Les Follets

Les Follets
Camille Romanetto
Little Urban 2024

A la recherche du Criquidibou

Par Michel Driol

En vacances chez ses grands-parents, Madenn ramasse un minuscule bonnet rouge au milieu d’un bois. Quand le propriétaire vient le récupérer, la voilà mise sur la voie de la découverte d’un peuple de créatures minuscules, les follets. Ces derniers ont perdu un objet plein de prix pour eux, le Criquidibou, et ils cherchent Madenn de le retrouver.

Ce roman illustré, découpé en 14 chapitres, entraine ses lecteurs dans un univers enchanteur et des personnages qui évoquent Alice de Lewis Caroll, Hippolène  ou Adèle de Claude Ponti, voire la Baba Yaga. Un univers proche, avec ces vacances chez les grands-parents, leurs rituels, leurs manies, leur amour aussi. Un univers féérique, avec ses mystères, ses créatures étranges, et les conversations qu’on peut y tenir avec un héron trop bavard, un lapin prolixe mais ignorant, et une Dame Grelette à la fonction bien définie. On est dans un univers de conte, avec cette maison des grands parents dans la foret, une maison qui a des allures d’isba dans l’illustration, avec la magie des créatures qu’on rencontre, ces follets d’apparence enfantine, pleins de sagesse, avec la quête surtout d’un objet dont on ignore tout, mais dont on laissera le lecteur découvrir à la fin quel il est et à quoi il sert. L’autrice joue avec l’intertextualité pour s’inscrire dans un certain de type de littérature, mais créer aussi un univers bien à elle, un univers dans lequel l’aventure vécue a quelque chose d’initiatique et sert à faire grandir l’héroïne, qui, avec son caractère bien trempé, mais son incapacité à prêter, va découvrir le sens de l’amitié, de l’amour, mais aussi se découvrir loin de sa famille, trouvant ainsi sa propre identité. Ainsi l’autrice propose un conte qui s’affirme comme tel, avec sa structure très archétypale, où tendresse et amitié sont les maitres mots. Le texte est d’abord un récit, qui fait la part belle à l’évocation des lieux, des créatures, des sentiments, des émotions. Il laisse place à quelques bouts rimés, des comptines pour se donner du courage, des formes de sagesse populaire, sorte de parenthèses amusantes. Il pourrait se suffire à lui-même, mais il constitue avec les illustrations un magnifique objet « à l’ancienne ».Outre quelques pages encadrées par des arbres, ou encadrant des fleurs, les illustrations pleine page évoquent, en particulier par les bordures et encadrements, les anciens livres pour enfants, ou, plus spécifiquement, les contes russes illustrés par Bilibine. Des couleurs tendres, des détails précis, des décors fouillés, autant de qualités de ces illustrations qui sont parfois de véritables tableaux.

Un roman illustré à l’écriture pleine de charme, aux illustrations pleines de poésie, qui entraine le lecteur dans un univers très enfantin, très féérique, un univers où tout est sérieux, même le jeu, un univers plein d’une tendre et douce fantaisie.

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage

L’Enfant au poisson rouge et autres contes d’apprentissage
Muriel Bloch – Illustrations de Phileas Dog
Gallimard Jeunesse 2024

Quand celui ou celle qui marche fait le chemin…

Par Michel Driol

L’ouvrage commence par une belle préface de Muriel Bloch, qui, prenant appui sur de nombreux contes, de nombreux conteurs, montre d’abord à quel point les contes de toutes origines sont préoccupés par l’enseignement de la vie, en multipliant les figures d’apprentis, les uns sages, les autres fous. C’est à cette rencontre avec tous ces élèves que nous convie le recueil de 23 contes.

Il s’agit de contes du monde entier, que Muriel Bloch raconte ou adapte dans une langue très agréable à lire, pleine de vie, sachant ménager les surprises et les effets de chute. Ses héros sont des princes ou des enfants, des cordonniers ou des samouraïs, des hommes ou des femmes.  Les uns cherchent à apprendre, comme cet empereur chinois qui se sent incapable d’agir, d’aimer et de vivre. Les autres veulent gagner leur vie, comme ce paysan grec. D’autres sont rusés, comme cet apprenti tailleur qui ne veut, comme prix de son travail, que le poids de son mouchoir. D’autres encore sont pleins de contrariété, comme ce pêcheur  breton. C’est toute une humanité diverse et variée, de caractère, de condition que ces contes nous proposent. On peut y rencontrer le roi Salomon mais aussi le diable, et, parfois même, des héros animaux, un tigre et un chat, ou un coyote et une sauterelle.

Qu’est-ce qui caractérise ces élèves dans ces contes ? Les uns, comme ce prince géorgien, ont besoin qu’on leur explique, car ils ne comprennent pas ce qui est dit de façon trop cachée. Les autres, comme le paysan grec, se ruinent  pour apprendre des choses qu’ils ne comprennent pas, mais qui lui apporteront la fortune.  D’autres encore, comme l’enfant au poisson rouge, se perdent dans la contemplation d’un poisson qui tourne en rond dans son bocal. D’autres enfin ne comprennent pas les messages que la mort leur envoie, signes universels du vieillissement.  Car, si philosopher c’est apprendre à mourir, il en est peut-être autant de la lecture des contes, leçons de vie, leçons de mort. On y apprend à bien vivre, c’est-à-dire à s’interroger sur l’amour, l’amitié, la valeur du travail, le valeur de la parole. On y apprend à lutter contre les traditions avilissantes, comme le sort de ces jeunes filles mauritaniennes qu’on engrosse pour les marier.

Ce recueil propose donc une grande variété de contes, de par les origines (tradition juive, bretonne, soufie, chinoise, iranienne…), de par les situations qu’on y rencontre, provoquant à chaque fois l’étonnement et la surprise du lecteur. Celui qui ne sait pas signer son nom devient plus riche que s’il l’avait su.  Celui qui croit conseiller le diable se fait emporter par lui. Les chutes sont souvent étonnantes, révélant alors tout le mystère de la sagesse.

Chaque conte est illustré par Phileas Dog, jeune plasticienne qui excelle en sérigraphie. Elle multiplie, sur une même page, les regards, les situations, dans de couleurs vives, montrant des personnages expressifs dans des décors stylisés, souvent entourés d’une frise.

Toute la sagesse du monde est dispersée aux quatre vents, et personne n’en a le monopole, dit le conte d’Anansi. C’est bien ce que montre cette recension, qui invite à la chercher partout., chez les plus sages comme chez les plus fous, pour apprendre à vivre.

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai

Le vaillant soldat de plomb au pays des yõkai
Muriel Bloch – Photographies de Pierre-Jacques et Jules Ober
Seuil Jeunesse 2025

Andersen à Kyoto

Par Michel Driol

Chacun connait l’histoire du petit soldat de plomb unijambiste d’Andersen, amoureux d’une ballerine.  Cet album la transpose fidèlement au Japon, les adversaires du petit soldat étant les yõkai, dont la préface précise – heureusement – qu’il s’agit de créatures surnaturelles peuplant l’imaginaire japonais, à la frontière du bien et du mal. Une postface présente, à la façon d’une encyclopédie, ceux qu’on aura rencontrés dans le texte. Le lecteur familier d’Andersen reconnaitra toutes les péripéties, l’amour envers la ballerine, devenue ici petite demoiselle en kimono, le voyage en bateau de papier, le retour dans le ventre d’un poisson, et la mutation finale des deux protagonistes en un cœur… Le lecteur qui ne connaitrait pas le conte source éprouvera un autre plaisir, à découvrir à travers quels dangers passe le petit soldat unijambiste échappé d’une guerre napoléonienne, et la fin pleine de poésie.

Le texte de Muriel Bloch, dans une langue vivante, épouse au plus près le point de vue du petit soldat, donne à entendre ses pensées, son monologue intérieur, ses pensées, ses sentiments, ses peurs aussi, contribuant à faire de ce jouet un véritable personnage, doublement étranger, étranger au Japon, étranger dans un monde merveilleux où tout peut arriver. Le récit transpose l’enfant du conte source en un marchand d’antiquités japonais, faisant aussi de ce dernier un véritable personnage. Si c’est lui qui ouvre le récit en trouvant le soldat dans un marché aux puces, et c’est lui qui le clôt en vendant la bague sertie du cœur de plomb à un jeune couple, il reste comme étranger aux mésaventures du soldat, et à ce qui se passe chez lui la nuit.

Le texte est ici magnifiquement illustré par des photographies, comme cela se pratique encore trop rarement en littérature pour la jeunesse, plaçant le lecteur devant un objet hybride, entre album et roman photo. La mise en page propose parfois des photos pleine page, mais le plus souvent des strips faisant avancer l’action, juxtaposant ou confrontant les images de façon très expressive. Des photos dont les couleurs très saturées et les contrastes forts rendent bien compte de cet autre univers qui est celui du conte. Le Japon propose ici des décors de toute beauté, qu’il s’agisse du parc automnal dans lequel glisse le navire du soldat, des rues et des vieilles maisons. Mais le décor le plus fabuleux et le plus riche est sans doute celui du magasin d’antiquités et de jouets, magasin surchargé de bibelots de toutes les couleurs, véritable caverne d’Ali Baba propice aux rêves. Les objets photographiés en gros plan qui peuplent ce magasin ont diverses origines : soldat de plomb occidental, poupée japonaise, personnages sortis de mangas ou d’une culture populaire. La porcelaine raffinée côtoie le plomb et le plastique bon marché, à l’image d’une humanité bigarrée. Quant aux yõkai que l’on rencontre, ils sont des personnages hauts en couleur, inquiétants à souhait Le montage, le choix des cadrages, des lumières font de cet album une véritable réussite esthétique.

Un album qui ose utiliser la photo dans ce qu’elle a de plus artistique pour offrir au vaillant petit soldat et au lecteur un voyage dépaysant au Japon.

Peau d’âne – Un opéra de papier

Peau d’âne – Un opéra de papier
Clémentine Sourdais
Seuil Jeunesse 2024

Un conte dépoussiéré

Par Michel Driol

Clémentine Sourdais adapte le célèbre conte de Perrault pour en faire, ainsi que l’indique le sous-titre, un opéra de papier, c’est-à-dire un album qui conjugue illustrations gaies aux couleurs fluos, pop-ups, et dialogues théâtralisés.
Adaptant le texte, l’autrice reste fidèle aux péripéties initiales de Perrault, ainsi qu’aux personnages du conte, et l’on retrouvera ainsi le roi, la mort de la reine, l’âne magique, la fée marraine et le mariage final. Avec deux libertés prises par Clémentine Sourdais. On le sait, Peau d’Ane est un conte sur l’inceste, et cette dimension du désir du père à l’égard de l’adolescente est ici modifiée. C’est le conseil du roi qui propose le mariage contre nature, mariage qui révulse la jeune fille, et étonne le roi, présenté alors comme atteint de folie. De ce fait, à la fin, la princesse et son père peuvent se retrouver, elle consciente de n’avoir qu’un seul père, lui ayant retrouvé la raison. Double happy end donc, mariage et réconciliation faisant rentrer dans l’ordre ordinaire des choses ce qui avait été déréglé par le récit. La langue de l’adaptation est une langue porteuse de quelques marques d’oralité, la conteuse s’adressant au public, bruitant son texte de quelques onomatopées et inventant une formule magique assez pittoresque pour faire apparaitre la cassette pleine des riches vêtements de la princesse. Pour autant, c’est une langue qui reste classique, et porte quelques marques plus littéraires, comme les inversions syntaxiques, l’emploi de certains termes un peu surannés (souffrir cette idée) qui rappellent ainsi, de loin, la langue du conte initial. Enfin, c’est une langue qui fait la part belle aux dialogues, certes déjà présents chez Perrault, mais ici amplifiés, donnant corps aux voix des différents personnages.
La princesse de Clémentine Sourdais devient une héroïne forte. C’est elle qui tente de faire entendre raison à son père, qui va demander l’aide de sa marraine pour se tirer de ce mauvais pas, qui découvre le monde sauvage et élargit son horizon. Loin d’être anéantie par son déguisement obligé, son exil, sa fuite, elle y puise comme une seconde force en lien avec la nature. Pour autant, elle reste humaine, fragile, atteinte parfois de nostalgie et de regret de sa magnificence passée. En cela, elle devient une héroïne du XXIème siècle, féministe, humaine, complexe.
Les illustrations sont traitées dans des couleurs très flashy, fluo, et nous entrainent dans un « il était une fois » qui mêle le présent (voir les maisons, les pylônes, les voitures de la couverture) et le passé (voir les vêtements des médecins). Quatre pop-up s’ouvrent, à la façon des décors de théâtre de papier, montrant quelques lieux de l’action. Les fameuses trois robes merveilleuses sont, elles aussi, traitées en pop-up, façon de leur donner du relief, tout en laissant l’imaginaire intact. Quant aux autres illustrations, elles ne mettent pas trop l’accent sur le côté misérabiliste que pourrait avoir la représentation de la jeune fille vêtue de sa peau d’âne. Comme sur la couverture, elle devient une alerte héroïne prête à parcourir le monde, avec sa longue chevelure rousse, et ses bottes qu’on dirait de sept lieues… Elle n’est pas victimisée, mais pleine d’allant !
Clémentine Sourdais continue ici avec talent son travail d’adaptation des contes traditionnels dans des formes très contemporaines, gaies, pleines de joie, montrant en quoi ils ont encore des choses à dire aux jeunes lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.

Le fils du roi, c’est moi

Le fils du roi, c’est moi
Sophie Dieuaide
L’Elan vert 2024

D’après Perrault, mais pas trop…

Par Michel Driol

Le narrateur, Paul, connait par cœur le conte de la Belle au bois dormant… Et, lorsque rentrant de l’école, il découvre un parc entouré de broussailles, au fond duquel on perçoit un toit, le voilà persuadé que c’est le château de la Belle endormie… C’est alors que surgit Tom, toujours là où on ne l’attend pas. Mais les deux garçons vont finalement pénétrer dans la maison, et y découvrir non pas la jeune princesse mais une vieille femme, qui, par chance, a une petite fille qui s’appelle Aurore ! Suivra le conte raconté par Paul… et le conte original. Le tout est illustré des célèbres gravures de Gustave Doré.

Voilà un roman plein de drôlerie et de finesse. L’humour vient d’abord du ton du jeune narrateur, à la fois inséré dans sa famille (ah ! les relations avec la sœur zézayant avec laquelle il consent à jouer pour qu’elle le couvre !) et persuadé d’être en face du château… Dès lors, alors que le portail peut s’ouvrir facilement, il tient à franchir la barrière de ronces, pour faire comme le prince… Mais un écolier est-il un prince ? Un cartable vaut-il un cheval ? Car, tout en agissant, Paul propose sa lecture des personnages du conte. Il trouve le personnage du prince assez falot : après tout, tout est facile pour lui ! Et Paul de confronter l’époque du conte à l’époque actuelle, pour le plus grand plaisir du lecteur embarqué à la fois dans un roman d’aventures et une réflexion sur le conte. Tout au long du roman se dessine une vraie relecture très fine du conte original, abondamment cité, commenté par le narrateur, qui n’a pas sa langue dans sa poche. Sa façon de raconter et de juger le conte de Perrault est désopilante : si c’était une rédaction, quelle note lui mettrait-on ? Que penser de la fin du conte, où on découvre soudain le danger potentiel représenté par la femme du roi, une Ogresse ? C’est drôle, enjoué, plein d’imagination, et écrit dans la  langue bien vivante d’un enfant d’une dizaine d’années.

Que valent les contes aujourd’hui ? Quels enseignements peuvent-ils encore donner à un enfant contemporain ? Ce sont aussi ces questions que pose, en filigrane, ce roman qui parvient, avec succès, à se mettre dans la tête d’un jeune lecteur pour évoquer sa réception de Perrault à l’aune de son propre vécu.

Pouce

Pouce
Raphaële Frier – Kam
Editions du Pourquoi pas ?? 2024

Insatiable ?

Par Michel Driol

Tout commence par la naissance d’un enfant attendu, mais qui nait pas plus grand qu’un pouce. Pour le faire grandir, ses parents se dévouent : il engloutit tout le lait de sa mère, puis celui d’animaux, puis les légumes du  potager qu’on fait pousser à la place de la forêt. Désespérés, les parents emmènent Pouce au plus profond de la forêt. Les animaux de la forêt se relayent alors pour le nourrir, au point que l’enfant, devenu un géant, la menace. La forêt exile alors Pouce sur  une haute montagne, où il mange des cailloux… et continue de grandir et grossir jusqu’à son réveil. Devenu volcan, il laisse échapper une lave épaisse qui engloutit tout avant de s’endormir. Au pied du volcan, la population se déchire en deux clans entre lesquels le récit ne tranche pas…

Voici un album qui, tout en conservant les caractéristiques du conte traditionnel, touche à l’écologie, bien sûr, mais aussi à la philosophie de façon très métaphorique et polysémique. Polysémie du titre d’abord, qui est à la fois le nom du héros, sorte de descendant du petit Poucet, mais aussi « Pousse », cette interjection par laquelle les enfants arrêtent un jeu. Polysémie ensuite du rapport entre le texte et les images, qui développent un autre discours en contrepoint, dans lequel on voit un paysage très naturel s’urbaniser et s’industrialiser peu à peu : maisons, centre commercial, mines, usines, c’est tout cela que détruit le volcan. Double narration donc qui fait de Pouce à la fois le personnage du conte et l’archétype de l’humanité, qui s’empare de tout, avale tout, tout pour assurer sa survie, jusqu’à tout détruire dans une coulée de lave, sans mesure, à son image.

Du conte traditionnel, l’écriture reprend les répétitions de formules symboliques et pleinement signifiantes, qui le rythment et en marquent la progression. Deux, en particulier, reviennent, l’une pour dire que le temps passe, avec l’image de l’horloge qui continue son travail, dont les aiguilles tournent toujours, inéluctable. L’autre, c’est la répétition de la formule Mange, mange, où la forêt / la montagne / le volcan /  te mangera. Cette dernière formule, comme un proverbe frappé au coin du bon sens, qui part de la bonne intention des parents de protéger le nouveau-né, subit très vite une inversion maligne, car la voracité humaine n’a pas de limite, et l’enfant, métaphoriquement, de petit poucet devient ogre… L’album nous fait glisser d’un niveau de lecture à un autre, pour nous questionner sur nos modes de vies, nos besoins, et notre rapport avec la nature environnante, jusqu’à la question finale. Devons-nous continuer à pratiquer cette philosophie qui nous oppose à la nature, comme un danger, qui nous mangera si nous ne la mangeons pas,  ou changer de mode de vie. La décroissance est-elle une option face au volcan – figure à la fois du risque naturel et figure de l’hubris humaine – qui menace de tout engloutir ? Sommes-nous condamnés à toujours conquérir d’avantage de terres, à détruire toujours plus de forêts, à détruire toujours plus la nature ou reste-t-il l’espoir d’une prise de conscience ? Si l’album ne tranche pas, le sens du récit est clair, mais laisse chaque lecteur libre de choisir une option.

Un album qui, sous la forme d’un conte, avec une belle écriture dont les formules rituelles ne demandent qu’à être oralisées, donne à voir un personnage ambigu, à la fois chétif, que tout un chacun veut protéger, un personnage qu’on abandonne plusieurs fois, mais qui devient le pire ennemi de ceux qui prennent soin de lui. Belle métaphore de l’anthropocène…

L’Arbre au Lion

L’Arbre au Lion
Géraldine Elschner – Vanessa Hié
L’élan vert 2024

Un peu de temps avant les jardins de l’Alhambra

Par Michel Driol

Malika ne se sépare pas de son lion de bronze à la queue articulée, cadeau de son grand père, fameux joueur d’oud. Le jour elle garde les chèvres tandis que son père, artisan, sculpte des panneaux de bois. Elle adore trouver refuge dans un bel oranger, d’où elle surprend le fils du sultan annoncer à sa suite que c’est ici que son père entend construire son nouveau palais, à la place de l’arbre. La ruse de Malika lui permettra-t-elle de sauver son arbre ?

Ce nouvel opus de la collection Ponts de Arts, consacré aux Arts de l’Islam, nous plonge dans  la Grenade du XIIIème siècle, représentée de diverses façons par Vanessa Hié.  Des chevaux qui semblent sortis directement des miniatures persanes.  La richesse des vêtements des puissants.  La ville et le palais, aux hautes ogives mauresques, et l’intérieur des échoppes. Ça et là, on découvrira des objets, coupes, vases montrant la richesse de cette civilisation islamo-andalouse à son apogée, dans des couleurs oranger et ocre pour l’intérieur, vert tendre pour l’extérieur.

Le récit – proche du conte – pose une fillette attachante, courageuse et rusée dans un milieu populaire, une fillette que l’on voit jouer, à la fin de l’album, avec le fils du sultan dans le palais nouvellement construit. Dans ce récit se détache la figure du grand-père auquel la fillette était attachée, figure tutélaire, alliant la musique et la force, homme de la parole, capable de raconter le palais du sultan. Bien sûr, comme dans tous les ouvrages de cette collection, l’objet – ici le lion de Monzon –  découvert au XIXème siècle, tient le rôle important d’un objet magique par la formule inscrite sur son dos, bénédiction parfaite, bonheur parfait.  La partie documentaire qui clôt l’ouvrage lui est en grande partie consacrée, tout en le replaçant dans la géographie et dans l’histoire.

Un ouvrage qui met un nouvel élément de l’histoire de l’art à la portée de tous avec bonheur.

Les Trois Petites Epluchures

Les Trois Petites Epluchures
Coralie Saudo – Xavière Devos
L’élan vert 2024

Conte, compost et consommation…

Par Michel Driol

Suite à aux nombreuses mésaventures, qui l’ont laissé bien meurtri, le Loup est devenu végétarien, et, vêtu d’un superbe tablier de ménagère, il prépare des salades pour sa petite louve, qui préfèrerait manger du cochon ou de l’agneau. Arrivent les trois petits cochons qui s’extasient devant un magnifique potager près d’une maison, et décident de demander conseil au propriétaire, le Loup…Suivent quelques quiproquos et situations savoureuses qui revisitent l’histoire canonique, en l’inversant, et l’on découvre les secrets de ce potager : le compost créé bien malgré eux par le loup et petite louve qui jettent épluchures ou rondelles de tomates par la fenêtre.

Avec beaucoup d’humour, de joie, et de vivacité, l’autrice et l’illustratrice revisitent l’histoire des trois petits cochons et posent la question de notre alimentation, de notre surconsommation de viande. Le récit inverse avec malice le conte traditionnel : ce sont les cochons qui soufflent, et ce sont eux qui se retrouvent dans le chaudron, au grand dam d’un gentil loup sympathique qui ne leur veut aucun mal ! Au passage, le récit égratigne les gouts alimentaires des enfants, avec cette petite louve que les salades paternelles à base de concombres et de tomates ne font guère rêver. Passant de l’autre côté de la fenêtre, on passe de l’univers farfelu du conte au monde du compost, et l’un des petits cochons se révèle un savant botaniste qui explique la dégradation des végétaux par les « petites bêtes », l’illustration montrant alors toute cette vie souterraine, non sans fantaisie !

Certes, il est question d’alimentation, de compost, mais le thème est traité avec légèreté et malice. Le texte, qui fait la part belle aux dialogues, est vivant et savoureux, en particulier à cause de la petite louve, monomaniaque, effrontée, traduisant en termes enfantins les propos savants de Plouf, le cochon savant (on laissera au lecteur le plaisir de le découvrir !). La chute, avec une promesse de chips de carottes et de gâteau chocolat-courgette, montre que, comme l’écrivait Brecht dans l’Opéra de Quatre sous, La bouffe vient d’abord, ensuite la morale… mais que tout est affaire de qualité et de préparation ! Les illustrations, crayonnées en couleurs vives et printanières, sont dynamiques et joyeuses, prenant souvent les choses à contrepied et posant d’abord des personnages caractéristiques.   Le loup, qu’il soit vêtu de son costume bleu ou de son tablier à carreaux vichy, avec ses grosses lunettes sur le nez, la petite louve dans son pyjama salopette, petit bandeau autour de la tête, les trois cochons revêtus qui d’un maillot, qui d’une salopette, incarnent une animalité très humanisée, dans laquelle se détache l’agressivité « naturelle » de petite louve. Les visages sont expressifs, trogne des petits cochons aux yeux exorbités, air rêveur du loup, mimiques pleines de saveur de petite louve. Et que dire de l’intérieur de la maison du loup qui mêle une cuisine très contemporaine avec une cheminée et un chaudron à l’ancienne !

Un album plein d’humour, qui revisite avec bonheur le conte des trois petits cochons, et donne des leçons de compostage ! A dévorer sans modération !

Le Poisson caméléon

Le Poisson caméléon
May Angeli
Editions des Eléphants 2024

Partie de pêche…

Par Michel Driol

Comme Séquoia n’a pas sommeil, son grand-père lui raconte une histoire de pêche. Un gros poisson doré s’était glissé sous sa barque, puis un cormoran lui avait expliqué que ce poisson en or avait mangé tous les poissons. A eux deux, ils avaient fait partir ce poisson, devenu bleu : le poisson caméléon que le lendemain ils iront tenter de pêcher.

Les illustrations, d’abord, de splendides gravures sur bois, le plus souvent en doubles pages. S’y mêlent le bleu de la mer et celui du ciel, le blanc de la barque, les rayures jaunes du maillot du grand-père et le noir du cormoran.  Des gravures à la fois rugueuses, dans les traits et les lignes, des gravures qui laissent  imaginer autant qu’elles décrivent, des gravures pleines de la lumière de la Tunisie chère à l’artiste. Des gravures dans lesquelles les personnages sont campés dans des attitudes  expressives : voir par exemple les yeux bleus grand ouverts de la fillette, ou le grand père partant à la pêche de dos, face à la mer.

Le récit, quant à lui, fait la part belle au dialogue. Le récit oral du grand père est interrompu par la fillette, et lui-même dialogue avec le cormoran. On est plus dans le conte merveilleux que dans le récit réaliste, dans un récit qui s’inscrit dans toute la tradition des récits de pêches étranges, ou dans celle des récits de marins dont on ne sait pas bien, depuis Ulysse, s’ils sont réels ou inventés. Ainsi naissent peut-être les légendes familiales, autour de ce lit, dans ce récit qui se clôt par la promesse d’une journée de pêche en famille le lendemain. Il y a là toute la force de la parole pour faire naitre des situations, et évoquer ce poisson caméléon bien réel, mais devenu ici mythique, comme peut l’être la baleine blanche poursuivie par Achab, poisson fabuleux, vorace, ennemi du pêcheur,  insaisissable.

Un album qui sait, tant par son illustration que par son texte, faire (re)naitre le mystère, le merveilleux, d’un temps et d’un lieu, celui de l’enfance, où l’on croit encore que les pêcheurs peuvent parler avec les cormorans…

Le Conte de l’unique nuit par Shéhé-Hazarde l’étourdie

Le Conte de l’unique nuit par Shéhé-Hazarde l’étourdie
Arnaud Alméras – ®obin
Gallimard Jeunesse Giboulées

Salade composée de contes

Par Michel Driol

Reprenant le récit enchâssant les Mille et une nuit, l’album commence avec un roi cruel et féminicide, dont  Shéhé-Hazarde, la fille du vizir, entend bien arrêter les crimes. Son plan est simple : raconter un conte et l’interrompre avant la fin… Mais rien ne se passe comme prévu. La jeune fille s’embrouille dans les noms, dans les situations, ce dont le roi se rend compte. Et on glisse ainsi de l’histoire de Sindbad  à celle d’Ali Baba, puis à celle d’Aladin… Tout se termine par un mariage dans le conte, et, dans le récit cadre, par un bâillement du roi qui s’endort pendant 1001 nuits… rêvant de l’histoire qui vient de lui être contée.

Cet album revisite habilement trois des histoires les plus connues des mille et une nuits, avec humour et facétie. D’abord par son personnage, une conteuse si étourdie qu’elle en vient à tout mélanger, mais se débrouille pour trouver une explication plausible à méprises, avec un sourire désarmant… Ensuite par le traitement des illustrations, qui jouent à la fois sur l’Orient rêvé des contes, une représentation très enfantine du héros de l’histoire racontée, et de savoureux anachronismes, comme le génie devenu pilote d’avion, ou les grues qui assurent la construction du palais final. Enfin par le jeu avec les récits, qui renouvelle le genre bien connu en littérature pour la jeunesse de la salade de contes. Les glissements progressifs sur les noms des personnages font ainsi passer d’un héros à l’autre, d’une histoire à l’autre, dans un enchainement narratif enlevé, fluide, et surprenant pour le lecteur qui connait les 1001 nuits. Le récit cadre est présent aussi bien dans le texte, marqué par les interruptions du roi, auditeur attentif et méfiant, reprenant chaque erreur, que par l’illustration, montrant, en vignettes, les visages de la conteuse, souriante, sympathique, et du roi, tour à tour, en colère, étonné…

Si le roi est bien conforme au tyran du conte original, la conteuse est une figure féminine actuelle, audacieuse, déterminée, pleine d’humour,  qualités qui compensent l’étourderie qui pourrait lui être fatale ! L’album revisite ainsi le pouvoir de la parole et du conte, de façon assez paradoxale dans le renversement final, car le récit embrouillé, confus, mais plein d’épisodes merveilleux, épiques, surnaturels finit par endormir le roi et le neutraliser. Façon de dire le pouvoir des récits, quelle que soit leur qualité, pour lutter contre la violence !