Tomber 8 fois, se relever 9

Tomber 8 fois, se relever 9
Frédéric Marais
HongFei, 2024

Rescapé de la guerre, héros de la boxe

Par Anne-Marie Mercier

Cet album vient, après les nombreuses commémorations de la première guerre mondiale, célébrer la figure oubliée d’une gueule cassée qui a, comme le titre l’indique, su se relever. La phrase de Jigoro Kano, placée sur la dernière page donne le sens de ce titre : «on ne juge pas un homme sur le nombre de fois qu’il tombe mais sur le nombre de fois qu’il se relève».
Eugène Criqui a été grièvement blessé en 1915. Evacué, soigné, opéré, il a parcouru toutes les étapes de souffrances jusqu’à pouvoir revenir dans sa vie d’avant, celle d’un boxeur. Dans cette vie aussi il tombe et se relève bien souvent, jusqu’à sa victoire , à New York en 1923, où il devient champion du monde.
L’histoire est racontée en peu de mots. Et par contagion on imagine cet Eugène en homme taiseux. Les images elles aussi ne donnent pas dans le pathos mais nous font vivre les événement au plus près : explosion éblouissante lors de la blessure, écarquillement des yeux au réveil, cadrages étonnants, toutes magnifient cet homme, sa solitude, son courage.
Le choix des couleurs allant du noir profond (superbe) à l’orangé en passant par un bleu intense ajoutent à la sobriété de l’ensemble, une sobriété pleine d’effet. Le regard de Criqui, ou sa silhouette solitaire sur le pont de Brooklyn sont de ceux qu’on n’oublie pas.
On retrouve ici le beau style graphique de Frédéric Marais que l’on avait vu à l’œuvre dans Le Pousseur de bois, chez le même éditeur, et le même désir de montrer des êtres démunis réussir par la force de leur volonté.

Doubles croches et crochet du droit

Doubles croches et crochet du droit
Hélène Gloria – Illustrations de Julie Bouvot
Utopique – collection AlterEgaux – 2020

Retour au Caire

Par Michel Driol

Le narrateur, célèbre trompettiste, prend l’avion pour retourner dans sa ville natale, le Caire. Il a reçu une invitation pour se rendre à un mystérieux rendez-vous, dans un théâtre. Le voyage est le moment des souvenirs, qui le plongent dans les années 80, où son professeur de trompette, en butte à des autorités trop répressives, avait trouvé refuge au-dessus d’une salle de boxe, où s’entrainait,  quasi clandestinement, une jeune fille. Les deux enfants, qui ne se sont pas vu depuis de nombreuses années, ont bien grandi maintenant, réussi leur vie, et se vont se retrouver.

Le roman, construit sur un retour en arrière, propose un double portrait de deux personnages touchants, qui, chacun à sa façon, se battent pour exister contre des autorités envahissantes, qu’elles soient politiques ou familiales. Deux personnages qui se soutiennent, se séparent pour se réaliser. L’arrière-plan – le Caire, la salle de sport, l’appartement spartiate du professeur est aussi bien rendu dans un texte dynamique et plein d’espoir. Car ce n’est pas pour rien que les deux personnages s’émancipent, se réalisent, se retrouvent, et conjuguent le noble art qu’est la boxe, associée à la danse, avec la trompette dans un final éblouissant. Au-delà de l’histoire racontée, ce sont les problématiques abordées avec subtilité qui font la force de ce roman : l’égalité entre filles et garçons, la lutte contre les tyrannies, d’où qu’elles viennent, l’importance d’une passion et d’un combat à mener pour exister, la culture comme métissage et intégration de formes artistiques ou sportives qui se transcendent en s’associant. Les illustrations très colorées de Julie Bouvot donnent vie à tous ces personnages, dans leurs échanges de regards, dans l’expressivité de leurs visages pour accompagner au mieux le texte.

On pourra lire ce roman comme un émouvant roman des retrouvailles avec le passé, mais aussi comme une invitation à ne jamais baisser les bras.

L’Arbre et le fruit

L’Arbre et le fruit
Jean-François Chabas
Gallimard (Scripto), 2016

Violences familiales : lutter contre le silence

Par Anne-marie Mercier

«  Les victimes ont honte et se terrent. C’est ainsi que les bourreaux prospèrent »

« Quand on partage la vie de ce genre de personne, on n’est pas seulement touché par le mal qui nous est fait directement. C’est le côtoiement constant de l’infamie qui ronge. On respire un gaz mortel, celui qui a tué maman. »

larbre-et-le-fruitLe lecteur n’est pas pris par surprise : le livre est sombre, porteur de sujets graves, l’image de la couverture le lui dit clairement sans être explicite (bravo à Cécile Boyer) : folie de la mère, violence du père, solitude des enfants, naufrage collectif d’une petite famille que tout le monde croit ordinaire pendant longtemps, puis où seule la mère est présentée comme fautive.

On entre tout doucement dans le sujet, d’abord avec le journal de la mère, Grace, internée en soins psychiatrique et persuadée qu’elle va sortir bientôt, que ce n’était qu’une crise passagère due à l’attitude de son mari, méprisant et violent – on le découvrira plus loin raciste (les parents de Grace ont survécu à Mathausen, leurs enfants ont vécu dans le silence) et pervers… On poursuit avec le journal de l’enfant, tétanisée, incapable comme sa mère de se confier à qui que ce soit, paralysé par la honte et la crainte de ne pas être cru… Et les deux voix continuent tout au long du roman à se croiser, la mère rechutant perpétuellement, de plus en plus incapable de réagir aussi bien chez elle qu’à l’hôpital, où ne l’écoute pas lorsqu’elle finit par confier, tardivement, l’origine de son trouble.

Le texte est poignant, le personnage du père accablant, celui de la mère pathétique. Mais on retient surtout celui de la jeune Jewel, lucide, qui essaie de convaincre sa mère de la nécessité d’une révolte, révolte qu’elle mène seule, devenant selon les mots du père la « chienne » de sa mère. La belle leçon de ce livre, portée par le titre, est qu’il n’y a pas de fatalité à être l’enfant d’un homme odieux et à vivre une enfance terrible : Jewel n’a pas hérité des préjugés de son père. Petit à petit elle arrivera à aller la rencontre des autres, et à se battre, à tous les sens du terme (magnifique portrait de boxeur), et gagnera.

Un livre beau, poignant, captivant, utile, vrai, nécessaire.