers à l’œuvre dans ce genre de relation sur lesquels elle met des mots.

Un roman fort qui présente une héroïne fragile, touchante, émouvante  afin de prévenir les ados contre les dangers que représentent les pervers narcissiques. Un roman qu’on pourra rapprocher de celui de Gwladys Constant Passionnément, à ma folie.

Les Mésanges – Abi (tome 1)

Les Mésanges – Abi (tome 1)
Audrey Bischoff
Rouergue 2022

De l’ombre à la lumière

Par Michel Driol

Abi est élève de 4ème. Dans sa famille, il y a sa mère, d’origine américaine, son père, sa sœur et son frère. Un beau matin, sa mère disparait. Et c’est tout l’équilibre familial qui s’en trouve rompu.

Belle galerie de personnage dans ce roman. Il y a d’abord Abi, touchante parce qu’elle fait tout pour passer inaperçue, dans ses tenues, son comportement, Abi qui devra affronter le départ incompréhensible de sa mère, et ses premières règles. Il y Adam, le meilleur ami d’Abi, garçon sympathique et dévoué. Il y a Maël, plus grand, qui semble amoureux d’Abi et auquel elle n’est pas indifférente. Et il y a Lila, une nouvelle copine, l’exact opposé d’Abi, qui ne fait rien pour passer inaperçue, et qui va l’initier à une autre façon de voir le monde. Voilà donc quelques représentants de l’adolescence. Il y a aussi le mystère qui plane sur la disparition de la mère d’Abi, qui semblait tout à fait heureuse, exubérante, mais ce bonheur ne masque-t-il pas des fêlures ? Le ton du roman est enlevé, drôle, montrant comment petit à petit Abi sort de sa zone de confort, de la façon – écologique et hygiéniste – dont sa mère l’a élevée pour aller vers autre chose et assumer sa féminité.

Un premier roman familial, inscrit dans le cadre d’une classe moyenne de banlieue, petits pavillons du lotissement des Mésanges, petits immeubles, dans un milieu où tout le monde se connait pour tracer le portrait d’une certaine adolescence.

Dix-huit ans, pas trop con

Dix-huit ans, pas trop con
Quentin Leseigneur
Sarbacane 2023

Dans la solitude de l’escalier, entre le 4ème et le 5ème étage

Par Michel Driol

Midi – minuit, ce sont les horaires pendant lesquels Hichem doit dealer dans un escalier avec son copain Rachid. Au fil des heures tandis que défilent les clients, parfois la police, les patrons, Hichem évoque sa vie, son amour pour Leïla, sa famille. C’est ce samedi-là que ses patrons lui donnent un ordre qui sort de l’ordinaire.

Dix-huit ans, pas trop con, c’est un long monologue que rythment les heures, tout au long duquel se dévoile un garçon intelligent sans doute, sensible, un garçon auquel, au fil des pages, le lecteur ne peut que s’attacher. D’abord parce que ce monologue revisite les idées reçues sur la banlieue. De l’aveu même du héros, il se considère comme normal, avec une famille normale, aimante, dont les deux parents travaillent, dont les deux sœurs ainées sont étudiantes, et le petit frère écolier. Famille soudée qui ne se doute pas de ce que trafique Hichem. Il a des copains depuis l’école maternelle, une bande qui se suit, dans laquelle chacun a sa particularité (le sportif, le pâtissier…), ses rêves et ses désirs. Il est amoureux d’une fille qui poursuit ses études, alors que lui a arrêté. Il rêve de l’emmener en voyage, de vivre avec elle. On le sent pris dans des réseaux de contradictions, entre ses conceptions morales, ses fidélités et le trafic de drogue, devenu une petite industrie, avec ses chefs, ses guetteurs, ses vendeurs, son organisation aussi structurée que celle de n’importe quelle entreprise. Le danger et la violence en plus, peut-être. Ce sont les contradictions dans lesquelles il se débat, qu’il expose, qu’il vit qui le rendent attachant. D’autant plus que ce monologue est porté par une langue singulière, mélange de français standard, de mots de banlieue (un lexique fort utile figure à la fin de l’ouvrage), de verlan… Bref, une langue vivante, vibrante, qui n’a pas qu’un aspect esthétique, mais est partie prenante de l’identité et de la vision du monde du narrateur, l’expression de cet entre-deux où il vit, entre intégration et désintégration, entre norme et écart, entre rêves de futur, souvenirs du passé, et présent humide et froid. Ce qui rend aussi le héros attachant, c’est la rare empathie que manifeste l’auteur à son égard, dans la construction de ce personnage, dans celle de son discours, et cela sans aucun angélisme. Hichem, un adolescent comme les autres, n’est ni innocent, ni victime, ni bourreau. Il est tout cela à la fois, et c’est ce qui fait la richesse de ce texte, qui avec ses marques d’oralité, pourrait devenir un texte de théâtre dense et riche. Respectant les unités de lieu (un escalier), de temps (une demi-journée), d’action (la vente), c’est un texte sans aucune boursouflure.

Un premier roman noir, lucide, émouvant, d’un auteur qu’il faudra suivre !

Mille arbres

Mille arbres
Caroline Lamarche Illustrations d’Aurélia Deschamps
CotCotCot éditions 2022

Zone à Défendre

Par Michel Driol

On projette de construire une autoroute qui coupera la vallée en deux, juste aux pieds d’une forêt plus que centaine, plantée là par des moines, et depuis soigneusement entretenue, en particulier par les grands parents du narrateur. L’autoroute doit passer juste au bord du jardin de sa grand-mère, au pied d’un tilleul centenaire dans lequel est mort son grand père. Le projet, porté par un ingénieur, soutenu par les politiques, est vivement combattu par les riverains, dont le père de Diane, l’amie du narrateur. Après courriers, réunions publiques, distribution de tracts, les deux enfants s’installent dans une cabane construite sur l’arbre, leur zone à défendre.

Issu d’une pièce radiophonique que Caroline Lamarche avait écrite pour France Culture, ce roman aborde bien des thèmes qui font, hélas, notre actualité, autour de personnages bien marqués. Il y a le narrateur, François, un brin rêveur, qui découvrira son histoire familiale. Il y a Diane, sportive, engagée, libre et pleine d’allant. Il y a aussi l’ingénieur, qui répond paradoxalement au nom de Prévert, archétype des technocrates qui pensent agir pour améliorer les conditions de vie. Autour de ces trois personnages phares tournent une galerie de personnages secondaires, tous habitant le même village, se connaissant bien, se fréquentant le dimanche matin à la messe. Ce que le roman montre, c’est l’opposition entre deux mondes qui se côtoient, mais sont loin de partager les mêmes valeurs. D’un côté, les politiques, qui sont en fait complètement sous l’influence des technocrates, des « ingénieurs », qui leur dictent leurs projets, pensant aller dans le sens du progrès (plus de voitures, donc plus de déplacements, donc des autoroutes…) et qui y voient quelque part une reprise d’activité pour leur communes. De l’autre, les riverains, attachés à une tradition séculaire de vie en symbiose avec la nature, symbolisée ici par cette forêt dont on prend soin. Pour eux, ce projet est un immense gâchis écologiste. Le roman a l’intérêt d’aborder cette question de la lutte contre des projets écocides dans une langue  proche de l’oralité, tant dans la syntaxe que dans le lexique. On y entend réellement parler François, le narrateur, et cela le rend proche du lecteur. Ensuite il l’aborde avec des symboles forts : d’un côté celui de ce tilleul magnifique, un arbre-bateau (et on songe à ce beau symbole de l’arbre, de l’arbre maison dans toute la littérature pour la jeunesse), de l’autre les mots de l’ingénieur Prévert qui parle de recoudre la vallée que l’autoroute aura décousue. Mais tout peut-il être recousu ? Il s’inscrit enfin dans une tradition propre au roman pour la jeunesse, proche de Robinson ou du Baron perché… Les illustrations d’Aurélia Deschamps, pratiquement bicolores oranger et bleu, apportent une respiration plutôt poétique à ce texte, respiration qui devient apocalyptique sur la seule double page centrale qui montre l’autoroute coupant la vallée, métaphoriquement coupant le livre… Une postface documentaire, bien documentée, pleine de clarté et de pertinence, met en perspective cette histoire, la cabane dans l’arbre de François et Diane, avec le combat des Zadistes, du Larzac à Notre Dame des Landes.

Un livre engagé dans la défense de l’environnement, pour montrer aux jeunes générations la valeur et le sens de la lutte, et leur rappeler que Demain se fera avec elles.

Plus cash que toi !

Plus cash que toi !
Rebecca Elliott
Traduit (anglais) par Faustina Fiore
Gallimard jeunesse, 2022

Brûler les planches ou surfer sur les réseaux ?

Par Anne-Marie Mercier

Haylah Swinton, qui s’est elle-même choisi, à l’usage de ses amies, le charmant surnom de « truie » est un peu ronde ; elle a décidé d’arrêter d’en faire un problème pour vivre gaiment malgré les difficultés et de se trouver un style bien à elle, en combinant vêtements vintage de sa grand-mère et fripes diverses empruntées à d’autres ; on assiste à de nombreuses séances d’essayages qui se terminent toutes à la grande satisfaction de la narratrice. Dans ce volume, elle a un amoureux, rien de tel aussi pour se rassurer.
Elle travaille aussi son rêve : faire du stand-up. On assiste à plusieurs essais sur une scène locale avec un petit public, pour une grande part acquis, mais surtout on la voit poster des vidéos où elle s’exprime « cash » sur différents sujets, chaque fois très drôles : sur les meilleures amies et leurs bons conseils (elle a deux amies très différentes, une intello réservée et une spécialiste en maquillage, inculte et extravertie), sur ce que c’est qu’être une fille (« les filles sont aussi crétines que les garçons ») et son désir de devenir une femme, sur les pères (le sien a été démissionnaire et absent ; il refait surface, mais les retrouvailles sont difficile), les mères (trop aimantes, trop protectrices, trop prévisibles, trop tout),  le petit ami de sa mère (gentil mais agaçant), les amoureux (même tableau). Bref, tout le monde en prend pour son grade et on a parfois l’impression que le reste du roman est là pour donner un arrière-plan aux vannes rosses qu’elle poste, sous pseudo bien sûr. Bien évidemment, le pseudo est éventé, chacun réagit à sa façon et pour chacun elle doit trouver des formules d’excuses, d’explication, etc. mais la générosité de tous l’emporte, ouf ! Enfin, dans les derniers chapitres, remarquée par une star du stand up, son avenir semble s’éclaircir encore plus.
Autant dire que c’est un roman destiné à faire du bien à ses jeunes lectrices ; tous leurs soucis possibles y sont (ou presque) mais chacun trouve une solution. C’est drôle et sans prétentions, écrit sur un ton allègre et parfaitement traduit. On y trouve des dialogues  savoureux entre la narratrice et sa mère. D’après celle-ci, « les adultes prennent des décision stupides, eux aussi. La différence, c’est que nous sommes plus doués pour faire croire qu’elles sont pondérées. En réalité nous ne sommes que de grands enfants qui ont un boulot ». On voit que la narratrice a de qui tenir… on y devine le talent de l’autrice pour donner la réplique : livre quelque peu autobiographique, peut-être ?

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