Shahrzad et le roi en colère

Shahrzad et le roi en colère
Nahid Kazemi
Saltimbanque 2023

Ce que peuvent les histoires

Par Michel Driol

Shahrzad est une petite fille qui adore écouter et observer les autres, qui lui inspirent des histoires qu’elle aime raconter et écrire. Lorsqu’un petit garçon triste lui explique qu’il a dû fuir son pays parce que son roi, qui avait perdu sa femme et son bébé, était devenu tellement en colère qu’il avait interdit de rire, de danser, d’être joyeux, Shahrzad se demande comment elle peut l’aider. Dans un magasin de jouets, elle voit un avion, et s’imaginant qu’elle est à son bord, se retrouve au palais du roi cruel. On s’en doute, par le pouvoir de ses histoires, elle parviendra à le décider à permettre à son peuple d’être aussi heureux qu’il l’était avant son malheur. Et Shahrzad se retrouve dans le magasin de jouets.

Avec sa bouille toute ronde, ses épais sourcils, ses cheveux touffus (un peu à l’image de son autrice), Shahrzad incarne une héroïne des mots, une fillette mue par l’altruisme, le désir de mieux comprendre ceux qui l’entourent en racontant leurs histoires. C’est bien un l’album sur le pouvoir  politique et le pouvoir de subversion que représentent les mots bien employés. Pouvoir politique du roi, à l’image du tyran du conte persan, dont la colère semble ne pas connaitre de limite, colère que le conte explique par le malheur qui l’a frappé, et qui lui dicte de ne vouloir que des sujets à son image, aussi malheureux que lui. Contrepouvoir des mots, de l’esprit de finesse, de l’argumentation par le récit : car il faut à Shahrzad un réel talent d’abord pour être écoutée  par le tyran, puis pour le convertir. On laissera à chaque lecteur le plaisir de la découverte de cette stratégie, des voies par lesquelles elle passe pour convaincre le roi, le mettre face à ses propres contradictions. Avec douceur, sans le brusquer, Shahrzad introduit peu à peu dans l’esprit du roi d’autres choses que son chagrin, mais aussi le conduit à mettre des mots sur ses maux. Cette réécriture du Conte des mille et une nuits magnifie elle aussi le pouvoir du récit en lui donnant une dimension facilement accessible aux enfants. D’abord par l’âge des protagonistes, Shahrzad et le petit garçon. Ensuite par l’empathie que l’on ressent envers tous les personnages, de l’héroïne au roi, victime avant d’être tyran. Enfin par le traitement des illustrations. Des doubles pages qui ne cherchent pas à imiter un style orientalisant, mais s’inscrivent dans un contemporain occidental : trottinette, métro, jardin public, magasin de jouets, dans un style naïf, enfantin et joyeux. Un mot enfin sur la dimension fantastique : la métamorphose du roi est-elle réelle ? Ou le pouvoir des mots n’est-il qu’un beau rêve ? Ce qui est sûr, et c’est ainsi que se clôt l’album par une pirouette metatextuelle, c’est qu’elle fera une très bonne histoire afin de s’interroger sur ces questions si actuelles.

Un album qui dit le pouvoir du rêve, de l’émotion, de l’empathie suscitée par le récit, véritable source de connaissance sur l’humain, un album très contemporain par son ton, par son choix d’une héroïne courageuse et forte, bien décidée, un album qui rappelle à quel point le récit et la littérature sont des contrepouvoirs indispensables. Un grand merci aux Editions Saltimbanque de faire connaitre Nahid Kazemi, autrice d’origine iranienne vivant aujourd’hui au Canada, qui a écrit plus de 40 ouvrages autant pour enfants que pour adultes et qui a été nommée, entre autres, au prestigieux prix Astrid Lingren en 2020.

Awa, l’écho du désert

Awa, l’écho du désert
Céline Verdier, Nicolas Lacombe
Cipango, 2023

La petite fille, le vent et la voix

Par Anne-Marie Mercier

Née muette dans une tribu africaine nomade, Awa est exclue du groupe : les muets porteraient malheur. Un vieil homme qui vit à l’écart s’occupe d’elle et lui raconte les légendes de leur peuple, notamment celle d’un cheval fantôme, hanté par la vengeance, dont le passage apporte la tempête. Lorsque la tempête s’approche du village, Awa tente de donner l’alarme avec la seule voix qu’elle possède, celle de son tambour. En vain.
Mais elle affronte le cheval et parvient à l’arrêter en imitant sur son tambour, comme elle l’a appris du vieil homme, les bruits de la nature. Ce langage premier qu’ils partagent les unit. Awa partira sur le dos du cheval et entrera dans l’oralité de la légende.
Cette belle histoire, qui traite d’exclusion, de tendresse partagée, de sensibilité aux sons et d’apprentissage, est traversée de bout en bout par le vent. Les illustrations évoquent le sable du désert avec des teintes gris-beige piquetées de quelques points de couleurs, noires ou bien ocres et une technique qui évoque celle du tampon (en fait c’est réalisé avec du ruban adhésif, étonnant !). Par la suite, les couleurs explosent, superbes, avec l’arrivée du cheval, blanc sur fond rouge, puis rouge sur fond blanc, puis le jaune et le bleu du tambour et le retour au calme avec le fond clair sablé, sur lequel se détachent les silhouettes, bleue pour l’une, rouge pour l’autre. On a l’impression d’être devant des images très anciennes, usées par le temps, ou par le vent, comme ce conte intemporel.
Le destin d’Awa, enfant rejetée qui sauve sa communauté malgré sa différence, ou plutôt grâce à elle, rejoint celui de nombreux héros de contes, anciens et modernes, frappés d’exclusion qui sauvent pourtant leur groupe (Yakouba, Flix…). Mais contrairement aux autres personnages, Awa s’en va.
C’est un album riche, beau et émouvant qui traite du handicap de manière intéressante et complexe : Awa est une belle figure sacrificielle qui rejoint de nombreux mythes, mais elle ne meurt pas : elle passe « de l’autre côté », du côté des légendes. Le fait qu’il s’agisse d’une société lointaine et d’un conte invite au pas de côté, à une lecture mythique, à un regard poétique.

 

 

 

Le Petit Chaperon Rouge / Les Trois Petits Cochons

Le Petit Chaperon Rouge
Texte Charles Perrault illustré par Clémentine Sourdais
Les Trois Petits Cochons
Texte de Sophie Giraud illustré par Clémentine Sourdais
Hélium 2023

Pour jouer avec les ombres portées

Par Michel Driol

Deux contes republiés par les Editions hélium, deux leporellos à déplier, deux livres d’artiste avec des découpes pour lire le soir, et jouer avec les ombres.

Pour les Trois Petits Cochons, pour lesquels il n’existe pas de version française de référence, c’est Sophie Giroud qui propose une adaptation féministe, dans laquelle le troisième frère est une sœur, bien plus maligne et rusée que ses deux frères. Pour le Petit Chaperon Rouge, c’est la version de Perrault qui est retenue, moins consensuelle, dans le texte original, avec sa moralité.

C’est un vrai travail artistique que propose Clémentine Sourdais : des découpes pleines de finesse, pour isoler les personnages et des décors, des touches de couleur (rouge dans un cas, rose dans l’autre), des volutes, des lianes, des arbres…Les personnages sont souriants, heureux de vivre, à l’exception du loup ! Le tout s’inscrit dans un décor et avec des accessoires contemporains : les petits cochons ont vélo et voiture, et le Petit Chaperon rouge habite dans une ville aux nombreux immeubles. Tout ceci ne manque pas d’humour : voir par exemple les sous-vêtements très rétro du Petit Chaperon Rouge, ou la serviette autour du cou du loup ! Ces deux théâtres de papier sont pleins de trouvailles, et proposent des versions animées d’histoires connues, utilisant les techniques d’aujourd’hui (découpe laser) pour offrir un jeu avec les ombres projetées, mouvantes, et rendre le loup plus terrifiant encore…

 

Preuve, s’il en fallait encore, que les contes d’hier parlent encore aux artistes et aux enfants d’aujourd’hui.

Les Facétieuses

Les Facétieuses
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2022

La facétieuse, l’éditeur et la fée

Par Anne-Marie Mercier

Quel est donc ce roman ? on serait tenté de répondre : une facétie. Clémentine Beauvais nous a fait une farce, ou bien son éditeur. Tout au long du roman on la voit tenter de répondre à une commande de celui-ci : il lui demande d’écrire un roman de fantasy alors qu’elle dit n’être à l’aise que dans le genre réaliste. Elle semble ici vouloir lui en donner une bonne preuve.
Le mot farce serait à prendre aussi dans son sens culinaire : c’est un mélange de différents ingrédients, tous dénaturés : faux roman historique, roman de fantasy, roman sentimental, conte moderne, parodie, auto-fiction… Aucun ne prend vraiment corps et le lecteur est véritablement baladé d’un genre à l’autre. Les derniers échanges de mels entre l’autrice et l’éditeur portent d’ailleurs sur l’impossibilité à se mettre d’accord sur la nature du livre, et donc sur le discours qui doit accompagner sa sortie.
Prenons l’auto-fiction : la convention veut que, quand on trouve un narrateur portant le nom de l’auteur et dont la vie correspond en gros à ce qu’on sait de lui, on a tendance à tout prendre pour à peu près véridique, on parle même de « pacte » autobiographique. On est ici d’abord surpris d’apprendre du nouveau… mais rien, semble-t-il, n’est vrai (enfin, si pas tout… alors quoi ?).
Le roman historique s’appuie sur des sources documentaires qui sont une vaste blague. Le conte et ses personnages des fées marraines (que curieusement on appelle « marraine la bonne fée ») s’introduisent dans l’histoire de France (l’héroïne cherche la marraine qui a laissé tomber le pauvre Louis XVII) comme dans la vie de Clémentine.
Le roman enquête est le plus réussi et les tentatives de la narratrice pour trouver des articles et des livres sur son sujet sont très drôles et offrent par moments une belle image du travail de chercheuse qui est le sien.
Enfin, au risque de spoiler, on aurait pu s’attendre à un autre genre, le college novel, Clémentine Beauvais intégrant in fine l’école de Fazencieux, où l’on forme les marraines la bonne fée, pour le devenir à son tour.  Mais non, ce sera peut-être pour la prochaine fois.

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La Nuit dort au fond de ma poche

La Nuit dort au fond de ma poche
Texte Véronique Borg – Interprétation Véronique Borg, Naton Goetz, Jean Lucas, Mathieu Pelletier
Editions Trois petits points 2023

La petite fille dans la forêt nocturne.

Par Michel Driol

Sur le chemin de l’exil, pour fuir son pays, la Petite traverse une forêt avec ses parents, en pleine nuit. Dans son sac, elle a un livre avec les noms des oiseaux et dans sa poche une noix offerte par sa grand-mère. Perchée sur un arbre, elle rencontre un merle. Pendant que ses parents dorment, elle plonge dans les profondeurs de la nuit à la suite du merle qui l’attend, rêve qu’elle est à l’intérieur de la noix, à l’abri. Attaqué par un renard, l’oiseau est blessé. Voulant le secourir, la Petite se réfugie dans une grotte où elle rencontre la Vieille et une Chouette chevêche qui l’aident à guérir le merle, malgré le danger représenté par l’Ogre. La Petite casse la noix et la Chouette guide alors la Petite vers ses parents, le rêve de trouver une nouvelle maison demain, et de retourner danser sur la terre natale.

La nuit, c’est à la fois le temps du repos et celui de tous les dangers. Surtout lorsqu’elle se conjugue avec la forêt. Dans une langue poétique et musicale, ce conte chante à la fois l’exil, avec la nostalgie du pays perdu, de la maison perdue, des douceurs perdues et l’aventure merveilleuse, celle qu’on ne peut trouver que dans le rêve où l’on rencontre des personnages archétypaux, des animaux dotés de la parole. On y entend en particulier un savoureux dialogue avec une chouette chevêche de souche, dialogue saturé de jeux de mots. Cette histoire, qui était d’abord un spectacle vivant,  associe des voix tantôt chuchotées, tantôt parlées,  des chansons et de la musique qui crée une atmosphère expressive. On remarque en particulier le jeu des guitares saturées pour signifier les dangers, mais aussi la douceur de l’hélicon et de l’accordéon.

Le récit se termine par une évocation très métaphorique de la nuit. Chacun sa nuit, chacun sa façon de la craindre ou d’en gouter les émotions. Un livre audio poétique, qui crée un univers sonore riche et poétique pour évoquer une Petite, exilée ayant perdu ses racines, conservant comme objet transitionnel une noix, mais en communion avec la nature tout entière.

C’est quoi la sagesse, grand-père ?

C’est quoi la sagesse, grand-père ?
Jean Marie Robillard – Fabien Doulut
Utopique 2023

Légende d’automne

Par Michel Driol

Grand-Aigle et Petit Castor ont l’habitude de descendre ensemble en canoé la rivière, et de discuter. A la question de son petit-fils, c’est quoi la sagesse ?, le grand-père montre un chêne qui, après avoir été l’arbre le plus majestueux de la forêt, se contente d’abriter les écureuils. Le voyage continue jusqu’aux rives du lac Massawippi où le grand-père raconte la création des hommes par le Grand-Esprit. Source-Claire, Flamme-Pure, Douce-Brise, Rouge-Terre qui vont rencontrer quatre femmes, Fleur-qui-Sommeille, Cheveux-au-Vent, Fleur-de-Matin et Perle-de-Rosée. Des ancêtres pour qui tout est sacré, la terre, l’eau, le souffle du vent ou le battement de l’aile d’un papillon. Quatre fils du Grand-Esprit dont on se transmet l’histoire, de génération en génération.

A la question philosophique du titre, l’album répond avec poésie, de façon indirecte, par la métaphore et la légende au cours d’un voyage initiatique. Le Grand-Père parle par images, des images que Petit-Castor, représentant du lecteur, ne comprend pas forcément, ce que souligne le texte. « Je t’apprendrai à plonger tes racines d’homme au creux du ventre chaud de notre Terre-Mère et à y puiser la force qui te portera ». D’une certaine façon, tout est dit dans cette promesse du lien qui doit unir les hommes et la terre, de la façon dont la Terre est mère nourricière. La métaphore du vieux chêne vient donner une première approche de cette philosophie, que l’iconographie rend encore plus sensible. Un chêne grandiose, dont les branches déclinent les quatre saisons, dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre, et qui protège les deux personnages. A la fois figure des racines nécessaires et de l’acceptation du temps qui passe, de l’automne à l’été. Métaphore que le petit fils explicite : Tu es un peu comme cet arbre. Vient ensuite le récit des origines, que le grand-père transmet à son petit-fils là où son propre grand père le lui a transmis, comme une façon d’enraciner son petit-fils dans une histoire qui les dépasse. Un récit des origines poétique, qui associe l’homme aux quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, qui souligne l’importance de l’amour, et évoque le mythe d’une nature où vivaient en harmonie les hommes et les animaux. Au-delà de cette façon de célébrer l’union de l’homme et de la nature, voire du cosmos, d’un plaidoyer pour une écologie respectueuse du vivant, c’est la dimension de la transmission qui retient particulièrement notre attention. Transmission entre un grand-père et son petit-fils, c’est un lieu commun en littérature de jeunesse. Mais ici cette transmission trouve sa source dans les générations précédentes, et vise à faire de chacun le maillon d’une grande chaine qui commence à la création du monde. Cette transmission est aussi celle qui nous met, nous, occidentaux, à l’écoute des cultures et des sagesses amérindiennes, pour faire passer une sagesse venue du fond des temps à l’heure où les dérèglements climatiques et le culte de la vitesse, du nouveau, du moderne nous entrainent dans une course effrénée. Voilà un album qui nous dit de prendre le détour de la poésie, de la contemplation pour tenter de refaire un tout avec la nature qui, d’une certaine façon, fait corps avec celles et ceux qui nous ont précédés. Ce qui coule dans les arbres, ce n’est pas que de la sève, c’est le sang de nos ancêtres.

Si les contenus philosophiques sont peut-être un peu complexes pour des enfants, la poésie de l’album, la qualité de ses illustrations, avec ses dominantes de marron et d’ocre rendront sensible au plus grand nombre la question de notre rapport avec la nature : en sommes-nous une partie ou nous est-elle étrangère ? Comment peut-elle nous donner des leçons de sagesse et nous apprendre à mieux vivre ?

Le Citronnier

Le Citronnier
Ilia Castro – Barroux
D’eux 2023

Comme une ballade sud américaine

Par Michel Driol

Elle est née dans un pays où la guerre et la dictature font rage. Partout, dans la ville, on peut lire sur des banderoles : el silencio es salud, le silence, c’est la santé. Lorsque ses parents reçoivent des camarades et que, pour la protéger, sa mère l’éloigne de la maison, elle se réfugie en haut du citronnier du jardin. C’est de là-haut qu’elle entend le bruit terribles des bottes, puis celui de la fusillade, encore plus terrible.  Alors elle se met à pleurer, et ses larmes deviennent une rivière, accompagnée d’une nuée d’oiseaux blancs, qui coule vers la mer, où un citronnier pourra pousser.

Disons le tout de suite, ce n’est pas un album facile, un album qui édulcore ce que furent les dictatures qui, du Chili à l’Argentine, pays d’origine de l’autrice, ont semé la terreur durant des décennies. Barroux n’hésite pas à montrer des condamnés, yeux bandés, attachés à des poteaux d’exécution, ou à illustrer ce que dit le texte des corps qu’on lançait vivants du haut des hélicoptères. Sans doute faut-il cet ancrage dans le réel pour permettre au jeune lecteur d’entrer dans le côté plus poétique et fantastique de l’album qui passe aussi par l’illustration, comme ces deux ogres soldats prêts à dévorer la petite maison. Dans leur violence expressive, les illustrations de Barroux sont en parfaite harmonie avec la dure âpreté du texte. Deux parties bien distinctes se succèdent dans le récit. Une première très réaliste, qui dépeint la vie d’une famille d’opposants à la dictature, la clandestinité, le secret, les livres qu’on enterre dans le jardin. Vue par les yeux de  cette petite fille, c’est toute une vie cachée d’opposants qui est ici décrite, avec la distance de ce regard enfantin qui laisse le jeune lecteur de 2023 imaginer ce qu’a dû être cette vie quasi clandestine avec une fillette.  Puis une seconde partie qui bascule clairement du côté du merveilleux, avec ce torrent de larmes qui devient rivière emportant tout sur son passage. Ce qui réunit les deux parties, c’est la poésie du texte, une poésie de l’oralité (l’autrice est conteuse, et cela se sent dans l’écriture), une poésie sensible dès les premières lignes, avec ses anaphores, (silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades), ses répétitions, ses comparaisons, son travail sur le rythme.  Ce qui les réunit aussi, c’est la figure de l’enfant, anonyme, désignée simplement par Elle, dont le texte donne explicitement quelques caractéristiques (boule de feu, lucide et lumineuse) qui préparent le passage au fantastique. Le passage par le fantastique, la poésie, le conte donne un caractère universel à cette fable. S’y tissent avec subtilité plusieurs fils. D’un côté il y a l’opposition entre la parole et le silence ; parole interdite, dangereuse, possiblement subversive, pourtant magnifiquement incarnée ici dans cet album qui dit haut et fort ce que sont les dictatures et la possibilité d’un autre monde de paix. D’un autre côté, il y l’opposition entre ce régime dictatorial et le torrent de larmes qui peut le submerger. Larmes d’une petite fille, larmes du peuple, c’est ici la belle symbolique de l’eau qui purifie, qui revivifie, qui permettra de se reconstruire ailleurs. Ce passage par l’imaginaire, le symbolique suggère plus qu’il ne démontre que, comme dans les contes, les méchants seront vaincus, balayés par une force plus grande qu’eux, mais laisse le lecteur interpréter la nature de cette force, associée à l’eau et aux oiseaux blancs, une eau capable de nettoyer la guerre sale et obscure évoquée dans la première page.

A la fois très réaliste et très métaphorique, cet album sans concession ne laissera pas indifférents les lecteurs d’aujourd’hui qu’il touchera par sa poésie, ses symboles, et à qui il insufflera, sans aucun didactisme, la force de croire en une vie démocratique fondée sur la liberté de la parole, de l’expression, sur la liberté de lire ce que l’on veut et de vivre en paix.

L’Arbre de nuit

L’Arbre de nuit
Isabelle Wlodarczyk – Xavière Broncard
L’Initiale 2022

Riches de nos différences

Par Michel Driol

Dans la jungle de Goa vit un arbre triste, sans fleurs. Mais, chaque nuit, un jeune indien vient le rejoindre, assiste à la floraison nocturne, ramasse les fleurs tombées, prépare une potion qu’il verse au pied de l’arbre, et repart, croisant les bûcherons en plein travail.

Fable, poésie, conte philosophique, il y a de tout cela dans ce bel album au format carré, un format qui incite à l’équilibre. Poésie d’un texte qui sait ne pas être trop bavard, un texte qui associe les notations d’une évocation très concrète de la nature à son humanisation (arbres qui parlent, ont des attentes), un texte dont les trouvailles verbales (un arbre en ciel, par exemple) vont de pair avec l’indicible, les mots secrets partagés entre l’arbre et le jeune indiens. Belle et judicieuse utilisation donc d’une langue poétique pour créer un univers à la fois lointain (Goa…) et proche (avec ces bûcherons qui détruisent), un univers que les illustrations de Xavière Broncard, à partir de papiers découpés, subliment pour donner à voir une jungle multicolore, traversée de nombreux animaux (toucans, éléphants… impossible de tous les citer), une jungle dont la vie et la luxuriance sont menacées par les hommes, pour ne laisser la place que d’un désert inanimé. Qui est cet arbre seul ? Un rescapé, un survivant d’une forêt primitive ? l’exemple prémonitoire de ce que vont devenir les autres arbres ? Si les hommes peuvent détruire la nature, ils peuvent aussi, à l’instar du jeune indien, la préserver, la sauvegarder, et peut-être la faire renaitre. Ce serait là un premier niveau de lecture, un texte parlant d’écologie et de destruction de la vie, de la biodiversité.

Mais ce serait passer à côté de ce conte philosophique qui aborde la question de la différence, ou des différences, tant par le texte que par les illustrations. Différences d’abord dans cette forêt entre les arbres, montrés tous différents par leurs couleurs, leurs formes, leurs tailles. Différences entre les arbres de jour, qui dorment la nuit, et cet arbre de nuit, qui se réveille la nuit. Différences et rapprochements entre les règnes végétal et animal. Les multiples animaux montrés vivent en symbiose avec les végétaux. Quid des hommes, montrés eux aussi dans leurs différences d’âge, de relation avec la nature ? Malgré leurs différences, le jeune indien et l’arbre seul partagent une relation, privilégiée, unique, échangent des mots, des secrets, et s’apportent mutuellement quelque chose que le texte n’explicite pas, laissant le soin au lecteur de l’imaginer. Il ne s’agit pas de réduire cette histoire à la sylvothérapie, mais bien de voir qu’il est question ici de guérir tant l’homme que la nature en dépassant nos différences par l’amitié, l’amour, la fraternité ou le respect… faute de quoi ne restera qu’une table rase et stérile. Mais à chaque lecteur de tirer ses propres conclusions à partir des propositions narratives et graphiques de l’album.

Un bel album, très métaphorique, très poétique, pour évoquer les relations entre l’homme et la nature et dire à quel point nos différences nous enrichissent, qu’il s’agisse de biodiversité ou de relations interpersonnelles. On saluera le travail des éditions L’initiale qui mettent à disposition, sur leur site, des fiches permettant de susciter de débats philosophiques à partir de leurs publications.

 

La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Texte de Pierre Coran (repris de Perrault) dit par Nathalie Dessay, Clémence Pollet (ill.)
Musique de Tachaïkovski (extraits)
Didier jeunesse, 2022

Sage ballet

Par Anne-Marie Mercier

Selon le principe de cette collection de livres musicaux consacrés aux ballets classiques, le CD fait entendre à la fois la musique et le texte, dit par Nathalie Dessay avec une sobriété de bon aloi. La musique de Tchaïkovski est découpée en petites séquences, sans doute pour éviter de lasser le jeune auditeur ; c’est un peu dommage qu’on n’ait pas le temps de s’installer dans chaque mélodie. Seule la fameuse valse (que l’on retrouve dans le film de Disney) du premier acte est donnée en entier, après la fin de l’histoire.
C’est dans un style très classique que ce conte est repris ici, avec des illustrations sages et gracieuses, un texte qui reprend fidèlement l’esprit de celui de Perrault tout en lui ajoutant quelques fantaisies (des dragons, par exemple). Le mélange d’inspirations de Disney et Perrault fonctionne bien ; les petites fées volètent joliment, et la méchante sorcière est impressionnante.
Tout se déroule dans un royaume de fantaisie où les humains ont parfois des attributs animaux (longues oreilles, becs d’oiseaux) et où toutes les couleurs de peaux se mêlent ; le Prince qui vient d’un pays lointain a la peau noire. Il s’appelle bizarrement Johan, entre moyen-âge et époque contemporaine, un prénom qui fait basculer dans une autre chronologie.

Les Nuits magiques de Nisnoura

Les Nuits magiques de Nisnoura
Jean-François Chabas – Alexandra Huard
Ecole des Loisirs – kaléidoscope – 2022

Ensorcelée…

Par Michel Driol

Nisnoura est une petite fille ordinaire, fille d’un directeur de théâtre et d’une mère costumière dans un pays oriental. Le jour de ses trois ans, elle découvre son mobile en pièces dans son lit. A sept ans, elle retrouve les magnifiques costumes du prochain spectacle en lambeaux. Et, à neuf ans, invitée chez une amie, elle constate des inscriptions sur les murs de la chambre, malveillantes pour cette amie et sa famille. Pleine de honte, elle fuit le village, et trouve refuge dans un palais désert, où elle découvre le pouvoir de ses cheveux, véritables serpents. Alors un mendiant lui révèle l’origine de la malédiction qui pèse sur les fillettes aux yeux verts nées le mois de la lune rousse, et le moyen de s’en débarrasser.

Les premières pages donnent le ton : un monde partagé en quatre royaumes, des personnages inquiétants, des dons extraordinaires, tout ceci pour créer un effet d’attente lié à ce mystérieux royaume de l’Est et à cette petite fille. Dans une ambiance proche des Mille et une nuit, dans un pays oriental lointain, mais contemporain, cet album propose un conte dont la simplicité apparente, celle de son récit, celle de son écriture, aborde des problématiques féministes avec ce pas de côté propre à la fiction. C’est une histoire de malédiction et de libération qui nous est proposée ici. Malédiction millénaire pesant une petite fille, bien innocente, liée au refus d’une autre femme d’épouser un puissant sorcier. Malédiction liée aux cheveux, aux belles et longues tresses qui s’animent le nuit et prennent leur autonomie pour agir, essentiellement mues par jalousie. Malédiction qui conduit la jeune fille à l’exil… Tout cela ne parle-t-il pas de la condition de la femme, aujourd’hui, pas seulement dans certains pays orientaux ? De ces femmes victimes et accusées, alors qu’elles ne sont coupables de rien, et ne peuvent que s’étonner de ce qu’on leur fait subir ? C’est aussi quelque part le thème de la sorcière qui est abordé, c’est-à-dire celui d’une femme jugée par les autres pour des pouvoirs prétendument diaboliques, mais également celui du double, du bien et du mal qui coexistent en nous, comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde. Mais le fort de cet album est de montrer que cette malédiction peut être vaincue par la volonté de celle sur qui elle pèse, voire se retourner à son profit, ce que montre, non sans malice, la fin de l’histoire qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. Bien sûr, le conte parle de cela, mais il en parle à travers l’imaginaire d’une fiction, au travers d’un récit plein de vie, épousant autant que possible le point de vue de son héroïne, dans une langue qui décrit avec précision et pittoresque les richesses de ce monde oriental. Particulièrement soignés, les dialogues campent les personnages et leurs interactions, leurs doutes, leurs colères, leurs peurs, leur sagesse aussi. Les riches illustrations d’Alexandra Huard sont pleines de détails pittoresques elles aussi, et contribuent à plonger le lecteur dans cet univers coloré d’un Orient imaginaire, entre désert et palais hindou. A noter l’adroite utilisation des mosaïques pour évoquer les légendes et le surnaturel au début de l’histoire, façon de planter un décor hors du temps, mosaïques que l’on retrouvera lors de l’illustration des propos du vieux mendiant.

Sous forme de conte oriental, une belle histoire féministe bien actuelle, pour prouver que « les filles ne sont pas si faciles à tourner en bourriques », un récit d’initiation intrigant pour apprendre à dominer les malédictions, ou le destin auquel nous serions condamnés.