Mille arbres

Mille arbres
Caroline Lamarche Illustrations d’Aurélia Deschamps
CotCotCot éditions 2022

Zone à Défendre

Par Michel Driol

On projette de construire une autoroute qui coupera la vallée en deux, juste aux pieds d’une forêt plus que centaine, plantée là par des moines, et depuis soigneusement entretenue, en particulier par les grands parents du narrateur. L’autoroute doit passer juste au bord du jardin de sa grand-mère, au pied d’un tilleul centenaire dans lequel est mort son grand père. Le projet, porté par un ingénieur, soutenu par les politiques, est vivement combattu par les riverains, dont le père de Diane, l’amie du narrateur. Après courriers, réunions publiques, distribution de tracts, les deux enfants s’installent dans une cabane construite sur l’arbre, leur zone à défendre.

Issu d’une pièce radiophonique que Caroline Lamarche avait écrite pour France Culture, ce roman aborde bien des thèmes qui font, hélas, notre actualité, autour de personnages bien marqués. Il y a le narrateur, François, un brin rêveur, qui découvrira son histoire familiale. Il y a Diane, sportive, engagée, libre et pleine d’allant. Il y a aussi l’ingénieur, qui répond paradoxalement au nom de Prévert, archétype des technocrates qui pensent agir pour améliorer les conditions de vie. Autour de ces trois personnages phares tournent une galerie de personnages secondaires, tous habitant le même village, se connaissant bien, se fréquentant le dimanche matin à la messe. Ce que le roman montre, c’est l’opposition entre deux mondes qui se côtoient, mais sont loin de partager les mêmes valeurs. D’un côté, les politiques, qui sont en fait complètement sous l’influence des technocrates, des « ingénieurs », qui leur dictent leurs projets, pensant aller dans le sens du progrès (plus de voitures, donc plus de déplacements, donc des autoroutes…) et qui y voient quelque part une reprise d’activité pour leur communes. De l’autre, les riverains, attachés à une tradition séculaire de vie en symbiose avec la nature, symbolisée ici par cette forêt dont on prend soin. Pour eux, ce projet est un immense gâchis écologiste. Le roman a l’intérêt d’aborder cette question de la lutte contre des projets écocides dans une langue  proche de l’oralité, tant dans la syntaxe que dans le lexique. On y entend réellement parler François, le narrateur, et cela le rend proche du lecteur. Ensuite il l’aborde avec des symboles forts : d’un côté celui de ce tilleul magnifique, un arbre-bateau (et on songe à ce beau symbole de l’arbre, de l’arbre maison dans toute la littérature pour la jeunesse), de l’autre les mots de l’ingénieur Prévert qui parle de recoudre la vallée que l’autoroute aura décousue. Mais tout peut-il être recousu ? Il s’inscrit enfin dans une tradition propre au roman pour la jeunesse, proche de Robinson ou du Baron perché… Les illustrations d’Aurélia Deschamps, pratiquement bicolores oranger et bleu, apportent une respiration plutôt poétique à ce texte, respiration qui devient apocalyptique sur la seule double page centrale qui montre l’autoroute coupant la vallée, métaphoriquement coupant le livre… Une postface documentaire, bien documentée, pleine de clarté et de pertinence, met en perspective cette histoire, la cabane dans l’arbre de François et Diane, avec le combat des Zadistes, du Larzac à Notre Dame des Landes.

Un livre engagé dans la défense de l’environnement, pour montrer aux jeunes générations la valeur et le sens de la lutte, et leur rappeler que Demain se fera avec elles.

L’Envol de Miette

LEnvol de Miette
Anne Cortey – Herbera
A pas de loups, 2022

Heureux qui, comme Ulysse…

Par Michel Driol

Toute petite et légère, Miette s’envole dès que le vent se lève. Heureusement, une cigogne l’a ramenée dans le jardin qu’elle cultive avec son petit frère. Normalement, dès que le vent se lève, le petit frère attache Miette par une solide corde au gros platane. Jusqu’au jour où un coup de vent subit emporte Miette, alors que la cigogne est partie dans le sud… Miette est sauvée par un garçon qui fait le tour du monde à bord d’une montgolfière, et qui veut l’emmener avec lui. Mais finalement, Miette le décide à venir avec elle dans son jardin…

Miette… voilà un prénom prédestiné, une sorte de Petit Poucet au féminin pour une héroïne de conte merveilleux, philosophique ou initiatique en trois temps. A l’origine, une espèce d’Eden, de jardin paradisiaque dont s’occupent deux enfants jardiniers, un jardin nourricier dont les seuls ennemis sont les limaces. Vert paradis des amours fraternelles enfantines que rien ne vient perturber, pas même le grand vent, pays magique où les cigognes n’apportent pas que les nouveaux nés, mais rapportent les enfants perdus dans le ciel chez eux. Puis vient la catastrophe, non pas la chute, mais l’envol, ce voyage au loin, loin du petit frère à protéger, loin du jardin à cultiver. Miette ne peut que s’abandonner au vent, au destin, et accepter cet exil aérien. Vient enfin le sauvetage, par celui qui est l’exact contraire de Miette et de son frère. Eux sont des sédentaires, des cultivateurs, les pieds dans la terre. Lui est un nomade, tenté par le voyage, le plus grand, celui autour du monde. Du nomade ou du sédentaire, qui va l’emporter ? Du désir de voyager ou de rentrer à la maison, quel sera le plus fort ? Pas de longue argumentation entre les deux passagers, mais un simple regard, et l’empathie envers la tristesse de Miette détournent le voyageur de son voyage. C’est sans doute là l’un des attraits de ce roman : esquisser une histoire d’amour, ou à tout le moins de désir de connaitre une autre vie, un autre coin du monde. L’étranger apporte avec lui l’exotisme de sa cuisine : une potée milanaise, faite comme il se doit avec un chou – un chou rond comme la terre dont il voulait faire le tour… et l’étranger, juste nommé par « le garçon » découvre qu’ « un jardin peut être aussi beau qu’un continent ».

On laissera chacun interpréter comme il le souhaite les multiples symboles qui traversent cet album. Le jardin terre, microcosme sans cesse à découvrir. Le voyage, vécu à la fois comme un déracinement et un désir fort de tout voir. L’irruption de l’étranger dans la fratrie qui apporte du nouveau : quelque part  l’exogamie confrontée à l’endogamie. Tout cela raconté dans une langue qui sait ne pas trop en dire, souligner des regards, des sentiments, sans s’appesantir sur eux, pour laisser le lecteur et l’illustration faire leur part du travail d’interprétation.  Avec leurs couleurs vives pour la nature, et l’encre de chine pour les personnages, les illustrations dessinent un univers familier, enfantin, utopique peut-être…

Un conte poétique pour dire la valeur du voyage immobile et contemplatif. Comme la réécriture d’un Voltaire qui serait moins enclin au travail qu’au plaisir. Oui, il faut contempler et explorer  notre jardin.

De pire en pire

De pire en pire
L’Atelier du Trio : Cathy Ytak, Thomas Scotto, Gilles Abier – Illustrations de Claire Czajkowski
Editions du pourquoi pas ? 2022

Comme une réécriture du petit Poucet

Ils sont trois enfants dans la famille, Cami, l’ainée, 11 ans, Gibus 10 ans et Tosh, 7 ans. Tout va bien dans leur vie, faite de bonheurs et de bêtises, parfois bien grosses, jusqu’au jour où ils entendent leurs parents dire « On en a 3 sur le dos, il faut en liquider un. Et on ne tarde pas ». Après une explication sémantique du terme liquider, qui n’a rien à voir avec l’eau, les 3 enfants discutent pour savoir lequel sacrifier… Argumentation serrée ! Jusqu’à l’explication finale avec les parents et le happy end inattendu !

Cet album se présente comme une pièce illustrée à trois personnages, dans une écriture théâtrale très contemporaine qui mêle le dialogue entre les protagonistes et le récit par l’un ou l’autre d’événements hors champ. Huit tableaux pour raconter cette histoire reposant sur un quiproquo, qui n’en est un que pour les enfants, pas pour les lecteurs, qui ont bien compris ce dont parlent les parents. « On vit à crédit. On en a 3 sur le dos. Il faut en liquider un ».  Les lecteurs adultes, à tout le moins ! Il sera intéressant de voir la réception de ces quelques phrases par les enfants… L’action se situe donc dans une famille « ordinaire », plutôt aimante, avec trois enfants complices, enjoués, qui ont leur heure de gloire ou de détresse absolue lorsque les deux ainés racontent dans des tableaux monologues  leur dernière grosse bêtise (on laissera au lecteur le plaisir de les découvrir) : des bêtises qui risquent bien de leur couter la vie !  C’est que le mécanisme est celui de ces émissions de téléréalité où il s’agit d’éliminer quelqu’un. Après les bêtises qui pourraient être cause de « liquidation », on en vient à envisager ce que chacun apporte. à la famille, et ce qu’il lui coute aussi : et on passe en revue les achats de vêtements (aux vrais trous), d’ordinateurs hyper puissants, car le problème est bien économique, celui de la consommation à tout prix. Chacun fait la liste de ses atouts, c’est à dire de ce qu’il permet à la famille d’économiser par le fait de se nourrir de moins de viande et de plus de fruits, d’aller au collège en vélo ou de se promener en forêt au lieu d’aller s’inscrire dans un club de sport, ou même de manger jusqu’aux pépins de pommes !  Les enfants ont compris que la famille dépense trop, utilise trop de ressources, à l’image des terriens qui, le rappelle Gibus, ont déjà dépensé le 29 juillet tout ce que la Terre peut produire en une année. Avec beaucoup d’humour, on voit ici comment les trois auteurs instillent dans leur texte, l’air de rien, comme sans y toucher, une série de petits gestes pour sauver la planète ou faire des économies, pour concilier fin du mois et fin du monde. Et c’est bien ce qui fait la qualité littéraire de ce texte : tout en évoquant les changements possibles à l’échelle familiale des modes de consommation, il met au premier plan le désarroi de ces gamins, leur naïveté et leur bonne volonté, leur conscience économique et écologique, et surtout leur volonté farouche et irrésistible de ne laisser sacrifier aucun des trois et de s’entraider ! On comprend leur plaisir final lorsque la mère, parlant de voiture, dit qu’elle va se débarrasser de la sienne, et leur consternation lorsqu’elle annonce que c’est « pour en acheter une plus grosse ». Autre source de quiproquo potentiel vite élucidé !

Si, bien sûr, on souhaite qu’il soit monté sur un plateau, on prend néanmoins un grand plaisir à lire cet album dialogué plein de vie et d’émotion. Les illustrations de Claire Czajkowski y contribuent, qui, dans des teintes bleutées, donnent à voir les grands moments de l’histoire, de petits détails pleins de sens (les pantalons troués par de « vrais » trous par exemple) et surtout les bouilles impayables de ces trois enfants de plus en plus terrifiés, persuadés que tout va aller de pire en pire pour eux, et que leur dernière heure est arrivée.

Un texte vivant, drôle, autour de trois personnages sympathiques et bien dessinés dans leurs complémentarités et leurs complicités, qui sait évoquer des changements à faire dans nos modes de vie sans être moralisateur ou anxiogène, mais en étant tonique !

Sable bleu

Sable bleu
Yves Grevet
Syros, 2021

Anticipation ?

Par Anne-Marie Mercier

Depuis la trilogie très réussie de Méto, Yves Grevet fait partie de ceux dont on attend beaucoup dans le domaine relativement peu fréquenté de la science-fiction pour la jeunesse. La série de Nox lui avait permis, à travers des points de vue alternés, de mettre en scène non pas des garçons comme dans Méto, mais un garçon et une fille. Ici, c’est le point de vue d’un personnage féminin qui conduit l’histoire, personnage particulièrement éveillé et actif, contrairement au héros de Méto.
Tess a été adoptée. Elle vit avec des parents aimants mais qui ont du mal à communiquer avec elle et sont un peu perdus face à ses choix. Elle ignore ses origines et n’a jamais cherché à les connaitre. Elle en fera la découverte, difficile et douloureuse.
Adolescente, encore au lycée, elle s’interroge sur l’amour. L’un des fils conducteurs de la première partie du roman est sa découverte de la passion et du plaisir avec une autre fille, une étudiante un peu plus âgée qu’elle.
Tess fait partie d’un mouvement de militants pour la protection de la planète qui tente par tous les moyens d’alerter la population et de forcer les politiques à changer de méthode : manifestations, sabotages, affrontements, toutes les manières de faire sont abordées et le roman est une belle description de l’action de ces groupes. Le premier chapitre nous plonge dans une énigme : des vols sont commis chez elle, ses parents la soupçonnent un temps, mais ces vols sont répétés dans d’autres lieux, partout en France et dans le monde et semblent porter la marque d’une action d’un groupe militant pour une vie plus saine : des médicaments, des produits alimentaires industriels douteux, des substances toxiques disparaissent tandis que le pétrole est devenu inutilisable, contraignant les humains à une sobriété nouvelle.
Tandis que les autorités traquent les mouvement écologistes soupçonnés de ces actes, l’héroïne perçoit la présence de forces invisibles, et seuls quelques jeunes gens dans le monde ont ce pouvoir… Une policière qui croit comme elle en l’action d’extraterrestres tente d’agir tout en la protégeant. Parallèlement, des milliers de jeunes gens disparaissent un même jour de juillet, et parmi eux l’amour de Tess…
Ainsi, de multiples fils se nouent dans un roman ambitieux qui brasse beaucoup de questions, sans doute trop. Celle de l’orientation sexuelle est un des éléments qui apparaissent un peu plaqués sur les autres intrigues, d’autant plus que la tentative de Grevet pour rendre compte du plaisir féminin et relater les moments d’intimité entre les deux filles est marquée par l’utilisation d’un langage qui peut sembler souvent hétéronormé. Mais ses extraterrestres sont originaux ; l’avenir radieux qu’ils annoncent est une autre originalité et l’on va de surprise en surprise, notamment avec ce sable bleu, témoin de l’origine de Tess, qui pose encore d’autres questions…

 

 

Nox, t. 1 : Ici-bas et Aerkaos, le retour

Ma musique de nuit / La danse des signes et Uni vert / Remous

Uni vert / Remous
Stéphanie Richard, David Allart

Ma musique de nuit / La danse des signes
Marie Colot, Pauline Morel
Éditions du Pourquoi pas, 2020

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette collection, « faire société », deux récits sont réunis, tête bêche, dans un même volume et se répondent. Dans Uni vert et Remous, on imagine un monde changé : il devient vert, totalement vert et les couleurs autres ont disparu, en dehors de la mémoire et de l’imagination des hommes : que va-t-il advenir ? Ou bien il devient mou et seuls certains arbres restent solides : c’est là qu’on doit se réfugier.

Dans Ma musique de nuit et La danse des signes ce n’est pas le monde qui est changé, mais la perception du personnage : l’une est aveugle, et veut jouer de la musique ; une autre est sourde et voudrait danser en rythme avec son ami : comment faire ? Tout est possible, avec la passion et l’amitié. C’est un beau message et un ebelle ouverture.

Les quatre récits s’achèvent avec une page de questions, questions au lecteur, sur son interprétation du texte, question à l’humain, sur ce que cela lui dit de la vie, question au citoyen sur un engagement possible, le sien ou celui des autres, qui serait peut-être déjà là : Pourquoi pas ?

Des voix pour la Terre

Des voix pour la Terre
Collectif

Bruno Doucey, « Poés’idéal », 2021

 

Des slogans pour la Terre

Par Matthieu Freyheit

Si l’écologie contemporaine en appelle à l’urgence et à la crise, la nature, elle, enseigne le temps long, comme le fait le travail : « Il nous a fallu un an de travail pour rassembler les textes de ce livre et en préparer l’édition », précise l’éditeur en fin d’ouvrage. Nul doute qu’il fallut du temps, de la patience et de la volonté pour rassembler les plus de 40 textes et 40 auteurs de ce collectif présenté comme une anthologie poético-combattive au service du défi climatique et environnemental. Ce rassemblement n’est cependant guère inattendu, dans un contexte marqué par l’alignement de voix faisant front face à ce qui relèverait d’un déni écologique (l’éditeur ne s’empêche pas, à ce titre, de mentionner Donald Trump).
De fait, l’heure est aux vertes lectures et aux littératures « éco-éthiques » qui, conscientes d’être dans le camp du Bien, réinvestissent volontiers la portée édificatrice de la littérature de jeunesse – une portée facilement jugée ringarde en d’autres circonstances, et sur d’autres sujets. Le numéro 172 (décembre 2019) de la revue Lecture Jeune posait d’ailleurs très directement la question : « Peut-on prescrire l’indignation écologique ? »
Fidèle aux lignes d’une collection militante (la quatrième de couverture choisit plutôt de parler d’une « collection engagée), Des voix pour la Terre revendique un héritage poétique tourné vers l’ancrage à la fois dans le réel et dans le collectif : le « je » ne cesse d’y rencontrer le « nous », le « nous » ne cesse de s’y élargir au profit d’un réseau de voix animales, végétales, élémentales, humaines (« Je suis un paysage et je m’adresse à toi. / Moi, je veux croire encore / en l’amitié des hommes et des paysages », Carl Norac).
Ce réseau n’est cependant pas harmonique, et l’apparente communion initiale (« J’ai les poumons comme deux banquises ») produit inlassablement des effets d’étouffement, d’écrasement, d’urgence (« J’ouvre la bouche / Crache une bouée », Florentine Rey). La poésie interroge alors les possibilités d’un langage évidé de nature : « Il pleuvait comme vache qui pisse / mais il n’y avait plus de vaches. / Il faisait un temps de chien, un temps de cochon / mais il n’y avait plus de chien ni de cochon » (Jean L’Anselme). Y a-t-il une poésie après la nature ?
Il n’y en a en tout cas pas nécessairement lorsqu’il s’agit de prendre sa défense. Le collectif fait ainsi la part belle aux slogans : ceux qui, à plusieurs reprises, ouvrent les parties de ce recueil. Ceux qui, également, nourrissent les textes eux-mêmes : formules convenues, stéréotypées, parfois naïves. En bien des endroits, la langue ressemble à celle d’une super-production hollywoodienne (pensons à Avatar, de James Cameron).
Cette tendance est renforcée par un appareil didactique édificateur : engagement, humanisme, partage, fraternité et autres vertus sont repris à l’envi dans les notices biographiques des auteurs, produisant un effet pour le moins hagiographique.
L’ensemble comprend également de fort beaux passages (« J’ai construit cette maison un jour / parce que je voulais la / saison la plus froide, où tu puisses être / toute proportion gardée, un / substitut de soleil ») dont on regrette seulement qu’ils ne soient pas plus nombreux dans un collectif qui fait le choix du discours plutôt que de la poésie.
L’ouvrage n’en demeure pas moins une proposition ambitieuse et travaillée qui offre aux jeunes lecteurs de nombreuse pistes, qui n’hésite pas à ouvrir et croiser les imaginaires, et à affirmer une vue essentielle qui caractérise, depuis longtemps, le travail des éditions Bruno Doucey : la certitude que la poésie à tout à voir avec le réel et avec l’immédiat.

Maroussia, Celle qui sauva la forêt

Maroussia, Celle qui sauva la forêt
Carole Trébor – Daniel Egnéus
Little Urban 2021

Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras…

Par Michel Driol

Dans une isba, près d’un bois peuplé de créatures magiques, vivent Maroussia et sa grand-mère. Cette dernière joue les intermédiaires entre les villageois et esprits de la forêt. Quant à Maroussia, elle est terrifiée par le monstre Bouba, qui, pense-t-elle, habite sous son lit. C’est alors qu’elles apprennent que le village et la forêt vont être détruits pour laisser passer le Transsibérien. Prenant son courage à deux mains, Maroussia implore les esprits, sauve un loup, et ose affronter le Gouverneur de Sibérie pour faire détourner la voie ferrée.

Avec cet album, Little Urban s’inscrit à la fois dans la grande tradition du conte russe magnifiquement illustré et dans la modernité avec la nécessité de la sauvegarde de la nature. Daniel Egneus propose en effet des illustrations somptueuses, magnifiées par le grand format de l’album. Il s’inspire des couleurs et de l’iconographie traditionnelle russe sans aucun passéisme. Bien au contraire, ses images sont pleines de vie, de mouvement, d’expressivité dans le choix des cadrages, des regards et introduisent à l’univers merveilleux d’une forêt, d’une nature bien loin du pittoresque stéréotypé de la Russie éternelle, façon à la fois de s’inscrire dans un lieu, un temps, et de le dépasser pour le rendre universel. Il n’est que de voir la façon dont les vêtements, les chaussettes en particulier, de Maroussia, deviennent une ode à la végétation.

Le texte est de ceux qu’on prend le temps de lire. Il pourrait se suffire à lui-même, tant il est précis, imagé, posant personnages et situations. Les lecteurs habitués aux contes traditionnels y retrouveront avec plaisir tous les archétypes : la petite fille, à la fois ordinaire et déterminée à agir, la forêt avec ses mystères, le loup, qu’on peut ici apaiser avec un lièvre au lieu de le tuer, le fils du puissant (non pas un roi ou un prince ici, mais le Gouverneur) et surtout les forces magiques des esprits, forces surnaturelles protectrices si on sait ses les concilier, mais aussi menacées par les hommes qui ne croient qu’aux forces du progrès scientifique. On le voit, ce conte a des échos très contemporains pour évoquer notre rapport à la nature, aux animaux, à notre propre imaginaire aussi.

Un superbe album qui revisite la tradition du conte russe dans une perspective très contemporaine par les thèmes et les illustrations que l’on pourra apprécier ci-dessous.

 

Blaise, Isée et le Tue-Planète

Blaise, Isée et le Tue-Planète
Claude Ponti
Ecole des Loisirs 2021

Quand les poussins sauvent l’univers 

Par Michel Driol

Lorsqu’Isée frappe quelque peu bruyamment à la porte des poussins, elle a une incroyable nouvelle à leur communiquer : un Tue-Planète est en train de détruire tout l’univers. Une seule solution : le tuer. Aussitôt, les poussins se lancent dans la construction d’un vaisseau spatial – en forme de mega poussin, bien évidemment – et parcourent le cosmos pour sauver les derniers rescapés sur chaque planète. Ils parviennent enfin à tuer le Tue-Planète et commence alors une nouvelle vie, sur des planètes « heureusantes, différentes les unes des autres, mais incroyabilicieuses et magnifiquissimes ».

On retrouvera, bien sûr, dans ce nouvel album très grand format de Claude Ponti, tout ce qui fait l’originalité graphique et littéraire de cet auteur : la multitude des poussins, les illustrations pleines de détails à examiner longuement, la langue si particulière qui adore jouer avec les mots. On retrouvera aussi les thèmes qui lui sont chers : le voyage – intergalaxique cette fois ci – , les machines compliquées, les usines de fabrication, les plans, les coupes, et bien sûr, les monstres à abattre. Celui que les poussins doivent affronter est particulièrement horrible, car il fait disparaitre toute forme de vie sur les planètes qu’il détruit : par une forêt mortelle, par la pluie perpétuelle, par la glaciation, par des poils barbuliques, par des cratères… Une planète n’est plus que maisons en ruines. Ailleurs, c’est la nature qui dévore tout. Quant à Pélenne, elle a disparu complètement. Même la planète des poussins est calcinée. C’est là que la fantaisie créatrice de l’auteur rejoint nos propres préoccupations : dérèglement climatique, ruines évoquant les guerres, disparition de certains territoires… Les planètes visitées ont toutes quelque chose de la Terre, menacée par un Tue-Planète qui « pousse les gens à la bêtise, multiplie leurs erreurs jusqu’à la folie ». Le propos est clair, sans doute plus clair que dans de nombreux albums de Ponti, pour alerter, à sa manière, sur les dangers qui nous menacent. L’album parle aussi d’accueil de « réfugiés, de migrants » dans un propos qui dit l’urgence de la solidarité afin de créer un monde meilleur, plus beau, plus harmonieux. C’est dans l’utopie d’une planète reconstruite par tous et chacun que se clôt cet album qui incitera les lecteurs à réfléchir, sans leur fournir une pensée toute mâchée.

Un album dans lequel la fantaisie de Claude Ponti parle, plus que jamais, du monde actuel.

Une Autre Histoire de dinos

Une Autre Histoire de dinos
Emmanuelle Brillet

L’élan vert, 2021

Dinosaures : une aventure pas comme les autres ?

Par Matthieu Freyheit

On serait tenté, s’agissant de dinosaures, de balayer tout nouvel ouvrage d’une formule bien connue : « Tout est dit ». Mais en paléontologie comme en préhistoire, le mouvement règne : ainsi le sommeil du tyrannosaure, en couverture de cet album, est-il trompeur, et il suffit d’ouvrir le livre pour voir ce même dinosaure en coureur de marathon. Durer, voilà l’enjeu, et le paratexte se réclame à ce titre d’une perspective vaste : « Alors chères lectrices, chers lecteurs, gardez bien en tête que la terre est en perpétuelle évolution. » En d’autres termes : le mouvement seul, dure.
Cet album documentaire ne cache pas son ancrage écologique, le dinosaure étant depuis longtemps devenu une figure privilégiée de la « lecture verte » du monde. La Terre, qui devient « notre » planète, signifiant une appartenance qui dit à la fois l’intimité et la responsabilité, fait l’objet d’une morale que notre époque désignerait volontiers par ce mot qu’elle se répète : « care » – « Il faut en prendre soin », dit-on.
C’est ce paradoxal postulat a posteriori qui ouvre l’épopée terrestre : l’auteure ne se contente pas d’y présenter les dinosaures mais s’applique à situer leur règne, entre naissance des formes de vie et anéantissement d’une partie d’entre elles. Il faut de nombreuses aventures, et autant d’évolutions et d’adaptations qui sont leurs corollaires, pour en arriver à nos fameux dinos, dont nous connaissons déjà, plus ou moins bien, certains des acteurs les plus illustres : le tyrannosaure, le stégosaure, l’ankylosaure, l’iguanodon, etc. Un règne imposant, diront certains à la vue des bestiaux, mais l’auteure remet les choses en perspective : d’une part en rappelant que tous les dinosaures n’étaient pas des géants ; d’autre part en soulignant que les dinosaures n’ont jamais été seuls sur Terre : entourés de ptérosaures dans les airs, d’une vie marine riche et tout aussi impressionnante, mais également de mammifères, ils n’étaient qu’un ordre parmi d’autres.
À la fois documenté et ludique, précis tout en assumant les blancs de l’histoire et les questions en suspens, Emmanuelle Brillet signe un album qui ne sacrifie rien au plaisir graphique qui fait cohabiter sans tension le réalisme et l’imaginaire. C’est que « […] dans le ‘document’ paléontologique, le sens est entièrement à construire. Reconstituer un animal disparu, un dinosaure par exemple, est une opération singulière qui vise à produire l’image d’un être ‘inouï’, jamais vu de mémoire d’homme, qui fut jadis vivant mais dont jamais nous ne connaîtrons l’original », rappelle Claudine Cohen dans La Méthode de Zadig, pour qui l’imagination est partie-prenante de la méthode paléontologique.

Reste que nous savons comment s’achève l’histoire des dinosaures : mal. L’auteure soigne cependant la transition, fidèle à ce qui avait été annoncé : c’est le mouvement qui règne et, avec lui, la vie, qui cèdera la place à un nouveau héros : le mammifère.
Loin d’être anecdotique, cette mise en perspective revient sur l’idée que l’histoire des dinosaures n’est pas la nôtre. En effet, ce n’est pas parce que dinosaures et hommes n’ont pas cohabité qu’ils ne peuvent pas partager une communauté de destin.

Mais pour suivre le fil, le moment est venu de se plonger dans une autre « autre histoire » : celle des hommes préhistoriques, toujours chez l’Élan vert, et toujours avec Emmanuelle Brillet, dont le talent de la science et celui du dessin se conjuguent à l’art de la transmission.

Sous le soleil

Sous le soleil
Ariadne Breton-Hourq Laurence Lagier
MeMo 2021

Cycles naturels

Par Michel Driol

La nature laissée à elle-même est en parfait équilibre. C’est cette phrase de Masanobu Fukuaka, agriculteur japonais, connu pour son engagement en faveur de l’agriculture naturelle qui ouvre cet album singulier dans sa conception. Printemps, été, automne, hiver, quelques double-pages marquent le cycle des saisons. Les autres pages, de loin les plus nombreuses, sont conçues suivant le même schéma. Page de gauche, quatre vers évoquent la nature, animaux et végétaux. Page de droite, une chaine alimentaire, marquée par la répétition des « qui sera mangé par », montre le cycle de la nature, car le premier élément, végétal, est mangé par un animal, qui sera mangé à son tour, jusqu’au retour à la terre, après la mort du dernier prédateur, dont les insectes vont à leur tour se nourrir, nourrir la terre et nourrir une autre instance du premier végétal.

L’album est conçu de façon très abstraite, géométrique. Les animaux et plantes sont stylisés d’un trait de crayon dans une mise en page jouant à la fois du minimalisme et de l’abondance. On se plaira à les chercher sur les pages consacrées au changement des saisons.

Les textes des pages de gauche sont parfois proches des haïkus, non par la forme, mais par l’esprit qui les anime, celui de l’observation d’un instant dans la nature. Tout en abordant des contenus très scientifiques, il le fait sous une forme éminemment poétique. L’ouvrage a été récompensé par la mention spéciale dans la catégorie Fiction du Prix Ragazzi de Bologne en 2021. Voici ce qu’en écrit le jury : Un livre d’images ludique qui expérimente symboles, pictogrammes et typographie pour déconstruire la relation entre signifiant et signifié. Joyeuse, musicale et originale, elle raconte des cycles naturels et invite le lecteur à lire et relire le texte dans les deux sens. Un ouvrage qui combine les dimensions poétique et scientifique pour offrir aux lecteurs un aperçu de la fragilité – et de la résilience – de la nature. 

Un ouvrage pour apprendre aux enfants à respecter l’équilibre fragile qui s’établit entre les êtres vivants et à agir pour le maintenir.