Mes deux chez moi

Mes deux chez moi
Amélie Antoine / Edith Chambon
Casterman 2024

Chez elle, chez lui…

Par Michel Driol

La page de garde dit tout : un labyrinthe dessiné au crayon de couleurs, embrouillé à souhait, avec d’un côté maman, de l’autre papa, et au milieu moi. Suivent alors deux semaines type de la vie de la narratrice, une petite fille, d’abord chez sa mère, puis chez son père. D’un vendredi à l’autre, avec une double page par journée, indiquée sur l’onglet à gauche, comme sur un agenda, pour montrer le temps qui passe et les rituels immuables.

Deux semaines qui montrent avec tendresse les différences entre les modes de vie des deux parents, mais jouent aussi sur les répétitions des rituels : vendredi soir, l’arrivée, et le même regard sur la crainte des changements et le plaisir rassurant de retrouver les lieux inchangés, activités différentes du samedi et du dimanche, mais identiques à chaque fois dans chaque maison, le lundi à l’école, l’absence de l’autre parent ressentie douloureusement le mercredi, le dernier plaisir du jeudi soir et le départ du vendredi matin, avec, à chaque fois, un mot laissé au parent qu’on quitte, une liste de choses à ne pas oublier, avec les erreurs d’orthographe si  vraies et si touchantes de la fillette.

C’est un album optimiste et drôle pour dire le quotidien vécu, les émotions, les plaisirs et les troubles  ressentis par des enfants lors d’une situation de garde alternée, lorsque tout se passe bien, et que les deux parents sont aimants et attentifs au bien-être de l’enfant. C’est l’importance des petits rituels qui se répètent, donnent de la stabilité dans une situation qui peut vite être déstabilisante.  Le récit est plein de malice, dans l’évocation des petits riens (l’œuf du jeudi soir chez papa), des évènements marquants (la dent perdue dans le jardin), ou des manqués (la confusion drôle et embarrassante faite par la mère entre la photo de classe et le carnaval…). Chaque double page, chaque situation évoquée montre la fillette au centre, non pas victime, mais à l’aise dans les deux maisons, où elle a ses repères, et, on le devine, une façon peut-être de savoir jusqu’où aller trop loin en profitant du jeudi soir, où plus de choses semblent permises… Tout cela sonne juste dans la relation décrite au sein de cette famille.

Un album dans lequel nombre d’enfants se reconnaitront sans doute, et qui, éventuellement, permettra de dédramatiser certaines situations difficiles à vivre, mais aussi un album qui montre l’importance de l’amour au sein de la famille, et l’extraordinaire capacité d’adaptation des enfants.

Des jours comme des nuits

Des jours comme des nuits
Sébastien Joanniez
Rouergue 2024

Faudra continuer à vivre…

Par Michel Driol

Trois parties pour ce roman bouleversant. Les jours d’avant, où Manon raconte la vie avec son père, des moments simples comme les matchs de foot où il la conduisait, ou le camping au bord de la mer. Image d’un bonheur simple qui parait immuable, éternel. Mais aussi souvenir du jour où son père est revenu en pleurs, après son licenciement, et souvenir des jours où il trainait dans la maison à faire des sudokus. Le jour où, récit du jour où son père s’est pendu dans le poirier du jardin. Les jours d’après, entre tristesse et douleur, mais aussi la pointe d’espoir finale dans une vie qui continue.

Sébastien Joanniez signe ici un récit à la première personne dont il faut d’abord signaler la rigueur de la construction. On est dans les jours d’après, et Manon se souvient avec émotion des jours d’avant. On sait qu‘il s’est passé quelque chose de grave, mais on ne sait pas quoi. Ce long retour en arrière, émouvant, montre, à partir de petits détails très concrets, de flashs de mémoire discontinus, en quoi la vie familiale est brisée.  C’est cette attention aux détails qui marque l’écriture de ce récit, dans une série de souvenirs arrachés, douloureux, signes d’une vie ordinaire. On y voit un père aimant, attaché à ses enfants, leur faisant visiter l’usine où il travaille, laissant sa fille conduire la voiture. Des petits riens, dont on ne mesure la valeur qu’une fois qu’on les a perdus, que la vie s’est disloquée, que les repères et les routines sont perdus, et qu’on mange des pâtes presque tous les soirs… C’est la force de ce roman de dire ces petites choses à hauteur d’adolescente, en suscitant une forte émotion chez le lecteur. Bien sûr, en filigrane, il y a la question du chômage, de la perte de repères liés à la perte d’emploi, tout ce qui entraine le geste tragique du père. Tout cela, répétons-le, est fort bien perçu à hauteur d’adolescente, qui s’attache à ces menus détails comme la barbe de son père, barbe qu’il rasera lorsqu’il aura retrouvé du travail. Mais c’est bien sûr la question du deuil, deuil d’autant plus difficile à faire que le père s’est suicidé, qu’il y a une forte scène dans laquelle la mère tente de le décrocher, de le réanimer, tandis que la fillette assiste, impuissante, à tout cela. Scène d’un réalisme précis, scène déchirante dans le récit qu’en fait l’enfant, victime et témoin, actrice et spectatrice. Que faire face à la douleur de l’absence qui paralyse, rend l’héroïne à son tour absente du monde ? La laisser envahir d’abord, avant de pouvoir réagir, conserver une veste qui sent encore l’odeur du père, et se souvenir des bons moments qui vont aider à survivre, sans rien oublier du passé, mais en continuant à préserver les bons côtés, le sens de la fête qui était aussi celui du défunt. C’est par une magnifique lettre au père défunt que se clôt ce roman à la fois tendre et pudique, véritable leçon de sagesse et d’acceptation de ce qui est arrivé.

Un récit sur l’amour et sur la perte qui ne laissera pas ses lecteurs indifférents, et saura les toucher par son écriture, sa immédiateté, son réalisme et sa construction fragmentaire, à l’image des souvenirs à coudre ensemble pour qu’ils fassent sens et qu’on puisse continuer à vivre.

Alice et le séquoia géant

Alice et le séquoia géant
Sébastien Gayet – Illustrations de Joséphine Forme
Editions du Pourquoi pas 2024

Du pouvoir des arbres

Par Michel Driol

Depuis la mort de sa mère, Alice est élevée par son père, qui n’a d’autre solution que la mettre en colo durant le mois de juillet. Mais, depuis ce décès, Alice est perturbée, solitaire. Dès le premier soir de son séjour, elle disparait, on ne sait où. Nuit après nuit, Alice se réfugie auprès d’un séquoia géant du parc, dans les branches duquel elle se réfugie, et qui lui permet, enfin, de se sentir bien.

En quatre chapitres, Sébastien Gayet brosse avec tendresse le portrait d’une Alice dans un pays de merveilles, fuyant un réel trop difficile à supporter pour se réfugier dans la nature, près d’un arbre consolateur, arbre dont on découvre à la fin qu’il abrite toute une forme de vies invisibles, mais pourtant bien présentes. Arbre qui, comme chez Lewis Carroll, est creux, mais ce n’est pas par son trou qu’il sera lieu de passage. Le récit touche à l’imaginaire et au merveilleux par un autre biais, lorsqu’Alice découvre que le nom de l’arbre est l’exacte anagramme du prénom de sa mère, donnant ainsi tout son sens à ce lien mystérieux. Lien fait d’une double protection, celle de l’arbre, qui protège Alice contre ses angoisses, celle d’Alice, qui se veut protectrice aussi de ce bon gros géant. Le récit, plein de poésie, suit Alice au plus près de ses pensées, de ses sensations (celles des doigts contre l’écorce),  de sa façon de communiquer avec l’arbre. Mais le récit vaut aussi par la bulle protectrice qui s’établit autour d’Alice, dans le parc – bien réel du Château de Soubeyran, où se déroulent les colonies de vacances de la FOL de l’Ardèche – , mais aussi avec le personnage de la directrice et celui du père, personnages bienveillants en retrait, qui semblent avoir tout compris des escapades d’Alice et de son attachement pour l’arbre.

Les illustrations de Joséphine Forme magnifient le bleu nuit, ou celui de l’heure bleue qui sert de cadre au récit. Principalement sous forme de strips, elles s’attachent à montrer la fillette sous différents aspects, ses angoisses dans sa chambre, sa découverte de l’arbre, son escalade, toujours plus haut, jouant sur les contrastes entre l’immensité de l’arbre et la petitesse de l’enfant, entre le blanc de ses vêtements et le sombre de la nuit, jouant aussi sur les cadrages, et les contre plongées pour montrer le ciel.

Que ce soit dans la réalité (construction de cabanes, exploration des branches, accrobranche…)  ou dans la fiction (les arbres-maisons chez Ponti, le Baron perché…), les enfants entretiennent des rapports particuliers avec les arbres. Evitant les écueils de la sylvothérapie,  le récit s’inscrit plutôt dans une poétique de l’arbre, opposant sa verticalité, sa façon de joindre la terre et le ciel, son immensité à la petitesse et à la finitude humaine. Il aborde aussi, avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, la question du deuil d’un parent chez les enfants.

La Maison sur la dune

La Maison sur la dune
Niels Thorez – Odile Santi
Editions courtes et longues 2023

Ce qui nous lie

Par Michel Driol

Comme toutes les années, Lou – la narratrice –  et ses parents rejoignent la maison sur la dune. Mais, cette année, c’est  après le décès de celle qui l’occupait, la grand-mère de Lou. La fillette observe  sa mère triste qui erre sur les dunes, dans la forêt, sur la plage. Elle joue un peu avec son père, sans enthousiasme, regarde de vieilles photos de sa mère enfant avec sa propre mère. Lou se décide alors à accompagner sa mère, refaire le geste qu’elle a vu sur les photos pour ôter le sable des bottes… avec la promesse de revenir l’année suivante.

Superbement illustré de tableaux en pleine page par Odile Santi, Niels Thorez propose ici un album tout en retenue et en douceur sur le temps du deuil. Tout ici y semble à la fois réaliste et symbolique. Le lieu, un lieu frontière entre la terre et la mer, la dune, qui grandit, grandit, grain de sable après grain de sable, comme l’inverse du sable qui s’écoule dans le sablier. Lou fait l’expérience de la découverte que tout est à la fois semblable et différent : les mêmes objets, les mêmes odeurs, mais l’absence de la grand-mère change tout. Au « comme toujours » récurrent du texte s’oppose le récit des premiers jours, dans lesquels la fillette, silencieuse, observe sa mère  – jours qui semblent s’étirer tandis que l’illustration montre soit un décor sans personne, soit des personnages disjoints avec des échelles de plan bien différentes les isolant chacun dans leur monde. La vie revient à partir de la découverte des photos, magnifiquement montrées en noir et blanc. A partir de là, les illustrations présentent la mère et la fille unies, voire sous le regard protecteur de la grand-mère dans un cadre au-dessus d’elles. Au-delà d’être un album sur le deuil, sur la mort, c’est avant tout un album sur la transmission : transmission d’une maison, transmission de gestes, passage d’une génération à une autre dans une sorte de complicité, d’intimité féminine gardienne de secrets ou de rites à préserver.

Cet album  prend le parti de la lenteur. Lenteur du rythme qui isole de courts fragments de texte – donc de récit –  sur des pages qui se donnent à contempler, pages sur lesquelles on voit souvent un personnage contempler la mer, voire la mer seule. L’album sait magnifier l’instant qui passe, et comme le figer, pour toujours, pour l’éternité.

Un album plein de tendresse, sans aucun pathos, qui raconte avec sobriété une histoire simple, pour aborder des questions profondes : ce que c’est que faire famille, ce que c’est que transmettre ou hériter, ce que c’est de perdre un être cher, ce qui lie les générations.

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime

Mon papa qui ne sait pas dire je t’aime
Vincent Guigne – Luciano Lozano (illustrations)
Saltimbanque 2023

Parlez-moi d’amour…

Par Michel Driol

Lorsque Simon, le narrateur, passe la journée de dimanche chez son copain Marius, il est étonné d’entendre le père de ce dernier leur souhaiter bonne nuit en lui disant « Je t’aime ». Chaque jour de la semaine, Simon tente de se comporter du mieux possible pour entendre ce « je t’aime » dans la bouche de son père. En vain. Au point de faire des bêtises le jeudi. En vain. De lambiner sur le chemin du retour de l’école le vendredi. Toujours en vain. Et le samedi, quand c’est au tour de Marius de venir à la maison, que le père joue avec eux et fait des crêpes, Marius conclut en disant à Simon quelle chance il a d’avoir un papa qui l’aime comme ça…

L’expression des sentiments passe-t-elle forcément par le langage ou bien y a-t-il d’autres façons de les montrer ? A l’attente, non verbalisée, de Simon, le père répond par une gamme d’attitudes variées, qui vont du contentement, du sourire, des bras tendus, des caresses à la lecture d’un livre le soir, à la préparation d’un parcours de cross ou à la confection de crêpes acrobatiques. Les preuves d’amour sont parfois silencieuses, voilà ce que montre cet album qui repose sur une relation particulière entre un père et son fils. Où est la mère ? Il n’en est jamais fait mention, ni dans le texte, ni dans l’illustration. L’album oppose deux types de familles : celle de Marius, où l’on dit je t’aime, mais où on laisse les enfants jouer seuls dans le désordre de la chambre d’enfants. Celle de Simon, où tout est rangé, cadré, et où le père est bien présent, attentif, soucieux du bienêtre de son fils. On apprécie que les auteurs déplacent quelque peu les problématiques usuellement abordées par l’édition jeunesse en s’inscrivant dans le cadre une famille monoparentale sereine avec un père et son fils, en évoquant la question des sentiments avec des personnages masculins et non féminins. Le personnage de Simon, toujours représenté avec son nounours doudou, est touchant dans sa détresse par ses mots, ses comparaisons, ses décisions qui le montrent prêt à tout pour entendre cette formule magique… Prêt à tout, sauf à une chose, dire de lui-même qu’il aime… Car nous ne parlons qu’avec les mots que nous avons reçus. Cette histoire, pleine de tendresse, est illustrée de façon douce et expressive. Des couleurs sans agressivité, des détails précis à chaque page, ou signalant les éléments importants du texte, et la représentation d’un enfant passant par toute une gamme de sentiments et d’un père toujours souriant.

On parle beaucoup aujourd’hui de compétences psychosociales. L’une d’elles est sans doute de pouvoir décoder les sentiments au travers des actes et des attitudes, autant qu’à mettre des mots sur les premiers. Voilà un album qui contribue, avec bonheur, à développer ces compétences, à inviter chaque lecteur à réfléchir aux actes, les siens comme ceux des autres, pour en trouver la signification.

Aux yeux des autres

Aux yeux des autres
Maëva Marquigny – Illustrations de Lucie Albon
Utopique – Collection Alter Égaux- 2023

L’argent fait-il le bonheur ?

Par Michel Driol

Théo et Manon, la narratrice, sont cousins, et passent une des dernières journées d’été à jouer ensemble chez elle, dans la petite maison qu’elle habite avec sa mère. Sous la tente, le soir, Théo dit « ce n’est pas si mal d’être pauvre, finalement ». Car Théo vit avec ses parents dans un château, avec piscine, tandis que Manon vit avec sa mère dans une petite maison, et elle hérite des vêtements usés de la sœur de Théo. S’ensuit entre les deux enfants une discussion sur le bonheur, la pauvreté. Ne parvenant pas à se mettre d’accord sur une définition, ils ont recours au dictionnaire, et finalement décident de réécrire la définition de « pauvre ».

Ce court roman parvient à exposer la confrontation de deux points de vue sur la même réalité. Avant que Théo n’en parle, Manon ne se sentait pas pauvre. Elle vit avec sa mère, transforme la nature environnante en un immense terrain de jeu grâce à son imagination, ne manque de rien. Theo, quant à lui, confronte le discours de sa famille sur Manon et sa mère avec les expériences qu’il vit cet après-midi là, les jeux et le plaisir de manger des crêpes. Sans aucun didactisme, mais avec un sens certain du dialogue – et du dialogisme – le roman conduit les deux enfants à se poser des questions fondamentales, à hauteur d’enfants. Le bonheur, la pauvreté, la richesse, la famille, autant de sujets qu’ils embrassent  en confrontant, de façon très concrète, leurs vécus, ce qu’ils savent de l’autre, d’eux-mêmes, avec leurs sentiments et leurs émotions. La force du livre est d’avoir construit deux univers familiaux opposés, autour de deux sœurs, d’un côté un couple divorcé – bouddhiste/catholique – sans trop d’argent dont les deux parents sont aimants pour Manon, avec leurs différences, de l’autre une famille qui a réussi, bien absorbée par le travail. Pas de jugement de valeur entre ces deux modes de vie, acceptés tous les deux par les enfants qui n’en souffrent pas jusqu’à ce qu’ils mettent des étiquettes qui séparent. Pauvreté, richessse. Das ce roman, réfléchir, c’est penser ensemble, confronter son point de vue à celui de l’autre. Et les deux enfants, dans ce cadre, élaborent une définition de pauvre empreinte de philosophie : Quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il faut pour être heureux. Ouvrage sérieux, donc, mais dont l’écriture ne manque pas d’humour, tant dans les situations que dans l’utilisation des mots. Le lexique et la syntaxe sont bien ceux d’enfants, confrontés au monde des adultes, incarné ici par les concepts savants plus ou moins compris (le génie des tiques pour la génétique) et par le dictionnaire, source d’incompréhension plus que d’appropriation du monde.

Les illustrations de Lucie Albon apportent comme des respirations, en représentant de enfants pleins de vie, heureux d’être ensemble.

Sans misérabilisme, sans manichéisme, ce récit, pour partie autobiographique, a bien sa place dans la collection AlterEgaux, dans la mesure où il conduit chacun à  réfléchir sur les différences entre les modes de vie. Il illustre bien la subjectivité de chaque vision du monde, le poids des préjugés, tout ce dont il convient d’apprendre à se débarrasser pour faire société au contact de l’autre. Quant au titre, de façon pertinente, il met bien l’accent sur la façon dont le regard des autres change nos perceptions, notre regard sur nous-mêmes, et ce à un âge où l’on est fragile et où les mots peuvent blesser profondément, si on ne prend pas la peine d’en négocier le sens.

On écoutera avec intérêt les mots de l’autrice sur les raisons qui l’ont poussée à écrire ce roman : https://www.youtube.com/watch?v=B5T-qDWf4kA

Le Citronnier

Le Citronnier
Ilia Castro – Barroux
D’eux 2023

Comme une ballade sud américaine

Par Michel Driol

Elle est née dans un pays où la guerre et la dictature font rage. Partout, dans la ville, on peut lire sur des banderoles : el silencio es salud, le silence, c’est la santé. Lorsque ses parents reçoivent des camarades et que, pour la protéger, sa mère l’éloigne de la maison, elle se réfugie en haut du citronnier du jardin. C’est de là-haut qu’elle entend le bruit terribles des bottes, puis celui de la fusillade, encore plus terrible.  Alors elle se met à pleurer, et ses larmes deviennent une rivière, accompagnée d’une nuée d’oiseaux blancs, qui coule vers la mer, où un citronnier pourra pousser.

Disons le tout de suite, ce n’est pas un album facile, un album qui édulcore ce que furent les dictatures qui, du Chili à l’Argentine, pays d’origine de l’autrice, ont semé la terreur durant des décennies. Barroux n’hésite pas à montrer des condamnés, yeux bandés, attachés à des poteaux d’exécution, ou à illustrer ce que dit le texte des corps qu’on lançait vivants du haut des hélicoptères. Sans doute faut-il cet ancrage dans le réel pour permettre au jeune lecteur d’entrer dans le côté plus poétique et fantastique de l’album qui passe aussi par l’illustration, comme ces deux ogres soldats prêts à dévorer la petite maison. Dans leur violence expressive, les illustrations de Barroux sont en parfaite harmonie avec la dure âpreté du texte. Deux parties bien distinctes se succèdent dans le récit. Une première très réaliste, qui dépeint la vie d’une famille d’opposants à la dictature, la clandestinité, le secret, les livres qu’on enterre dans le jardin. Vue par les yeux de  cette petite fille, c’est toute une vie cachée d’opposants qui est ici décrite, avec la distance de ce regard enfantin qui laisse le jeune lecteur de 2023 imaginer ce qu’a dû être cette vie quasi clandestine avec une fillette.  Puis une seconde partie qui bascule clairement du côté du merveilleux, avec ce torrent de larmes qui devient rivière emportant tout sur son passage. Ce qui réunit les deux parties, c’est la poésie du texte, une poésie de l’oralité (l’autrice est conteuse, et cela se sent dans l’écriture), une poésie sensible dès les premières lignes, avec ses anaphores, (silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades), ses répétitions, ses comparaisons, son travail sur le rythme.  Ce qui les réunit aussi, c’est la figure de l’enfant, anonyme, désignée simplement par Elle, dont le texte donne explicitement quelques caractéristiques (boule de feu, lucide et lumineuse) qui préparent le passage au fantastique. Le passage par le fantastique, la poésie, le conte donne un caractère universel à cette fable. S’y tissent avec subtilité plusieurs fils. D’un côté il y a l’opposition entre la parole et le silence ; parole interdite, dangereuse, possiblement subversive, pourtant magnifiquement incarnée ici dans cet album qui dit haut et fort ce que sont les dictatures et la possibilité d’un autre monde de paix. D’un autre côté, il y l’opposition entre ce régime dictatorial et le torrent de larmes qui peut le submerger. Larmes d’une petite fille, larmes du peuple, c’est ici la belle symbolique de l’eau qui purifie, qui revivifie, qui permettra de se reconstruire ailleurs. Ce passage par l’imaginaire, le symbolique suggère plus qu’il ne démontre que, comme dans les contes, les méchants seront vaincus, balayés par une force plus grande qu’eux, mais laisse le lecteur interpréter la nature de cette force, associée à l’eau et aux oiseaux blancs, une eau capable de nettoyer la guerre sale et obscure évoquée dans la première page.

A la fois très réaliste et très métaphorique, cet album sans concession ne laissera pas indifférents les lecteurs d’aujourd’hui qu’il touchera par sa poésie, ses symboles, et à qui il insufflera, sans aucun didactisme, la force de croire en une vie démocratique fondée sur la liberté de la parole, de l’expression, sur la liberté de lire ce que l’on veut et de vivre en paix.

La Vie à la montagne

La Vie à la montagne
César Canet
Sarbacane 2023

Question d’équilibre !

Par Michel Driol

Olaf, Olga et leurs deux jumeaux vivent sur une maison perchée en équilibre tout au sommet d’une montagne très pointue. Pour que la maison ne glisse pas en bas de la pente, il faut faire très attention à ne pas la déséquilibrer, tant en ce qui concerne les repas que les rêves… Lorsque l’harmonie est rompue, la maison dévale au fond de la vallée, où elle trouve une assise bien meilleure, mais sans la vue sur les sommets environnants. Alors toute la famille remonte pièce à pièce la maison, la reconstruit un peu différemment, avec plus de stabilité… jusqu’au moment où un vent plus violent que d’habitude l’emporte au loin.

Avec beaucoup d’imaginaire, cet album très joyeux aborde le thème du vivre ensemble, et des contraintes de la vie en société, sous un angle original. L’équilibre parfait existe-t-il ? A quelles conditions d’écoute de l’autre ? Tout doit forcément aller par deux pour que les deux plateaux de la balance restent équilibrés… que deviennent alors l’individu et ses désirs propres ? Cette fable proche de l’absurde montre cette maison utopique avec beaucoup d’humour à travers une série de situations cocasses portées aussi bien par le texte que par les illustrations. Le narrateur n’est autre que le neveu d’Olaf et Olga, qui, dans une langue proche de l’oralité, avec ses onomatopées, est témoin de cette vie de famille à la fois loufoque, parfaitement réglée, et pleine d’énergie ! C’est lui qui reçoit la carte postale finale l’invitant, accompagné bien sûr, au nouvel emplacement de la maison. Les illustrations, particulièrement colorées, jouent sur la symétrie à tous les niveaux,  et n’hésitent pas à montrer la maison en coupe dans un paysage naïf à souhait !

Premier album de son auteur, César Canet, La Vie à la montagne révèle un univers plein de fantaisie et de gaieté, et prend la forme de la fable pour aborder, sans se prendre au sérieux, les questions de l’équilibre à trouver dans la vie familiale… et sociale !

On peut inviter quelqu’un ?

On peut inviter quelqu’un ?
Véronique Komai
À pas de loups 2022

Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire !

Par Michel Driol

Alors que Timini demande à ceux qu’on imagine être ses parents d’inviter quelqu’un, ils font la sourde oreille. Bien contrarié, Timini grognasse, et ses parents lui proposent alors de jouer avec lui. Et tous trois deviennent de joyeux musiciens, des animaux, et des artistes peintres… Mais quand Timini peint une grosse pomme verte sur le mur de la cuisine, si l’un des deux parents semble ne pas apprécier, l’autre propose de peindre à leur tour leurs desserts préférés.

L’album nous plonge dans une famille de chiens qui ont des comportements – et des vêtements – très humains. Famille assez indifférenciée, où se côtoient le petit Timini, appelée tantôt chéri, mon mignon, mon cœur de beurre, notre petiot, et deux chiens plus grands, Mezzor et Maximus, de genre indifférenciés, uniquement vêtus d’une sorte de bermuda ample, l’un bleu avec des fleurs, l’autre rouge avec des pois. Père et mère, peut-être, sans doute, mais peut-être de même sexe. Rien ne permet de les différencier, ni leurs noms (tous deux à connotation masculine), ni leur physique.  Mais ce dont parle l’album, c’est de communication et non communication dans la famille. Dans le texte, tout repose sur les paroles des trois personnages, sur le discours direct. Pourtant la demande initiale de Timini, personne ne l’entend, ou ne veut l’entendre. A cause du bruit du sèche-cheveu, de celui de la télé. Lorsque les voisins – des cochons – arrivent, c’est pour remercier d’un service rendu, et on ne les invite pas à entrer. Faute d’avoir entendu la demande de Timini, les deux grands chiens en viennent à se demander si ce n’est pas une journée grognon… avant de lui proposer de jouer avec lui, et d’entrer avec lui dans un imaginaire qui les entraine bien loin de leur propre vie, jusqu’à l’épisode de la pomme. Certes, on a un peu de mal à comprendre le changement d’attitude des « parents », qui à la fin se montrent bienveillants, ouverts, prêts à accepter les bêtises de l’enfant, et qui n’entendent pas, ou refusent la demande d’inviter quelqu’un, c’est-à-dire de faire entrer un étranger dans le cercle familial, demande qui sera la dernière phrase du livre, sans qu’on sache quelle est la réponse. A la morosité du début succède une joyeuse fantaisie, une entrée progressive dans une transgression de plus en forte, jusqu’à celle de peindre sur les murs (cauchemar de nombreux parents !). C’est cette façon de jouer avec l’enfant que nous retiendrons pourtant de cet album, cette façon de dire que rien n’est grave, et qu’il faut bien du talent pour « être vieux sans être adulte » comme le chantait un compatriote de l’autrice. C’est aussi un album qui questionne sur la façon de traiter les « bêtises » des enfants, sur leur place dans la famille, et sur la façon de les culpabiliser ou pas.

Ce joyeux album est illustré à partir de papiers découpés pleins de vie : voir le pompon des queues des chiens qui semble danser, voir les mimiques et les regards, voir les multiples détails amusants, voir le doudou, muet, mais complice – témoin muet mais expressif – de toutes les scènes qui se succèdent dans l’album.

Un album vivant qui sent le vécu dans les idées fixes de l’enfant, les bêtises habituelles, mais qui questionne aussi sur les attitudes des parents.

Nous, les enfants de l’archipel

Nous, les enfants de l’archipel
Astrid Lindgren, illustrations de Kitty Crowther
Traduit (suédois) par Alain Gnaedig
L’école des loisirs (Hors collection), 2022

Éternels étés dans l’île

par Anne-Marie Mercier

La première partie du roman, longue comme un jour d’été, commence en juin et s’achève à la fin des vacances avec le triste retour de la famille Melkerson à Stockholm. Leur séjour de vacances sur l’île de Saltkråkan (ou île du cormoran) aura été une belle parenthèse. Mais l’histoire continue : après un chapitre intitulé « le problème avec l’été, c’est qu’il passe vite » on est heureux de ne pas les quitter et de les voir revenir sur l’île à Noël, au printemps, encore à l’été… et pourquoi pas toujours ?
Chacun en profite à sa façon : le père, Melker, écrivain, est veuf et très soucieux du bonheur de ses enfants qu’il connait bien et comprend bien. Il tente de se faire bricoleur et cuisinier (avec un succès relatif et des scènes comiques à foison) et se lie avec tous les habitants du village ou presque. La fille ainée, Malin, tient lieu de mère aux enfants, tout en menant sa vie de belle jeune fille de 17 ans très courtisée. Johan et Niklas, adolescents pleins de vie, toujours prêts pour la baignade, sont très différents, l’un plein d’imagination comme son père et comme lui voué à une vie tourmentée, et l’autre « le plus heureux et le plus stable des Melkerson », solide et calme. Enfin, le petit Pelle est le personnage le plus attachant de la famille, ultra-sensible, posant sans cesse de curieuses questions : « Pourquoi avait-on envie de pleureur en entendant le bruit des fils du téléphone, ou quand celui du vent dans les arbres donnait l’impression qu’ils étaient tristes ? ». Très attentif aux animaux et n’en possédant pas, il adopte le nid de guêpe sous le toit en attendant mieux. Il forme un trio extraordinaire avec deux fillettes de l’île, Stina et surtout Tjorven (la batailleuse), enfant de 7 ans accompagnée d’un énorme chien appelé Bosco ; elle « semble avoir été créée en même temps que l’île » tant elle l’incarne, douce, et brute.
Les dialogues entre les enfants sont très drôles et l’on y retrouve de nombreuses situations classiques, toutes traitées avec sensibilité et drôlerie : la concurrence entre les deux petites filles (Pelle y est imperméable), l’adoption d’animaux et les problèmes de communication avec eux, les enterrements d’animaux pour lesquels Tjorven chante toujours le même cantique sinistre… Les enfants, petits et grands, affrontent difficultés, dangers, joies et chagrins, ils cultivent les secrets.
Ils ne sont pas inoxydables comme l’héroïne la plus célèbre de l’auteure, Fifi Brindacier, mais oublient vite les obstacles : « On vit dangereusement quand on a sept ans. Dans le pays de l’enfance, dans ce pays secret et sauvage, on peut frôler les pires périls et considérer que ce n’est rien de spécial ». Les illustrations de Kitty Crowther sont parfaites pour ce trio.
Douceurs de l’été, joies de l’hiver et du printemps, tous ces petits bonheurs sont égrenés au fil d’un beau récit, qui est aussi long (presque 400 pages) et captivant, dans lequel les rebondissements ne manquent pas : qui sera l’amoureux de la belle Malin ? le renard mangera-t-il le lapin de Pelle ? Que deviendra le phoque apprivoisé (enfin, pas tant que ça) de Tjorven ? Son Chien Bosco supportera-t-il qu’on lui préfère un phoque ? Sera-t-il abattu pour avoir attaqué l’agneau de Stina ? Enfin, la maison du menuiser qui les a abrités sera-t-elle vendue et détruite ?

L’été doit-il avoir une fin ? – et l’enfance ? Quelle que soit la réponse, Astrid Lindgren les fait revivre merveilleusement.