L’Enfant, le peintre et la mer

L’Enfant, le peintre et la mer
François Place
L’école des loisirs (Pastel), 2023

L’art à la mer

Par Anne-Marie Mercier

Le premier bonheur de cet album est qu’il permet de contempler en grand format de superbes aquarelles de François Place : rocs, vagues et écume offrent un régal de tracés et de nuances, autant que les collines vertes, les intérieurs et les personnages dans leurs expressions et attitudes.
Comme le titre l’indique, il s’agit de la mer.  Le narrateur et son père qui s’adonne à la pêche parcourent le bord de mer. On entre aussi dans une grotte marine ; l’adolescent y rencontre un peintre qui y travaille sur son chevalet. Cette rencontre l’amènera à découvrir l’école de dessin du village proche, l’infinie variété de l’art, l’amitié et peut-être l’amour.
La mère de l’enfant est l’autre personnage important de l’histoire. Au père qui affirme que si les artistes n’existaient pas, « le monde serait toujours le même. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux », elle répond que « ce serait bien triste sans la poésie, la peinture, la photographie, la sculpture » (etc.). C’est aussi elle qui montre à son fils que le ciel peut être vert, que les formes peuvent se libérer des conventions, et même de la représentation. La belle Lisa ne pense pas autrement et, comme le peintre qui ouvre sa bibliothèque à tous, elle initie le narrateur à l’art, ses techniques, toutes ses facettes, son histoire. Rien n’est exposé de manière scolaire, tout passe par le dessin et les relations entre les personnages.
Enfin, l’autre belle surprise de cet album est la découverte d’un artiste et de son travail. Le peintre Ricardo Cavallo a servi de modèle pour le personnage du peintre de cette histoire. Son mode de travail, et notamment sa technique pour réaliser de très grands formats tout en pratiquant la peinture au chevalet dans la nature est mise en scène et une double page en fin d’album le présente. Comme il l’avait fait dans Le Vieux Fou de dessin, François Place met en scène la rencontre entre un peintre et un enfant pour  présenter un artiste, alliant documentaire et récit.

Pour toi

Pour toi
Les Sœurs Ravilly
Hélium 2024

Carnet de liaison

Par Michel Driol

Anouck a dix ans. Il y a dix ans que son grand père est en EHPAD. Elle lui écrit ce carnet, où elle se raconte, évoque ses collections, sa vie, ces petits et grands riens qui font le quotidien d’une fillette de 10 ans, ses secrets, tout en étant attentive à son moral.

Avec ses coins carrés, cet album prend la forme du carnet d’Anouck. Le sujet, les relations entre une petite fille et son grand-père, n’a rien d’original, mais le traitement artistique et poétique, lui, est remarquable. Est-on dans un album ? Est-on dans un livre d’artiste ? Les Sœurs Ravilly – Isabelle Vaillant et Elisa Le Merrer – multiplient les supports, les formes, pour donner à voir l’intime de cette relation, avec une infinie délicatesse. C’est d’abord la photographie de la lettre manuscrite du grand père, le jour de la naissance de sa petite fille, lettre qu’il faut prendre le temps de déchiffrer pour en saisir l’essentiel, l’amour envers celle qu’il n’a pas encore vue, et un cadeau aussi futile qu’important, un fil bleu, dont on ne sait pourquoi il a de l’importance, mais qui indique déjà avec subtilité la dimension du lien, du tissage intergénérationnel, avec l’adresse à la fillette, tu en feras ce que tu voudras… façon de lui reconnaitre la liberté d’exister à sa guise. Tout commence donc par cette belle lettre et ce beau symbole.

Comme un leitmotiv reviennent les points, un point rouge et un point bleu, représentant les deux personnages principaux, au milieu d’autres, tantôt séparés, tantôt conjoints. Semblables et différents… La fillette collectionne, et construit des tableaux avec les objets qu’elle a rassemblés dans son cabinet de curiosité, tous les objets étant numérotés, identifiés, légendés.  La première collection mêle des objets d’origines variées, les dents de la famille, la mèche de cheveux du grand-père, une vielle bougie d’anniversaire, une clef… Autant de trésors qui constituent comme un imagier poétique à la Lautréamont, rencontres fortuites, instants sauvegardés pour plus tard. La deuxième collection est celle de pieds, photographies tronquées, pieds humains, pattes animales, radiographies, autant de photographies humbles, l’humilité étant, étymologiquement, ce qui est au plus près du sol, les pieds et les pattes étant ce qui laisse une trace dans le sol.

Parmi les illustrations se trouvent aussi le plan de la chambre du grand-père et des photos évoquant Anita Conti, une aventurière à laquelle Anouck voudrait ressembler, loin de son enfance, à l’image peut-être de ces hirondelles qu’elle convoque pour que son grand père ferme les yeux et s’envole aussi vers le sud, dans des pages où les couleurs, les graphismes et les textes s’allient à merveille pour un long voyage immobile, zen, rythmé par la seule voix de la fillette…

Les textes sont d’une écriture plein de grâce, de légèreté, mais empreints aussi de gravité. Deux textes qui comparent les mains du vieillard et ceux de la fillette. Deux textes qui opposent « j’aime quand tu… » et  « j’aime pas quand tu », deux séries où tout est dit de l’âge qui est là, et de l’amour entre les deux personnages, à travers des petits riens tellement significatifs.  On retrouvera plus loin d’autres anaphores initiées par un « je pense à », portrait de la fillette malade, série de choses qui lui traversent l’esprit, fugaces instants…

Car c’est bien du temps qui passe, du temps qui reste à vivre, du temps vécu que parle cet album dont on devine, inexorablement, l’issue, traitée avec une grande sobriété, texte concis, sur des pages bleu clair, avec un clin d’œil final, comme pour dire que rien n’a changé, et que le grand-père peut rester le confident. Ce qui se joue sur les quelques mois relatés par ce carnet, c’est une façon pour la fillette de murir, de surmonter sa peur de passer au collège, mais aussi d’apprendre ce que veut l’euphémisme « partir » que la mère emploie, triste et gênée, à propos d’une grande tante, euphémisme qu’elle emploiera à propos de son grand-père. Partir en voyage comme les exploratrices, comme les hirondelles, comme les personnes âgées… l’album tourne aussi autour de ce thème, autour de ce grand père confiné dans sa chambre d’Ehpad et de ses idées qui, parfois, sont bien sombres.

Dans cet album qui parle de transmission, la relation est volontairement déséquilibrée. On ne sait pas grand chose de ce que le grand-père transmet : un amour des livres, sans doute, de l’écoute et de la bienveillance certainement. Mais qui est ce grand-père ? Est-il veuf ? divorcé ? Il n’est jamais question de la grand-mère… En revanche, la fillette transmet son énergie, sa vie, ses rêves, ses grands et menus secrets à son grand-père. Notons que, par ailleurs, de façon subtile, l’album place le lecteur dans la position du grand-père, destinataire des confidences d’Anouck, tout en le maintenant dans la position du lecteur « ordinaire » qui embrasse les deux personnages à la fois.

Un album dont l’univers est très proche de ceux de Sophie Calle ou de Christian Boltanski dans la façon de parler de l’intime, de chercher à tisser des liens, de laisser des traces, de laisser aussi le spectateur – lecteur se raconter l’histoire, chercher à en remplir les vides, les blancs, dans l’évocation d’une relation à la fois unique et universelle traitée avec une grande qualité artistique.

L’Arbre au Lion

L’Arbre au Lion
Géraldine Elschner – Vanessa Hié
L’élan vert 2024

Un peu de temps avant les jardins de l’Alhambra

Par Michel Driol

Malika ne se sépare pas de son lion de bronze à la queue articulée, cadeau de son grand père, fameux joueur d’oud. Le jour elle garde les chèvres tandis que son père, artisan, sculpte des panneaux de bois. Elle adore trouver refuge dans un bel oranger, d’où elle surprend le fils du sultan annoncer à sa suite que c’est ici que son père entend construire son nouveau palais, à la place de l’arbre. La ruse de Malika lui permettra-t-elle de sauver son arbre ?

Ce nouvel opus de la collection Ponts de Arts, consacré aux Arts de l’Islam, nous plonge dans  la Grenade du XIIIème siècle, représentée de diverses façons par Vanessa Hié.  Des chevaux qui semblent sortis directement des miniatures persanes.  La richesse des vêtements des puissants.  La ville et le palais, aux hautes ogives mauresques, et l’intérieur des échoppes. Ça et là, on découvrira des objets, coupes, vases montrant la richesse de cette civilisation islamo-andalouse à son apogée, dans des couleurs oranger et ocre pour l’intérieur, vert tendre pour l’extérieur.

Le récit – proche du conte – pose une fillette attachante, courageuse et rusée dans un milieu populaire, une fillette que l’on voit jouer, à la fin de l’album, avec le fils du sultan dans le palais nouvellement construit. Dans ce récit se détache la figure du grand-père auquel la fillette était attachée, figure tutélaire, alliant la musique et la force, homme de la parole, capable de raconter le palais du sultan. Bien sûr, comme dans tous les ouvrages de cette collection, l’objet – ici le lion de Monzon –  découvert au XIXème siècle, tient le rôle important d’un objet magique par la formule inscrite sur son dos, bénédiction parfaite, bonheur parfait.  La partie documentaire qui clôt l’ouvrage lui est en grande partie consacrée, tout en le replaçant dans la géographie et dans l’histoire.

Un ouvrage qui met un nouvel élément de l’histoire de l’art à la portée de tous avec bonheur.

Collections

Collections
Victoire de Changy & Fanny Dreyer
La Partie 2023

Pierres, feuilles, coquillages…

Par Michel Driol

Ce sont sept enfants, un par jour de la semaine, qui présentent leurs collections. Des choses d’automne, pour Omar, des mains pour Cléo, des chevaux pour Lise, des pierres pour Suzanne, un herbier pour Pio, des coquillages pour Louise, des galets pour Lucien… et des battements de cœur pour le seul à avoir un nom de famille, Christian Boltanski.

Cet album tient à la fois de l’imagier, par la précision des planches illustrées qui montrent les items des différentes collections, et d’une approche plus poétique autour de l’idée de collection. Poétique d’abord par la langue, la précision du vocabulaire, tantôt relativement courant – marrons, châtaignes – tantôt plus rare – aigue marine, ou cheval de Dalécarlie. Poétique aussi par la syntaxe, les anaphores, les listes qui rendent bien compte de ce que c’est que la répétition dans l’acte de collectionner, et la volonté de trouver du nouveau. Pourquoi collectionne-t-on ? L’album apporte différentes réponses à cette question : pour poursuivre une tradition familiale pour Cléo, pour combler le manque pour Pio, pour conserver la trace d’un moment pour Omar… Autant d’enfants, autant de réponses différentes, mais toujours le même plaisir de la collection, signalé par cette phrase qui revient, dans chaque histoire, inscrite en italique, son cœur bat si fort qu’il fait trembloter tout son corps, phrase qui annonce le dernier chapitre consacré à l’œuvre de Christian Boltanski, les Archives du cœur. Et qu’apporte cette passion des collections aux enfants ? Apaisement, sans doute, mais aussi façon de garder la trace d’une histoire, personnelle, collective, dans la mesure où chaque collection est en écho avec le vécu de chacun. Ce geste de conservation des traces va de pair avec la construction de soi, de son identité. Le dernier chapitre donne une autre clé de lecture à ces collections, en les rapprochant de l’œuvre de Christian Boltanski, façon de questionner le lien entre le passé et le présent, entre l’absence et la présence, à partir d’inventaires. La collection d’objets, de plantes, de galets fait de chaque enfant un plasticien en puissance.

Usant de différentes techniques, les illustrations montrent tantôt des scènes de la vie quotidienne des enfants, tantôt des paysages, tantôt les objets collectionnés. C’est un patchwork  coloré qui donne à voir l’hétérogénéité des personnes, des lieux, des collections, en les magnifiant, comme une façon de célébrer la vie.

Un bel ouvrage, qui prend comme point de départ le gout des enfants pour les collections de petits riens, et montre avec poésie et finesse toute la richesse et l’intérêt artistique de cette pratique.

Le Colimaçon maçon

Le Colimaçon maçon
Véronique Massenot, Christine Destours
L’élan vert (Pont des Arts), 2023

Une randonnée autour des petites bêtes entre poésie et architecture

Par Edith Pompidou-Séjournée

Avec le titre et l’illustration de la première de couverture, le ton est donné : balade dans la nature entre réalisme et imaginaire parsemée de jeux de mots. En effet, il ne s’agit pas d’un vulgaire escargot mais d’un colimaçon. Cette dénomination peu courante et soutenue, qui lui confère automatiquement sa profession de manière drôle et poétique, est reprise au fil des pages accompagnée d’un vocabulaire précis et recherché sur le monde des insectes mais avec une construction toute en légèreté. De même, les illustrations foisonnent de détails, elles sont faites avec une multitude de collages de papier aux couleurs vives et saturées et de petits objets de récupération dont la plupart sont issus de la nature.
C’est un album en randonnée sur la semaine, chaque jour le petit escargot bricoleur va construire une maison adaptée à l’un de ses amis et la structure se répète comme dans une ritournelle qui permettrait de mieux connaître les insectes rencontrés. Chaque maison aussi originale que luxuriante est surtout le reflet d’une œuvre architecturale singulière dont les détails sont explicités à la fin du livre. Le lundi, la maison « idéale » des abeilles se rapproche du Palais du Facteur Cheval ; le mardi, la demeure de la coccinelle ressemblera à La maison de celle qui peint de Danielle Jacqui ; le mercredi c’est un mélange du Cyclope de Jean Tinguely et de La tour aux figures de Jean Dubuffet qui constitue la tour fabriquée pour les fourmis ; le jeudi, il s’agira d’une caverne pour les gendarmes aussi peu rassurante que l’entrée du Musée Georges Tatin qu’il a lui-même conçue ; le vendredi pour que la chenille puisse se transformer en papillon, elle aura un pavillon en forme de cocon comme les structures éphémères nommées Plaisirs simples par Patrick Dougherty. Le samedi, le colimaçon rassemble tout ce qui lui reste pour construire une salle des fêtes à la façon de Pierre Avezard et son Manège, dans laquelle tous pourront s’amuser. Le dimanche ? Le petit maçon se repose évidemment, dans sa coquille qui lui sert de maison et se transforme à l’occasion en un gros édredon étoilé. Puis, il va au musée tout en chantant « Girouette, galipette »… La boucle est bouclée, l’illustration le montre dans un avion comme le petit homme de la chanson…
Ce magnifique album, aux références multiples, peut donc s’adresser à de nombreux lecteurs des plus petits aux plus grands entre promenade musicale de l’escargot dans un univers enfantin et découverte d’installations architecturales contemporaines françaises de l’Art Brut notamment, à travers le mode de vie de certains insectes.

La Peinture de Yulu

La Peinture de Yulu
Cao Wenxuan, Suzy Lee
Traduit et adapté (chinois) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

Toile rebelle, art difficile

Par Anne-Marie Mercier

La jeune Yulu est destinée à être peintre. Son père qui souhaite réaliser à travers elle son rêve d’être un artiste, fait tout pour cela. Il achète pour elle une superbe toile de lin « yulu » qui était destinée à un maitre, décédé juste avant de venir la chercher.
Yulu, après avoir hésité longtemps, peint une image d’elle-même sur cette toile qui porte son nom. C’est un beau portrait. Mais chaque soir le tableau se défait en dégoulinures horribles. Désespoir, honte, acharnement à recommencer… on voit Yulu passer par toutes ces phases, jusqu’au moment final où elle décide après une huitième tentative de laisser sa toile reposer, et de la cacher. Elle la découvrira bien plus tard, belle et lumineuse.
Conte fantastique, fable célébrant la ténacité, et montrant le rôle du temps dans la création, c’est aussi une histoire de relation entre un enfant et ses parents face  à leur désir de réussite puis à leur inquiétude.
Les images de Suzy Lee sont merveilleuses, alliant des crayonnés vigoureux de fusain sur fond blanc à de délicats motifs floraux. Les couleurs vives et même criardes du tableau dégoulinant font un contraste saisissant et donnent à l’album sa charge fantastique un peu inquiétante, comme un Munch entré dans un univers d’estampes sages.

L’auteur, Cao Wenxuan, a reçu le prix Hans Christian Andersen (2016), comme Suzy Lee (2022).
Voir la chronique de Michel Driol sur cet album.

 

 

 

Les Minuscules

Les Minuscules
Claude Clément – illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas  2022

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière (Hugo)

Par Michel Driol

Dans un pays en guerre, se rendant à l’école, Bassem découvre sa maison soufflée par une explosion. Orphelin, cheminant parmi les décombres, il rencontre d’abord une vieille femme qui réussit à sauver quelques plants de fleurs et de légumes de son jardin, puis un jeune homme qui joue du piano, son amie Shadia et son petit chat, son instituteur qui s’acharne à sauver les livres de la bibliothèque, un homme qui traine une charrette remplie d’eau potable et une troupe d’artistes ambulants… de quoi se délivrer de ses larmes et continuer à vivre.

Il s’appelle Bassem… il pourrait bien aussi s’appeler Yuriy  ou Anastasiya, Moussa ou Fatou…Les Minuscules dit avec force, à hauteur d’enfant, les désastres de la guerre, dans une langue épurée et réduite à l’essentiel, dans un texte qui force le lecteur à épouser les sentiments et les émotions du héros, son désarroi, le grand vide qu’il ressent à la perte de tout ce qui constituait sa vie et son univers, à l’image de cette boutique, héritée d’un aïeul, désormais détruite. On suit donc son errance dans cette ville détruite, à travers des rencontres symboliques qui mettent l’accent sur ce qu’il faut pour vivre et survivre : les plantes pour la nourriture, les fleurs pour la beauté, l’eau, l’amour, et aussi la culture. Pourquoi sauver les livres s’il n’y a plus rien ? Parce que le jeu, le rire, l’art sont indispensables face à la brutalité des bombes. Ils sont ce qui constitue notre mémoire, notre humanité, notre façon d’être ensemble dans un partage d’émotions sans lequel nous ne pourrions pas vivre, pour continuer à aller de l’avant. Les Minuscules, ce sont tous ces personnages, Bassam comme celles et ceux qu’il rencontre, ces gens de peu, ces gens de rien, ces victimes de ceux qu’on nomme grands, mais qui peuvent se montrer solidaires, créatifs, et capables de combattre la folie aveugle, absurde et destructrice de la guerre. Parvenir à semer quelques grains de lumières, écrit l’autrice à propos de son texte, c’est une piste que suit avec bonheur l’illustratrice. Grains de lumière ou grains de sable, telles sont les traces laissées par Bassam dans sa fuite, celles qu’on retrouve en forme d’étoile, ou sous les pattes du chat, qui constituent comme un fil doré au sein de cet album. Les illustrations ne cherchent pas le réalisme, mais déconstruisent et reconstruisent le monde, à la façon de métaphores visuelles dans lesquelles les livres deviennent portes ou tentes,  et les touches du piano des marches sur le chemin. Comme un contrepoint au tragique de l’histoire, elles disent l’espoir d’un monde meilleur vers lequel marcher pour aller, comme écrivait Hugo, vers sa lumière.

Un album qui adopte un point de vue singulier et original sur les enfants dans la guerre, pour dire de façon très poétique la nécessité de la solidarité et de la culture pour résister et survivre  aux atrocités du présent.

Le Phare aux oiseaux

Le Phare aux oiseaux
Michael Morpurgo, Benji Davis (ill.)
Gallimard jeunesse, 2021

Grand petit roman

Par Anne-Marie Mercier

Le Phare aux oiseaux est un vrai roman, avec des personnages forts et tourmentés, du suspens, des rebondissements, des actes héroïques, des voyages, des naufrages, des retrouvailles. Comme dans beaucoup de romans de Morpurgo il se passe pendant la guerre à laquelle le héros devenu grand, doit participer, sans enthousiasme. Il en revient plein de tristesse : nombre de ses amis sont morts et tout cela semble être vain (« je ne suis pas sûr qu’on gagne jamais une guerre, dit-il »).
Mais c’est surtout un beau roman d’initiation qui montre le parcours d’un jeune garçon et son amitié pour un vieux gardien de phare illettré. Dans son enfance, le jeune garçon et sa mère ont été sauvés d’un naufrage par cet homme; il tente de le retrouver, puis de se faire accepter par ce solitaire bourru qui ne trouve de joie que dans le dessin et la compagnie des oiseaux. Il y parvient en partageant les passions de son ami,  le dessin et le soin d’un macareux blessé.
Le livre est plein de ressorts captivants pour les jeunes lecteurs (et pour les autres) : des histoires de destins croisés, la vie d’un enfant orphelin de père, proche du Petit Lord, un élève pensionnaire malheureux, un soldat désabusé, puis un jeune homme sûr de lui et de sa place dans le monde.
Les aquarelles de Benji Davis sont magnifiques, tantôt rugueuses, tantôt suaves, et rythment le récit tantôt en vignettes, tantôt en pleine page ou même en double page à fond perdu, nous plongeant dans un univers de vent et de fraicheur.
Cet album a été écrit à la mémoire de Allen Lane, le fondateur des éditions Penguin, et des collections Pelican (pour les essais) et Puffin (alias macareux) pour les enfants.

 

Azul

Azul
Antonio Da Silva
Le Rouergue (épik), 2021

Vertiges peints

Par Anne-Marie Mercier

La littérature de jeunesse se montre souvent en recherche de légitimité, et on ne saurait lui reprocher de vouloir transmettre aux jeunes lecteurs, en plus du plaisir de la lecture et de l’accès à des textes bien construits et bien écrits, de la culture.
Azul semble vouloir remplir ce contrat par son sujet même : Miguel, un jeune lisboète, a le pouvoir d’entrer dans les œuvres des peintres, et même de les corriger, un peu à la manière de Pierre Bayard qui proposait d’améliorer certains chefs d’œuvres littéraires. Il s’agit de retoucher les faiblesses que l’on peut trouver dans de grands tableaux : une cheminée mal orientée chez Van Gogh, la joue d’une infante couverte d’une tache chez Velasquez…
Il s’y promène, glisse sur la neige de Brueghel, se fait des amis. Régulièrement il rencontre dans les toiles une jeune fille mystérieuse, April, qui vit à Londres et qui semble avoir le même pouvoir que lui ; une histoire d’amour s’élabore mais est vite concurrencée par des mystères inquiétants et le roman éducatif puis sentimental laisse la place au thriller, relayé parfois par une enquête policière. April est en danger et des personnages de peintures célèbres, comme La Joconde, sont maltraités. Pendant ce temps il se passe des choses inquiétantes dans la pension où vivent Miguel, Amalia qui l’aime, et Maria qui les a recueillis avec d’autres enfants. Lisbonne est frappée par un tremblement de terre, un ouragan, un incendie… Enfin, le monstre sanguinaire débarque dans la réalité de Miguel, et April et Amalia se rencontrent, que de rebondissements !
La parole est donnée, dans un même chapitre, tantôt à Miguel, tantôt à un narrateur extérieur  premier vertige. Certains chapitres intercalés présentent la vie d’un artiste de rue de Lisbonne, Franck Rio, en révolte avec les institutions, génie devenu faussaire et voleur de tableaux (le vol de la fondation Gulbenkian, c’est lui) et l’on ne comprend que tard le lien entre toutes ces histoires. La brièveté des chapitres, les sauts permanents d’une œuvre à une autre, le mélange des deux niveaux de réalité dans la vie de Miguel et sa rencontre avec la vie de Frank Rio, tout cela fait beaucoup et l’on est un peu étourdi par ces accumulations.
Ainsi, la culture ici n’a rien de facile. Pour le lecteur comme pour Miguel, entrer dans l’art demande un effort, et si pour le héros on n’en sort qu’au prix d’une souffrance, on ne peut dire ce qu’il en sera pour les différents lecteurs.

La Grande Guerre d’Emilien

La Grande Guerre d’Emilien
Georges Bruyer (gravures, dessins) – Béatrice Egémar (texte)
L’élan vert – Pont des Arts- 2021

Carnet de poilu

Par Michel Driol

Ce sont les lettres d’un poilu, entre aout 1914 et février 1915. Il tenait une auberge, où il a laissé Madeleine, sa femme enceinte de leur deuxième enfant. Il espère bien sûr revenir vite, mais, on le sait, le conflit dure. Il évoque la bataille de la Marne, les tranchées, les gestes quotidiens, comme le portage de la soupe, la nourriture, le Noël dans les tranchées, les dangers, les morts. Blessé, il est évacué dans un hôpital à l’arrière, attend une permission pour sa convalescence, ce qui lui permettra de voir enfin sa fille, et peut-être, d’être réformé pour blessure. C’est sur cet espoir que se termine la dernière lettre.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un carnet, et associe des lettres fictives à des croquis, esquisses, dessins, peintures de Georges Bruyer. Plusieurs pages documentaires en fin d’album en disent plus sur cet artiste du XXème siècle, son engagement dans la première guerre mondiale, et son parcours artistique et humain après la guerre. Ses œuvres, reproduites dans l’album, sont autant de témoignages pris sur le vif de la vie quotidienne des soldats : marches, cuisine, portage des gamelles de soupe, attentes, installation, blessures, mais aussi scènes de combat. Noirs et blancs très expressionnistes, mais aussi œuvres colorés dans une palette aux teintes froides pour dire un monde inhumain.

Les lettres écrites par Béatrice Egémar posent au contraire un homme plein d’humanité, se souciant de sa femme enceinte, de ses conditions de vie, de ses hommes (dont le petit Leblond, âgé d’à peine 20 ans, qui peine à écrire à sa fiancée). Il évoque la guerre, ses horreurs à demi-mot, dans un perspective pacifiste. Il est patriote, mais souhaite que son fils ne connaisse pas de guerre, il évoque les propos de son instituteur, dont il se souvient, relatifs au devoir et à la patrie. Ces textes tracent donc le portrait poignant d’un homme, pris entre devoir et fraternité, comprenant qu’en face les Allemands ne sont pas différents d’eux, et aspirent aussi à la paix, ce qu’on voit dans l’épisode de Noël, où les deux tranchées entonnent des cantiques dans deux langues différentes.

Ce récit épistolaire qui est le fruit d’une collaboration entre l’éditeur, l’Elan vert, et le Musée de la Grande guerre, et qui donne à mieux comprendre l’horreur de la guerre, tout en rendant hommage à un peintre méconnu, saura toucher profondément ses lectrices et ses lecteurs.