Les Magni Freaks

Les Magni Freaks
Gaspard Flamant
Sarbacane (roman)

Comme des super héros de Marvel (en mieux)

Par Anne-Marie Mercier

Trois héros bien cabossés par la vie se retrouvent un peu par hasard et vivent des aventures entre Marseille, Aix et Lyon. Ils ont un point commun : chacun a un super-pouvoir. Squadro peut vivre sous l’eau et communique à distance à travers l’eau, Cheyenne est une passe-muraille, Liam peut voler. Chacun a un rapport différent à son pouvoir et l’a acquis dans des circonstances différentes, mais tous l’ont découvert au moment où, d’une manière ou d’une autre – mais toujours violemment –, ils sont devenus orphelins.
Ce cadre étant posé, on peut se dire que, un roman ne pouvant pas arriver à la hauteur de l’émerveillement des effets spéciaux des films de Marvel, à quoi bon en faire un roman ? Eh bien c’est une belle surprise : c’est un bon et un beau roman.
Tout d’abord parce qu’il est parfaitement écrit, composé, équilibré. Les dialogues sont justes, en langage très banlieue populaire pour Cheyenne, marseillaise à la famille bigarrée, en français approximatif pour Liam l’irlandais, en langage bizarre, italien ensemencé de Rap marseillais pour Squadro, l’homme poisson (comment il a découvert le rap, c’est aussi une belle invention !). Quant à la narration, elle est écrite dans une langue et un style riches, soignés, précis, souvent beaux, très justes.
Liam maitrise mal son pouvoir, découvert depuis peu, et cela donne lieu à de micro-épisodes comiques réussis. Cheyenne porte la dimension tragique du récit : elle cherche à venger son frère, assassiné au moment où il fouinait vers une usine de retraitement de déchets dont le propriétaire est le caïd du quartier. Tous sont redevables à ce criminel, et tout le monde le craint, à raison car il est lui aussi une autre espèce de monstre. Squadro, lui, met la préoccupation écologique au cœur du polar : il s’agit aussi bien de trouver et neutraliser l’assassin de Toufik que de punir l’homme qui salit les océans.
Rebondissements multiples, vision chaleureuse de la vie des quartiers urbains pauvres, sur le plan humain, mais désastreuse aussi, c’est une belle plongée dans un monde tantôt glauque tantôt lumineux, dans lequel les super héros font rêver à davantage de justice, comme des super héros de Marvel (en mieux).

Sauveur et fils, saisons 6

Sauveur et fils, saison 6
Marie-Aude Murail
L’école des loisirs, 2020

Comment répondre à l’angoisse des enfants d’aujourd’hui ?
ou Marie-Aude Murail en Sauveur

Par Anne-Marie Mercier

Un plaisir renouvelé encore une fois (et ce ne sera pas la dernière, il y aura un tome 7), de retrouver Sauveur Saint-Yves, le généreux psychothérapeute, sa famille élargie et ses patients.
Si le cinquième volume portait en grande partie sur les questions de genre et de différence sexuelle, le sixième est marqué par le genre policier : des armes circulent, le passé de Jovo refait surface. L’ex-mari de Louise arrivera-t-il à ses fins ? l’ancienne victime de Jovo se vengera-t-elle ou découvrira-t-elle des faits qu’elle aurait préféré ne pas connaitre ? Kimi va-t-il se servir de l’arme qu’on lui a donnée? Le patient de Jovo (qui se fait passer pour Sauveur en dehors des heures d’ouverture du cabinet) découvrira-t-il la supercherie ? D’où viennent les voix qu’entend Sarah ? Les suspens policiers s’enchainent, comme s’enchainent les suspens affectifs (Alice et Gabin vont-ils se déclarer ? Comment se résoudra la jalousie de Paul ? Frédérique trouvera-t-elle une réponse à ses questions ?…) et ce volume est tout aussi passionnant que les précédents.
Il s’y ajoute une tonalité plus sombre, et le héros doit s’avouer son impuissance face à l’atmosphère délétère de notre temps :

« Comment répondre à l’angoisse des enfants d’aujourd’hui ? Comment lutter contre ce flux, ce flot de nouvelles oppressantes, d’informations stressantes, d’images choquantes déversées de façon ininterrompue par tant de réseaux, de tuyaux, d’écrans ? Il avait beau s’appeler Sauveur, il ne luttait pas à armes égales » (p. 256).

La référence littéraire essentielle de ce volume est celle d’un conte de Grimm peu connu et peu étudié dans les classes (c’est justement une enseignante de collège qui le propose),  «Sa petite chemise de mort», appelé aussi parfois « son petit linceul » :

« oh Mère, cesse de pleurer [dit l’enfant mort], parce qu’autrement je ne peux pas m’endormir dans mon cercueil : tes larmes mouillent ma chemise de mort, et elle ne peut pas sécher.  »

L’une des leçons de ce livre s’adresse aux adultes : c’est à eux de ne pas sombrer dans l’angoisse, pour permettre à leurs enfants de vivre. Marie-Aude Murail sera certainement le Sauveur de bien des lecteurs et lectrices, par les conseils simples et le regard indulgent et généreux qu’elle porte sur leur génération.

 

La petite chemise de mort

Sauveur et fils, saisons 5

Sauveur et fils, saison 5
Marie-Aude Murail
L’école des loisirs, 2019

Saison genrée

Par Anne-Marie Mercier

Quel plaisir, de retrouver Sauveur Saint-Yves, psychothérapeute à Orléans, et le feuilleton des aventures et mésaventures de ses patients et de sa famille élargie !
Il est veuf, il a un fils, sa compagne a deux enfants, il a recueilli des êtres à la dérive (un vieux repris de justice et un adolescent apathique), divers animaux (essentiellement des hamsters, ce qui explique les images de couvertures des romans, mais aussi un chat diabétique). Ce dernier point donne lieu à des passages très drôles où le psychothérapeute est pris pour un spécialiste en comportement animal, et son cabinet pour une annexe de l’animalerie voisine.
Ce cinquième volume est aussi pour une grande part orienté sur les questions de genre et de différence sexuelle. On a même un glossaire en fin de volume – « dysphorie de genre », « mégenrer », etc. – et un petit dessin pour faire comprendre la différence entre sexe et genre. On y trouve un bel hommage à l’album de Christian Bruel et Anne Bozellec, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon (Im Media, 1975 ; Le sourire qui mord, 1976 ; réédition Être éditions, 2009, puis Thierry Magnier, 2014). Le roman est rythmé entre autres par le changement progressif et les hésitations d’Ella, devenue Elliot, et par l’histoire dramatique de son ami Kimi, agressé sauvagement par des homophobes. Une autre patiente de Sauveur illustre le cas d’une femme ayant un enfant par PMA. Mais Marie-Aude Murail, tout en portant un regard plein d’empathie sur ces personnages et sur bien d’autres qui rompent avec les normes, ne tient pas un discours univoque et donne différents points de vue. Ainsi, dans ce volume, Louise, la nouvelle compagne de Sauveur, publie une petite BD très proche de celle qui a fait polémique en 2018, On a chopé la puberté (Milan) et elle subit, comme les autrices de cet ouvrage, un déferlement d’insultes sur les réseaux sociaux.  Marie-Aude Murail propose à ses lecteurs une réflexion sur ces auteurs trainés dans la boue, comme elle l’a fait à travers une prise de position ferme à l’époque, et elle présente à travers son personnage la défense que Anne Guillard, l’illustratrice, avait tenté de faire entendre en vain, situant ses dessins dans la lignée de sa série, « Les Pipelettes », elle-même imitée de sa propre vie et de ses conversations avec ses amies proches.  Le personnage de Louise est attachant, à travers cette souffrance, ses tentatives pour avoir un autre enfant, ses conversations avec ses amies (imitées des «Pipelettes»), ses difficultés avec son ex-mari, les problèmes entre ses enfants et lui, en bref, le quotidien (version pessimiste) de certaines familles recomposées.
Mais on aurait tort de croire que ce nouvel opus est un roman à thèse, c’est avant tout une « saison » de série, passionnante, pleine de rebondissements, de temps drôles et d’autres tristes, de personnages touchants, de questions d’éducation, pas toujours (jamais ?) résolues, d’épisodes de cure miraculeux ou calamiteux, pleine d’empathie et de questions. On comprend qu’à la fin Sauveur soit épuisé et rattrapé par son passé…
A suivre: le volume 6 est paru (un régal, plein de suspens en plus) et j’en parlerai très bientôt

Ils nous ont encore oubliés!

Ils nous ont encore oubliés!
Yann Mens, Marie-Elise Masson
Gautier Languereau (Les petites histoires du soir, Victor et Cie), 2012

Une famille formidable

Par Caroline Scandale

La série Victor et Cie, qui se veut moderne et réaliste, traite d’un sujet dans l’air du temps, la famille recomposée. Pour cela elle utilise les codes actuels des jeunes : mise en page de la première et quatrième de couverture façon blog ou réseau social, accessoires « tendance » des protagonistes, métissage culturel…
Victor vit dans une famille XXL, entouré de demi-frères et demi-sœurs, de parents, beaux-parents, grands-parents, grands-parents d’adoption… Bref c’est à s’y perdre et c’est justement sur un imbroglio familial que repose l’intrigue de ce joyeux album.

Victor et la fille du nouveau mari de sa mère passent d’agréables vacances chez la grand-mère du jeune homme. Mais à leur retour, la maman de Victor n’est pas à la gare, remplacée au pied levé par Prosper, son fils aîné… Et là c’est le mini drame! L’accompagnatrice zélée de la SNCF ne veut pas laisser partir les deux enfants avec le grand frère de Victor car il ne porte pas le même nom que Marie-Lucie, sa sœur par alliance… A partir de là, tous les parents des deux enfants sont contactés et ils finissent par arriver en même temps à la gare… Pour le plus grand bonheur des enfants, ravis de voir leurs familles réunies…
Les enfants de parents divorcés ont tous vécu une situation semblable, quand la
complexité des liens familiaux et des noms provoque l’incompréhension volontaire ou
non d’une tierce personne. Le titre de cet album n’est donc pas tout à fait exact car
il nous oriente vers une mauvaise interprétation de l’histoire, bien qu’en filigrane
on comprenne que les parents occupés à gérer leur vie sentimentale et professionnelle
en oublient souvent leur progéniture… En réalité, les deux jeunes héros n’ont pas
été oubliés mais leur maman/belle-maman est malencontreusement retenue à son travail
par un patron autoritaire et l’accompagnatrice ne veut pas les laisser partir avec une
autre personne.
L’intérêt de cette histoire repose sur la possibilité de parler avec l’enfant de sa
perception des petits tracas liés au divorce et au remariage des parents… Et ici
justement, point de discorde mais plutôt de l’amour et de l’harmonie car l’angle
d’attaque est résolument joyeux! Un album qui renvoie une image positive d’une
situation certainement bien difficile à vivre de l’intérieur.

Comment j’ai connu papa

Comment j’ai connu papa
Sandrine Vidal
Rouergue (dacodac), 2010

Mon père, mon amour

Par Anne-Marie Mercier

comment j'aiconnupapa.gifLa situation de ce court roman rappelle beaucoup celle des Lettres d’amour de zéro à 10 de Susie Morgenstern : ici, c’est une fille qui apprend qu’elle a un père ; il vit dans la même ville qu’elle, il s’intéresse à elle, et lui a écrit très régulièrement sans qu’elle le sache. La quête du père par la fille est facile, le contact immédiat et idéal, même avec la nouvelle famille de son père, et le lien est très intense. Tout cela un peu trop. Heureusement, la déception finale met un peu de réalisme à ce rêve fusionnel.

La meilleure part du livre est dans l’écriture et dans le portrait des relations de cette fille avec sa mère, infirmière de nuit, et avec la sœur de celle-ci, cinéphile. L’évocation des films qu’elle voit avec elle (ou des fins de films quand on veut se consoler) donne lieu à de jolies scènes. Ceci expliquant sans doute le « cinéma » qui est monté tout au long de l’histoire, trop beau pour être vrai ?

Le soleil et la mort

Le soleil et la mort
Elise Fontenaille
Grasset-Jeunesse (Lampe de poche ados),  2011

Regarder la mort en face

par Maryse Vuillermet

  «  Le soleil et la mort ne se peuvent regarder en face ». Cette  phrase de La Rochefoucauld est placée en exergue de ce court roman car, justement, la mort, plus exactement le suicide, en est le centre, on y revient toujours, à la fois horrifiés et fascinés.

Le narrateur, 15 ans, a perdu sa mère, très jeune, puis son grand-père qui l’a élevé, et, enfin, son chat écrasé par une belle-mère stupide. Il ne supporte plus sa vie chez son père, remarié à cette marâtre, et rêve de mourir. Mais comment ? Sur un site internet dédié, intitulé Le soleil et la mort, il rencontre d’autres adolescents qui, comme lui, veulent mettre fin à leurs jours, ils en parlent sans cesse, jouent avec l’idée, se l’approprient, sont heureux d’avoir trouvés des « frères de suicide ». Avec l’aide d’Anton, le plus âgé d’entre eux, le plus cultivé aussi et le plus déterminé, ils organisent une expédition qui sera un suicide collectif sur l’île du grand-père. Mais la rencontre « ça nous avait fait drôle de nous voir en vrai », l’arrivée sur l’île, la vie de groupe, tout cela va changer un peu la donne.

Il faut du courage pour s’attaquer à un sujet aussi délicat, quand on sait que le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les jeunes. Les passages où les jeunes parlent aussi naturellement de la mort que de musique ou d’informatique sont un peu déconcertants au début : complaisance morbide ? Sujet noir en or ? Mais l’auteur, malgré un style percutant, des phrases courtes, le fait avec délicatesse et c’est le récit qui met en place la sortie de l’enfer, qui trouve les solutions : écoute de sa souffrance, de sa peur, amitié, projets de vie, épreuves communes. 

J’émets quelques réserves, certains personnages sont un peu stéréotypés, la marâtre, l’ange de la mort, le grand-père génial, les parents défaillants, et récurrents chez l’auteur, mais après tout, ces stéréotypes sont peut-être les personnages de notre société !

Sabotage

Sabotage
Isabelle De Catalogne et Marion Pradier
La joie de Lire, 2010

Régal en sabots

Par François Quet

 L’intrigue de Sabotage est au fond assez banale : une famille recomposée,  les habitudes alimentaires des uns ne sont pas celles des autres, les enfants ne s’entendent pas, le couple finit par se disputer et pendant ce temps, les enfants réconciliés trouvent un modus vivendi.

Sauf que dans Sabotage, les personnages, dont le haut du corps n’a rien pour surprendre le lecteur habitué à ces fictions du quotidien, ont tous des pattes animales : sabots caprins ou ovins pour les uns, pattes griffues pour les autres. Ce qui n’empêche pas de croiser au hasard des pages quelques pattes aviaires palmées ou anisodactyles. Jean-Loup, le fils de la nouvelle femme du papa de Caroline a de sales manières de petit carnivore,  alors que Caroline se régale d’herbe fraiche. Les auteurs de cet album plein d’humour déclinent à travers ces petits personnages toute une gamme de distinctions qui conduisent fréquemment à des dissensions. Le papa de Caroline est frisé comme un africain, Suzanne sa nouvelle épouse est blonde comme les blés. Les jeux des garçons ne ressemblent pas plus à ceux des filles que l’assiette d’un végétarien à celle d’un carnivore et l’herbe congelée n’a vraiment pas la saveur de l’herbe fraiche.

Ainsi l’intrigue initiale se trouve transfigurée par la morphologie hybride des personnages. Leur hétérogénéité interroge aussi bien les relations interethniques et les relations entre sexes que la cohabitation intrafamiliale.  Loups et agneaux, noirs et blancs, bouclés ou non, garçons et filles, frères et sœurs doivent/peuvent vivre ensemble et coopérer. C’est ce que font finalement le frère et la sœur à la fin de l’histoire : double ration de légumes pour l’une et double ration de viande pour l’autre. Mais cette réflexion sur les « communautés » est aussi une réflexion sur l’identité : la fillette qui voit sa mère s’épiler et son père se faire « défriser » est quant à elle persuadée que celui qui l’aimera devra aussi aimer ses « poils au pattes ».

Le charme de cet album tient sans doute au ton tout à fait naturel du récit qui aligne les incongruités avec beaucoup de malice : la mère de Caroline est partie en Australie « avec un kangourou qui fait des claquettes », Jean-Loup qui n’aime pas « les bonbons au gazon », dévore son steak tartare « comme si c’était ma cuisse », et puisque l’herbe s’achète désormais au supermarché, depuis le départ de la mère de Caro, on a le choix entre « herbe à la provençale » ou « herbe aux champignons sautés ». Les illustrations elles-mêmes, étonnamment sages, très scrupuleusement représentatives, dans un style de bande dessinée traditionnelle, présentent de façon très naturaliste cette histoire franchement bizarre. Le décalage entre la tonalité du récit à la première personne (c’est Caroline qui raconte), le foisonnement des valeurs en jeu et le caractère très ludique de la fiction engagée est véritablement jubilatoire.

Sabotage est un régal.