Le Lac de singes

Le Lac de singes
Elise Turcotte – Illustrations Marianne Ferrer
De La Martinière Jeunesse 2020

Quand dyslexie rime avec poésie

Par Michel Driol

Quand elle est fatiguée, la mère du jeune narrateur mélange les syllabes. Les deux vivent alors dans un univers poétique où sonnent les floches de Noël, où l’on désert la table. Parfois, dans les musées, on jette un regard noir à la mère, qui lit mal les inscriptions. C’est que son cerveau va trop vite, pense l’enfant. Une nuit, après le lapsus lac de singes – sac de linge sale, il rêve, se retrouve dans un pays merveilleux, où se baignent des singes dans un lac. Et l’enfant de se baigner avec les singes. Au réveil, sa mère lui tend un pull à tête de singe qu’elle a trouvé dans le lac de singes…

Avoir recours à la poésie pour parler des troubles du langage est à coup sûr une très bonne idée. On avait chroniqué ici l’excellent Ma mamie en poévie, de François David. Le Lac des singes est un album différent, bien sûr, mais tout aussi réussi. D’abord par sa première partie, très réaliste, montrant le lien affectif très fort entre l’enfant et la mère, passant dans l’image par les regards, les mains serrées, la transformation de l’univers familier en un monde magique où la table est vraiment devenue un désert. Cela passe aussi par le choix des lapsus et autres inversions, qui ouvrent tous à un univers merveilleux et poétique, à une sorte de réalité augmentée, à une autre façon de percevoir le monde qui nous entoure – ce qui est le propre de la poésie. La deuxième partie, très différente, entraine le lecteur dans un autre univers, à la fois celui du rêve et de la langue. On ne se risquera pas ici à une interprétation psychanalytique, on rappellera juste les liens entre rêve, inconscient et langage pour Freud ou Lacan : loin du regard des autres, l’enfant se retrouve en communion avec les animaux, dans un principe de plaisir généralisé. Comme dans tout récit fantastique, un objet transitionnel à la fin laisse planer le doute sur la réalité ou non des épisodes qui échappent à la réalité.

Voilà donc un album qui conduit à changer le regard envers ceux qui sont affectés de troubles du langage. Il signale à quel point les erreurs peuvent être créatives pour peu qu’on les regarde  différemment, avec un regard bienveillant et enfantin, en les acceptant et non en s’en défiant. Mais rien de moralisateur dans cet album qui ne se veut pas donneur de leçons : c’est la narration qui est porteuse de ces valeurs, c’est le texte qui dit la beauté des lapsus, c’est l’image qui montre l’affection et l’amour.

Dyslexie, dysphasie : autant de mots et de réalités qui font peur et que ce bel album – canadien dans sa première édition – éclaire d’un regard différent et positif.

 

Les mots d’Enzo

Les Mots d’Enzo
Mylène Murot, Carla Cartagena
Utopique, mars 2017

Quand les mots terrifient…

Par  Chantal Magne-Ville

Enzo est un petit garçon en souffrance, car il se sent différent des autres, bien que son handicap ne se voie pas vraiment : il est tout simplement fâché avec l’écriture des mots… Ceux-ci apparaissent d’ailleurs au détour des pages comme autant de petits trolls menaçants, ou rebelles, images d’une dyslexie qui n’a pas encore de nom. Enzo tranche dans la classe par son éternel T-shirt rouge frappé du mot  « dinosaure », dont les graphies incertaines illustrent à elles seules les difficultés de l’orthographe. Les problèmes qu’il rencontre pendant le cours l’amènent à tout mélanger, à avoir la  sensation que sa tête explose, ou à s’échapper dans un flou cotonneux dont l’arrache brutalement la voix de la maîtresse. Il devient l’objet de moqueries de la part du chouchou de la maîtresse, jusqu’à ce que l’intervention bénéfique d’une l’orthophoniste lui redonne confiance en lui.

L’illustration surprend de prime abord par ses traits adoucis aux crayonnés délicats, et ses couleurs relativement sombres, qui pourraient la rendre un brin passéiste. Elles contribuent cependant à créer une impression de relative sérénité, y compris quand la figure de l’enseignante se fait menaçante. Le grand format, étiré  dans le sens de la hauteur, fait davantage ressentir la difficulté  d’Enzo pris sous les regards croisés de ses pairs et de son entourage scolaire. Quand il voudrait que la maîtresse voie qu’il travaille réellement, il l’imagine cachée derrière des peluches érigées en pyramide. Ses difficultés à apprivoiser les mots s’incarnent par la métaphore d’un crabe qui sort de son cartable. Ses erreurs dans l’orientation des lettres, comme dans « boulet » et « poulet », se traduisent par un dessin peut-être un peu trop explicite. Finalement, « tout bascule du bon côté », comme l’indique la quatrième de couverture, dans cette histoire pleine de bons sentiments, sans être cependant mièvre, qui rappelle de façon  encourageante que la résilience existe.

Kill all enemies

Kill all enemies
Melvin Burgess
Gallimard jeunesse (scripto), 2012

Metallica comme un havre de paix

Par Anne-Marie Mercier

C’est d’abord Billie qui prend la parole. Le lecteur francophone met un peu de temps à comprendre que ce personnage violent est une fille. En décrochage scolaire, placée en foyer, elle vit sa dernière chance avant le centre fermé pour adolescents. Puis c’est au tour de Rob, un garçon un peu trop enveloppé, qui adore sa mère, est martyrisée par son beau-père et par les autres élèves de son collège. Il n’a qu’une passion dans la vie, la musique « metal ». Chris à une vie plus normale, il vit avec un père et une mère aimants et soucieux de son avenir mais il refuse depuis plusieurs années de rendre des devoirs écrits. Ces trois adolescents en échec scolaire vivent tout au long du roman des événements de plus en plus graves qui les conduisent à se retrouver ensemble dans un centre ouvert pour adolescents difficiles. A ces points de vue alternés qui se succèdent d’un chapitre à l’autre s’ajoute celui d’une éducatrice qui suit Billie depuis longtemps; sa perspicacité lui permet de comprendre ce que vivent les deux garçons alors que leur entourage est aveugle. D’abord ennemis, les trois adolescents s’unissent enfin pour un happy end dans lequel la musique « metal » joue un grand rôle, celle du groupe dont le nom a donné le titre du livre.

Melvin Burgess, connu pour ses romans qui dépeignent de façon crue les excès adolescents, a enquêté dans un centre pour élèves délinquants exclus de leurs établissements scolaires (voir son blog) et il propose une vision de l’école assez manichéenne : le collège des trois adolescents est incapable de les prendre en charge, méconnaît totalement la situation familiale dans laquelle ils se trouvent, ou, dans le cas de Chris, ne peut pas diagnostiquer la raison de son refus de l’écrit. À l’inverse, les éducateurs du centre sont présentés comme des professionnels dévoués, soucieux de rester des professionnels tout en développant pour ces enfants perdus une réelle affection.Sur son site, l’auteur explique qu’il a découvert dans cette enquête que ces adolescents n’étaient pas des losers mais des héros : ils ont d’autres soucis que ceux de l’école, des soucis graves, et sont pénalisés pour cela au lieu d’être aidés.

Entre violences scolaires et violences familiales – aussi bien psychiques que physiques – les personnages se débattent et se battent, ou sont battus. Ils sont des êtres désemparés qui s’accrochent à la moindre lueur d’espoir. Le paradoxe est que c’est un groupe de musique « métal » qui s’avérera être un lieu de douceur, de respect et de courtoisie. Le roman est un puzzle qui se construit peu à peu, entre terreur et errance, c’est un tableau dur et bouleversant d’adolescents en crise, malmenés par la vie.