Pour toi
Les Sœurs Ravilly
Hélium 2024
Carnet de liaison
Par Michel Driol
Anouck a dix ans. Il y a dix ans que son grand père est en EHPAD. Elle lui écrit ce carnet, où elle se raconte, évoque ses collections, sa vie, ces petits et grands riens qui font le quotidien d’une fillette de 10 ans, ses secrets, tout en étant attentive à son moral.
Avec ses coins carrés, cet album prend la forme du carnet d’Anouck. Le sujet, les relations entre une petite fille et son grand-père, n’a rien d’original, mais le traitement artistique et poétique, lui, est remarquable. Est-on dans un album ? Est-on dans un livre d’artiste ? Les Sœurs Ravilly – Isabelle Vaillant et Elisa Le Merrer – multiplient les supports, les formes, pour donner à voir l’intime de cette relation, avec une infinie délicatesse. C’est d’abord la photographie de la lettre manuscrite du grand père, le jour de la naissance de sa petite fille, lettre qu’il faut prendre le temps de déchiffrer pour en saisir l’essentiel, l’amour envers celle qu’il n’a pas encore vue, et un cadeau aussi futile qu’important, un fil bleu, dont on ne sait pourquoi il a de l’importance, mais qui indique déjà avec subtilité la dimension du lien, du tissage intergénérationnel, avec l’adresse à la fillette, tu en feras ce que tu voudras… façon de lui reconnaitre la liberté d’exister à sa guise. Tout commence donc par cette belle lettre et ce beau symbole.
Comme un leitmotiv reviennent les points, un point rouge et un point bleu, représentant les deux personnages principaux, au milieu d’autres, tantôt séparés, tantôt conjoints. Semblables et différents… La fillette collectionne, et construit des tableaux avec les objets qu’elle a rassemblés dans son cabinet de curiosité, tous les objets étant numérotés, identifiés, légendés. La première collection mêle des objets d’origines variées, les dents de la famille, la mèche de cheveux du grand-père, une vielle bougie d’anniversaire, une clef… Autant de trésors qui constituent comme un imagier poétique à la Lautréamont, rencontres fortuites, instants sauvegardés pour plus tard. La deuxième collection est celle de pieds, photographies tronquées, pieds humains, pattes animales, radiographies, autant de photographies humbles, l’humilité étant, étymologiquement, ce qui est au plus près du sol, les pieds et les pattes étant ce qui laisse une trace dans le sol.
Parmi les illustrations se trouvent aussi le plan de la chambre du grand-père et des photos évoquant Anita Conti, une aventurière à laquelle Anouck voudrait ressembler, loin de son enfance, à l’image peut-être de ces hirondelles qu’elle convoque pour que son grand père ferme les yeux et s’envole aussi vers le sud, dans des pages où les couleurs, les graphismes et les textes s’allient à merveille pour un long voyage immobile, zen, rythmé par la seule voix de la fillette…
Les textes sont d’une écriture plein de grâce, de légèreté, mais empreints aussi de gravité. Deux textes qui comparent les mains du vieillard et ceux de la fillette. Deux textes qui opposent « j’aime quand tu… » et « j’aime pas quand tu », deux séries où tout est dit de l’âge qui est là, et de l’amour entre les deux personnages, à travers des petits riens tellement significatifs. On retrouvera plus loin d’autres anaphores initiées par un « je pense à », portrait de la fillette malade, série de choses qui lui traversent l’esprit, fugaces instants…
Car c’est bien du temps qui passe, du temps qui reste à vivre, du temps vécu que parle cet album dont on devine, inexorablement, l’issue, traitée avec une grande sobriété, texte concis, sur des pages bleu clair, avec un clin d’œil final, comme pour dire que rien n’a changé, et que le grand-père peut rester le confident. Ce qui se joue sur les quelques mois relatés par ce carnet, c’est une façon pour la fillette de murir, de surmonter sa peur de passer au collège, mais aussi d’apprendre ce que veut l’euphémisme « partir » que la mère emploie, triste et gênée, à propos d’une grande tante, euphémisme qu’elle emploiera à propos de son grand-père. Partir en voyage comme les exploratrices, comme les hirondelles, comme les personnes âgées… l’album tourne aussi autour de ce thème, autour de ce grand père confiné dans sa chambre d’Ehpad et de ses idées qui, parfois, sont bien sombres.
Dans cet album qui parle de transmission, la relation est volontairement déséquilibrée. On ne sait pas grand chose de ce que le grand-père transmet : un amour des livres, sans doute, de l’écoute et de la bienveillance certainement. Mais qui est ce grand-père ? Est-il veuf ? divorcé ? Il n’est jamais question de la grand-mère… En revanche, la fillette transmet son énergie, sa vie, ses rêves, ses grands et menus secrets à son grand-père. Notons que, par ailleurs, de façon subtile, l’album place le lecteur dans la position du grand-père, destinataire des confidences d’Anouck, tout en le maintenant dans la position du lecteur « ordinaire » qui embrasse les deux personnages à la fois.
Un album dont l’univers est très proche de ceux de Sophie Calle ou de Christian Boltanski dans la façon de parler de l’intime, de chercher à tisser des liens, de laisser des traces, de laisser aussi le spectateur – lecteur se raconter l’histoire, chercher à en remplir les vides, les blancs, dans l’évocation d’une relation à la fois unique et universelle traitée avec une grande qualité artistique.