Je m’appelle Forêt

Je m’appelle Forêt
Anne Maussion – Alain Simon
Editions du Pourquoi Pas ?? 2024

Symphonie sylvestre

Par Michel Driol

En un long poème symphonique en trois mouvements, la forêt s’adresse au lecteur. Dans un premier mouvement, allegro, elle donne à entendre tous les sons qui la caractérisent, des plus éclatants aux plus secrets. Dans un deuxième mouvement, largo, elle déplore son espace de plus en plus restreint, sa force perdue, et ses tentatives pour se défendre. Dans un dernier mouvement, vivace, elle appelle à s’unir pour la préserver. Les illustrations accompagnent les trois mouvements dans des tonalités différentes. Un jaune éclatant pour le premier, le sombre de la nuit et le rouge de l’incendie pour le deuxième, et un blanc porteur de paix et d’espoir pour le troisième.

A la richesse écologique de la forêt correspond la richesse du lexique déployé par l’autrice. Carcophores, mycélium, nématodes, autant de mots rares, scientifiques, qui valent ici autant pour leurs sonorités que pour leur façon de nommer, de façon précise, tout le vivant qui trouve refuge dans la forêt. Mots dont on ne connait peut-être pas la signification, mais qu’importe ? Ils sont là pour dire la diversité du monde menacé. L’originalité de ce texte est de faire la part belle au registre musical, comme une façon de faire prêter l’oreille aux multiples sons de la forêt. Dès lors se multiplie le vocabulaire de la musique, notes, partition, pulsation…, comme une façon de faire de la forêt, du nom de la forêt, un chef d’œuvre aux multiples solistes qui s’accordent.  Mais cette poésie contemplative, laisse place à un chant de révolte dans lequel le lexique charge de tonalité. Il est question de cacophonie, de cris, de produits phytosanitaires.  La poésie s’engage aux côtés de la forêt face des adversaires dépeints sans ménagement, aveuglés du profit, grands humains en uniformes de politiciens. Le ton se fait amer face à l’impuissance de la forêt à se défendre, à se faire entendre, ce qu’une strophe dénonce avec vigueur :

Mais il est difficile de faire
entendre le chant de la nature
face au brouhaha des intérêts personnels.

Comment rester insensible à ce cri de détresse d’une forêt menacée, sans appuis, isolée, malmenée, encerclée ?

La fin du texte, le troisième mouvement, ouvre le choix entre la disparition de la forêt, dont la voix ne serait pas plus forte que la stridulation d’un criquet et un final tonitruant, dans lequel s’uniraient toutes les voix afin que la chanson devienne un hymne à préserver.  Cette métaphore filée de la musique assure au texte une grande cohésion et lui permet de se terminer sur une note de paix, d’harmonie universelle scellant la réconciliation de l’homme et de la nature.

L’autrice, dans sa note d’intention, évoque une écriture à voix haute. Et c’est bien de cela qu’il est question dans ce texte fait pour l’oralisation, avec ses anaphores, ses reprises, ses rythmes particuliers, ses jeux sur les sonorités. Un texte qui s’adresse à toutes et à tous pour que résonne encore longtemps le nom de la forêt vivante.

M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle

M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle
Joséphine Serre

Théâtrales, juillet 2024

« La forêt se déchaîne, les vivants se soulèvent, la beauté mène l’insurrection, et à l’intérieur ça vit, ça chante, cherche, explose, ça s’étreint et se déchire, cela vit, vit, vit. »

par Lidia Filippini

M.A.D, Je te promets la forêt rebelle est une pièce engagée en faveur de la protection de la Terre.
Une jeune femme apprend à l’aéroport la mort de son frère dans une ZAD. Elle renonce alors au voyage d’affaire qui devait lui permettre de vendre un projet d’ingénierie à des start-ups pour se rendre sur les lieux où le jeune étudiant en botanique a disparu. Pacifiste et mu par le désir de vivre autrement son rapport à la terre, Frère était parti, son carnet en poche, pour recenser les espèces végétales présentes dans la ZAD. Il a été victime d’une grenade offensive, lancée par un gendarme lors d’affrontements opposant les zadistes aux forces de l’ordre.

 La ZAD est située dans une forêt qui, comme toutes les forêts, regorge de mystères. Entre les arbres, Sœur croit apercevoir Walden, le chien de son enfance. Lancée à sa poursuite, elle va rencontrer toute une galerie de personnages plus ou moins oniriques : un jardinier nommé Neil Armstrong qui, s’il avait eu un fils, aurait aimé l’appeler Judas, une fille-jaguar, une sorcière, mais aussi le fonctionnaire auteur de la bavure. Les zadistes, quant à eux, lui font entrevoir cette manière de vivre différente où chacun s’efforce de construire ensemble un « autre futur » qui avait tellement séduit son frère.

 L’enquête que mène Sœur pour comprendre ce qui est arrivé à Frère prend peu à peu la forme d’une quête identitaire. Au fil de des rencontres, la jeune femme qui, jusqu’alors ne comprenait pas l’engagement écologique et social de son frère, va voir ses certitudes vaciller.

Le texte est traversé de bout en bout par des références à Macbeth, et plus précisément à l’acte V de la pièce de Shakespeare, « La forêt qui marche » dans lequel une armée de soldats, portant chacun une branche d’arbre avance vers le château de Macbeth. Une des sorcières rencontrées pendant sa jeunesse avait bien prédit au roi : « Rien ne pourra t’arriver tant que la grande forêt ne se sera pas mise en marche contre toi. » Mais, Macbeth, qui était encore un jeune général à l’époque, avait pris cette prophétie à la légère : « Cela n’arrivera jamais ! Qui peut de force enrôler la forêt et ordonner à l’arbre d’ébranler sa racine enchaînée dans la terre ? […] notre grand Macbeth vivra jusqu’au terme normal de toute vie et rendra le dernier soupir à l’heure où tout homme doit le rendre. », s’était-il écrié, sûr de son pouvoir et de sa puissance. Dans M.A.D, la forêt rebelle, c’est celle des zadistes et des défenseurs de la nature qui, seuls, ont compris l’importance de changer notre modèle de société. M.A.D, acronyme de « monde à défendre », c’est la folie des hommes qui ne respectent plus leur planète.

Joséphine Serres s’est librement inspirée, pour écrire la pièce, de l’histoire de Rémi Fraisse, étudiant en botanique mort en 2014 lors de l’assaut d’un groupe de gendarmes. Le jeune militant écologiste occupait avec d’autres zadistes le site de Sivens, dans le Tarn, pour protester contre la construction d’un barrage. Pour Joséphine Serres, cet évènement tragique n’est pas « un fait divers mais vraiment un fait politique ». Elle considère Rémi Fraisse comme « un des premiers morts de ce qu’on pourrait appeler la guerre de l’eau en Europe ».  Très juste dans son ton, l’autrice ne verse à aucun moment dans une vision idéaliste de la ZAD. Le microcosme qu’elle dépeint (surtout d’ailleurs dans Nous habitons vos ruines, une des trois courtes pièces qui accompagnent M.A.D et qui peut être présentée « en parallèle des représentations » ou « en guise de prologue ou d’épilogue ») est loin d’être un monde parfait. On y trouve toutes sortes de gens – et même des « cons » – « [e]t ça discute tout le temps et ça s’embrouille, mais ça échange ». Car au fond, ce qui lie ce groupe hétérogène c’est bien cette idée d’échange, de partage de connaissance, la « liberté inconditionnelle de la conscience ».

Le texte est percutant et néanmoins poétique. Extrêmement bien documenté, il fait le lien, par le jeu de l’intertextualité, avec l’œuvre de Shakespeare, mais aussi avec des ouvrages plus récents, fictions, poésies ou essais (Yourcenar, Whitman, Jünger). Joséphine Serres cite également de nombreux articles donnant envie au lecteur de les lire à son tour. On plonge dans le texte en commençant par la fin, la mort de Frère, dans un troisième chapitre intitulé « Anekdiegesis » (un monde privé de récit). Une voix s’est éteinte, celle du jeune homme d’où tout est parti. On découvre ce qu’était cette voix en remontant le cours du récit grâce à l’enquête de Sœur qui se termine au chapitre un « Homo Sapiens. Humilis. ». Devenir des « humain[s], humble[s], sage[s] de la terre », tel est le message de M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle qui nous engage à faire entendre, à notre tour, notre voix.
La pièce a été jouée en juin 2024 au Théâtre de la Tempête à Paris, mise en scène par Joséphine Serres qui interprétait plusieurs personnages.

 

Manqué !

Manqué !
Antonin Faure
Les Editions des éléphants 2024

Proies de tous les pays, unissez-vous !

Par Michel Driol

Un album en randonnée reprenant le principe des chaines alimentaires. Ainsi le ver veut manger la pomme, mais elle tombe, manqué ! La mésange veut manger le ver, mais échoue ! La belette veut manger la mésange, mais échoue… jusqu’à la fin, où l’ours veut manger le loup… et échoue, bien sûr ! Voilà pour le scénario, porté par un texte court, répétitif comme le sont tous les textes en randonnée, un distique rimé reprenant les paroles de l’animal prédateur et exprimant son désir de manger.

L’album fait surtout la part belle aux illustrations, en double page, très fouillées, qui prennent en charge la narration pour peu qu’on s’y attache aux détails, et qu’on les lise attentivement. Au-delà du mangeur et de la proie évoqués par le texte, c’est une foule d’animaux en activité que montre l’image.  Suivons ainsi la pomme, transportée par une colonie de fourmis, qui vont même utiliser une planche-radeau pour traverser la rivière. Explorons ce qui se passe sous la terre, avec la taupe, qui creuse. Quoi de plus normal dans ces comportements animaux… Sauf que petit à petit la fantaisie s’invite. Ainsi ces deux lapins  endormis dans leur terrier, sous une couverture rouge, ces castors bâtisseurs, avec leur treuil, ces chauvesouris jouant aux cartes… Ce petit monde animal s’humanise ainsi, comme invitant à une autre lecture.

Se joue aussi dans les illustrations une opposition entre la surface et le souterrain. La surface, c’est le lieu des conflits, des désirs, de la violence de l’un contre l’autre. Le souterrain, c’est le lieu de l’entraide, où toutes les victimes vont se retrouver, scellant ainsi l’union ceux qui ont été ennemis. C’est ainsi que tous entrainent l’ours dans une caverne, pour lui tendre un piège… qu’on ne révélera pas, bien sûr, mais qui montre que l’union des petits, leur astuce, leur imagination, fait la force… Quant à la dernière illustration, elle scelle l’union de tous – ours y compris, bien sûr –  autour de nourritures consensuelles, marshmallows et pâtisserie !

La raison du plus fort est toujours la meilleure… sauf pour cet album, qui prône union et solidarité pour venir à bout de toutes les difficultés, de tous les conflits.  Un album qui le suggère plus qu’il ne le dit, un album plein de rythme, de rebondissements et surtout un album plein d’humour et de joie, libératrice, salvatrice !

La Forêt pour te dire

La Forêt pour te dire
Martine Pouchain
Sarbacane 2024

Robinsonnade contemporaine

Par Michel Driol

Louise, 17 ans, dont le père est mort avant sa naissance, vit avec sa mère qui enchaine les hommes. Lorsque le dernier se livre à des attouchements sur elle, elle fuit dans la forêt, où elle mène une vie de survivaliste, faite de cueillette et de petite chasse, à l’aide de sa fronde. C’est là qu’elle fait la connaissance de Paul, un peu plus âgé qu’elle, qui va de petit boulot en petit boulot, traumatisé par la mort de ses parents dans un accident de voiture, et un abattoir où il a travaillé. Paul sauve Louise, victime d’un empoisonnement, et lui propose de l’héberger à La Faye, la vieille maison familiale, désormais vide. Comment ces deux-là vont s’apprivoiser, se découvrir, et se reconstruire, et établir entre eux et les autres une relation complexe…

Martine Pouchain propose ici un récit qui tient du conte et du roman d’apprentissage. Conte par le personnage principal (non plus une petite fille, mais une adolescente, victime d’un adulte), par les lieux,  la forêt emblématique – et symbolique – de ce genre où l’héroïne trouve refuge, mais aussi la vieille maison qui semble pleine de secret, enfin par la punition du méchant et la découverte de l’amour – sauf que la fin n’est pas celle du conte traditionnelle, avec le mariage et les nombreux enfants. Roman d’apprentissage par la découverte d’elle-même qu’y effectue l’héroïne, par les choix qu’elle effectue, sa fuite, son apprentissage de la psychologie à distance, et son éducation sentimentale et sexuelle. A la croisée de ces deux genres, on est vraiment dans une grande tradition de la littérature pour la jeunesse. Une littérature pour la jeunesse qui s’adresse aussi, ici, à un lectorat adulte.

Le roman propose un double portrait, celui de Louise, et celui de Paul. Si l’on découvre assez vite le passé de Louise, ses relations avec sa mère – femme enfant avec son « beau-père » du moment, en particulier parce que le texte nous livre son journal intime, il n’en va pas de même pour  Paul, dont le roman révèle, bribe après bribe, ses secrets, son passé qu’il a du mal à affronter. Il y a là à la fois respect de la psychologie du personnage et aussi source d’intérêt  pour le lecteur qui ne peut que se questionner sur ce personnage, dont on découvrira à la fin la tragédie qui le hante.

C’est un roman d’amour qui prend son temps, roman de découverte entre deux êtres qui s’observent d’abord un peu comme chien et chat, et vivent la tension entre leur besoin d’être ensemble et celui de sauvegarder leur liberté. Petit à petit, on assiste à transformation intérieure de Louise, à l’éveil de ses sens et à son passage à l’âge adulte. Louise ressent des émotions complexes et contradictoires, décrites avec finesse par l’autrice.

Un mot sur les personnages secondaires, bien dessinés, et dont le système forme des couples : Audrey, la cueilleuse, qui cherche à « draguer » Paul, en complet contraste avec la retenue et la pudeur de Louise, la grand-mère artiste de Paul, discrète, fine, sensible, en parfaite opposition avec la mère de Louise.

Un roman poétique et introspectif, qui articule avec force la problématique de la quête d’identité et de la quête du bonheur avec certaines des grandes questions qui traversent notre époque : les agressions sexuelles, le lien avec la nature,  les relations familiales, l’amour et la sexualité des adolescents.

Les Petits Robinsons

Les Petits Robinsons
Romain Taszek
éditions Møtus, 2023&

Ile déserte, mode d’emploi

Par Anne-Marie Mercier

Six personnages arrivent dans une clairière. On ne sait pas quels liens les unissent, comment ils sont arrivés là. Ils disent qu’ils ne savent pas combien de temps ils vont devoir y rester. Enfants et ados échappés d’une catastrophe ? ou perdus dans les bois ? Défi de survie ? Certains sont frère et sœur, d’autres cousins, d’autres encore, on le suppose, amis. Certains ont encore un doudou, un autre lit l’Odyssée. Ces personnages (en quête d’auteur ?) élaborent pas à pas leur silhouette, leur caractère, leurs relations aux autres et évoluent, certains plus que d’autres, au fil des pages de cette jolie BD.
Histoire d’une survie, ou d’une robinsonnade choisie, on ne le saura qu’à la toute fin. Le camp s’organise, et très vite arrivent quelques leçons : où planter la tente, comment protéger ses provisions (ça arrive un peu trop tard, un écureuil se joue d’eux), et comment se nourrir de cueillette quand on n’en a plus, comment construire une cabane quand la toile de tente a été emportée par la tempête, comment laver son linge sans effort… mais surtout comment vivre en harmonie sans disputes et arriver à tout partager pour survivre.
Entre conseils sérieux, dignes du manuel des scouts ou des Castors juniors, et fantaisies loufoques, la vie y est jubilatoire. Une décharge trouvée près des lieux leur permet mille inventions. Les vignettes, qui alternent avec quelques doubles pages à l’allure documentaire, sont schématiques, souvent drôles, avec une belle palette restreinte de couleurs, en cohérence avec le reste de l’œuvre de Romain Taszek.
Si le collectif est sans cesse mis en avant, cela n’empêche pas que chacun puisse se construire la cabane  de ses rêves : tipi, arbre creux, vaisseau spatial… chacun tisse son imaginaire. La nuit est tantôt un émerveillement, tantôt un moment où toutes les peurs se ravivent. Si on joue à se faire peur, on a parfois peur sans l’avoir cherché. L’accident guette et finit par arriver…
C’est une jolie promenade en compagnie de ces personnages qui finissent par prendre forme et nous embarquent dans leur aventure.

Feuilleter sur le site de l’éditeur

 

Akané, la fille écarlate

Akané, la fille écarlate
Marie Sellier – Minna Yu
HongFei 2023

Pour sauver un arbre…

Par Michel Driol

Aîko accompagne souvent son père, gardien de la forêt sur le mont Takara. Un matin, d’énormes machines déracinent des arbres, creusent un trou pour y déverser on ne sait quoi. La forêt dépérit lorsqu’Aïko entend le gémissement d’une fillette allongée près d’un petit érable. Conduite chez les parents d’Aïko, la fillette ne cesse de dépérir, tout en murmurant « Erable, ô mon érable ». Aîko et son père vont alors transplanter l’érable dans leur jardin, et lorsque l’arbre et la fillette vont mieux, elle révèle son secret. Elle ne fait qu’un avec l’arbre.

Deux portes d’entrée pour cet album : l’illustration de la couverture d’abord, avec son côté naïf, enfantin qu’on peut percevoir dans la représentation des deux animaux souriants qui se courent après, mais aussi avec la façon dont des éléments naturels  se terminent en mains. Au milieu de ce monde féérique, où le merveilleux côtoie le réel, deux enfants, en tenue japonaise assez traditionnelle, une fille et un garçon. Puis une adresse au lecteur, comme une ouverture de conte, dans laquelle ce sont les grands pins chevelus qui murmurent la légende de la fille écarlate. Ces deux portes font accéder le lecteur à ce qui apparait comme un univers merveilleux, porté à la fois par la nature et par des enfants.

Le texte fait alterner deux discours, l’un en capitales, imprimé en bleu, sorte de poème en quatre strophes adressé au petit érable, l’autre le récit du sauvetage de l’érable et de la fillette. Il faut bien sûr lire ce texte comme un conte, dont il reprend les éléments traditionnels et merveilleux. La fillette, sorte de double humaine de l’arbre, la mission, sauver le petit érable du péril qui le menace. Du conte, le texte reprend aussi les aspects oraux : reprises, inversions verbe sujet. Mais, on l’aura bien compris, c’est aussi un texte qui fait appel à l’imaginaire pour dénoncer les dangers que les hommes font courir à la nature (enfouissement de déchets qui empoisonnent la terre), mais aussi pour dire à quel point nous sommes liés à la nature. C’est cet aspect que renforcent les illustrations où se multiplient les mains, à la fois tendues, protectrices, mais aussi parfois blessées.  Au final, l’album nous invite à vivre plus en harmonie avec la nature, en se gardant bien de donner des leçons ou de faire la morale. A chaque lecteur de comprendre le sens de cette allégorie.

Un album qui associe un texte où le merveilleux côtoie la poésie à des illustrations faussement naïves, pleines de détails à la fois enfantins et symboliques, pour évoquer le lien que les humains entretiennent avec tout ce qui est vivant dans la nature.

Le Doudou des bois

Le Doudou des bois
Angélique Villeneuve – Amélie Vidélo
Sarbacane – 1ère édition 2016

Le doudou perdu

Par Michel Driol

Une forêt, dans les somptueuses couleurs de l’automne, où Georgette se promène avec son doudou lapin gris… doudou qu’elle installe au milieu des feuilles et qu’elle oublie. Le lendemain, elle repart chercher son doudou. Ne le retrouvant pas, elle décide de la remplacer…par quoi ? une feuille ? une châtaigne ?une flaque ? non, par un petit loup gris.

On est d’abord frappé par le chatoiement des couleurs de l’album : c’est un automne lumineux, où la nature explose dans des teintes chaudes, dans une profusion de feuillages, de plantes, mais aussi d’animaux plus ou moins cachés. Gouaches, papiers découpés occupent la totalité de l’espace de la page : on est vraiment au cœur de la nature, de la forêt, au point que la chambre elle-même de Georgette est comme située à l’intérieur d’un terrier, ou d’un tronc d’arbre.

Ces illustrations accompagnent un texte qui fait appel aux différents sens : la vue, avec l’évocation des couleurs, les odeurs si particulières de l’automne et de l’enfance, le toucher, avec ce qui est doux, piquant…  Revient de façon régulière le « ça », un pronom pour désigner la nature, mais aussi les choses et les animaux. Ça sentait, ça n’était pas assez doux… et à la fin, au lecteur de deviner quel est ce « ça » que Georgette a ramené chez elle… avant qu’il ne soit nommé. Ce jeu des pronoms, entre le « elle » de Georgette et le « ça » de la nature met en texte la confrontation  / fusion entre le personnage et son environnement,  au point d’oublier le « il » du doudou lapin.

Mais cela parle aussi, avec émotion, de perte, perte d’un doudou et de résilience. Georgette ne pleure pas sans fin son doudou, elle cherche assez vite à le remplacer. C’est bien de séparation et de réparation qu’il est question ici, dans cette quête d’une odeur complexe, odeur de dodo, mais aussi odeur de dehors. Il est important que tout soit ici senti au travers d’une odeur qui importe plus que l’objet recherché. Le loup gris représente à lui seul la synthèse de deux aspirations, celle du dedans, de la maison, du lit, et celle du dehors, de la nature. Comme l’union entre microcosme et macrocosme, intérieur et extérieur.  Un mot enfin sur Georgette, petite fille si indépendante et décidée qu’on la voit toujours seule, sans ses parents, en toutes circonstances.

Une histoire à laquelle de nombreux enfants s’identifieront – qui n’a jamais perdu son doudou ? qui refuse qu’on le lave pour qu’il ne perde pas son odeur ? et qui fera rêver, sourire, imaginer en nous faisant passer du doudou au loulou…

Les Moufles rouges

Les Moufles rouges
Illustrations de Chioki Okada – texte de Kirin Hayashi
Seuil Jeunesse 2013

Une séparation

Par Michel Driol

Les deux moufles d’une petite fille – Petite Puce – lui tiennent chaud lorsqu’elle fait un bonhomme de neige, et, pendant la nuit, elles sèchent devant le poêle. Mais lorsque Petite Puce perd Moufle Droite, un renard la trouve, et l’accroche à une branche. La tempête la fait tomber, et c’est un lapin qui la ramasse : elle devient couvre-théière, puis bonnet pour les lapereaux. Les cousins mulots sont envieux, et la récupèrent pour en faire un sac de couchage. Volée par une chouette, bien détricotée, elle devient le pull d’un écureuil qui la met à sécher sur un arbre. C’est là que les deux moufles se reconnaissent.

Cette histoire en randonnée est illustrée par Chioki Okada qui entraine le lecteur au cœur d’une lumineuse forêt enneigée, où le blanc bleuté de la neige contraste avec le gris marron des branches, et les taches rouges des moufles ou des baies. Forêt merveilleuse qu’on dirait de légende où vivent des animaux adorables.  Animaux anthropomorphisés, vivant dans une maison confortable comme les Lapins (on se croirait chez Beatrix Potter), un peu plus rustique chez les mulots. Animaux qui se dressent sur leurs pattes arrières comme le renard ou l’écureuil pour attraper la moufle. Des images pleines de vie, dans lesquelles les cadrages mettent en valeur la moufle rouge dans son périple.

Ces images accompagnent un texte dans lequel les deux moufles sont nommées, personnalisées et dotées de pensées et de sentiments. Elles s’unissent, prennent soin des mains de Petite Puce, Moufle Gauche se sent triste d’être séparée de l’autre moufle à laquelle elle pense. En revanche, on suit les tribulations picaresques de Moufle Droite, mais on ne sait rien de ses pensées et sentiments.  De sujet (comme Moufle Gauche), elle est devenue objet dans des phrases où agissent comme sujets les différents animaux. Ces non-dits laissent au lecteur le soin de les remplir, de s’interroger. Victime du sort, subit-elle sans se plaindre ? Ou se sent-elle utile dans une nouvelle vie qui la meurtrit, l’use petit à petit, mais où elle remplit un nouvel office au service des autres ? La fin affirme qu’elles sont aussi heureuses l’une que l’autre… C’est bien la question du bonheur et de l’acceptation du destin que pose cet album avec subtilité et délicatesse.

Un mot tout de même de la fillette, à qui sa maman tricote une nouvelle Moufle Droite, et qui semble avoir oublié la première. Elle n’était qu’un objet, perdu, qu’on a cherché, qu’on n’a pas trouvé…  Ingratitude des enfants tout à leurs activités? A la fin, elle ne voit pas l’ancienne Moufle Droite…

C’est bien d’une double séparation que parle l’album. Au niveau des Moufles, une vraie séparation, mais qui entraine l’acceptation du sort de chacun, et le plaisir de la rencontre éphémère. Au niveau de la fillette, oubli d’un objet vite remplacé. Double niveau de lecture donc dans ce bel album plein de douceur poétique.

Le Chant du séquoia

Le Chant du séquoia
Nathalie et Yves-Marie Clément – illustrations d’Emma Guinot
Editions du Pourquoi pas ?? 2023

Leurs chants sont plus beaux que les hommes

Par Michel Driol

Deux récits se succèdent, autour de deux personnages, de deux lieux. Dans le premier, Parker, un jeune Cherokee californien, trouve auprès de son grand père, en pleine nature, la force de surmonter la blessure que lui a causé son échec cuisant au concours de chant de son école, au cours duquel on l’a insulté, et de se remettre à chanter dans la plus pure tradition indienne. Dans le second, Maria Rosa, reçoit dans sa maison de retraite brésilienne un jeune journaliste qui lui demande de raconter comment, dans les années 70, elle est devenue une célèbre défenseuse des droits des peuples d’Amazonie. L’épilogue réunit ces deux personnages au Rassemblement des Gardiens de la Mère Nature, laissant entendre le discours de Maria Rosa et le chant de Parker.

Deux histoires qui ont en commun d’être des récits initiatiques, deux voyages effectués par un grand père et son petit fils ou sa petite fille. Deux récits dans lesquels l’un transmet à l’autre ce qu’est vraiment le chant pour les Cherokees, une communion-fusion avec la nature tout entière. L’autre, c’est le dernier voyage effectué par une petite fille qui remonte le fleuve avec son grand père. Deux récits qui racontent des moments de bascule, dans lesquels deux enfants découvrent le monde, l’un dans sa poésie et son harmonie profonde, l’autre dans la sauvagerie et la brutalité des hommes.

Ce que ces deux textes racontent et décrivent, c’est bien sûr la façon dont les peuples autochtones d’Amérique du Sud ou du Nord ont été réduits à néant par les Blancs. Le grand-père de Parker a été arrêté pour avoir voulu défendre son village contre la volonté d’une compagnie minière de le détruire pour exploiter de nouveaux filons. Le grand père de Maria Rosa est assassiné sous ses yeux pour simplement demander qu’on ne détruise pas leur tribu afin de faire passer une route servant à desservir une exploitation aurifère. Mais c’est aussi le lien fort que ces peuples entretiennent avec la nature, avec la forêt en particulier, avec le travail et avec le temps. Chez les Palikur, le peuple de Maria Rosa, on ne chasse que ce dont on a besoin, on a le temps de se transmettre les secrets des plantes, de discuter, de chanter… Le grand père de Parker vit dans un mobil-home loin de tout, à proximité du Parc National de Sequoia.

Mais ce sont aussi, et peut-être avant tout, deux récits qui mettent en avant la parole et la poésie face à la barbarie, aux humiliations. C’est dans l’épilogue que ces deux dimensions se rejoignent. On y assiste d’une part au discours de Maria Rosa, plaidoyer pour la mère Nature, pour une sobriété écologique, mais aussi invitation à se réveiller, à ne pas baisser les bras, quel que soit son âge. Puis c’est le chant traditionnel cherokee, un chant de bienvenue, interprété par Parker. Le chant, la poésie, sont une façon d’entrer en communion avec la nature, de se faire arbre, oiseau… On ne peut s’empêcher de penser alors au poème de Nazim Hikmet les Chants des hommes… pour les opposer aux mines des hommes, aux destructions des hommes, à la cupidité des hommes.

Les illustrations d’Emma Guinot jouent sur les couleurs : une dominante verte pour Parker, une dominante orange pour Maria Rosa, et une façon d’unir ces deux couleurs dans l’épilogue.

S’ouvrant par une citation de Cacique Raoni Metuktire, fondateur de l’Alliance des Gardiens de Mère Nature, cet ouvrage est à la fois une belle façon de faire connaitre les valeurs des peuples autochtones d’Amérique et de nous sensibiliser à d’autres valeurs que celle de l’argent et de la consommation ou du show business…

Mon beau sapin

Mon beau sapin
Pauline Kalioujny
Seuil jeunesse 2022

Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras…

Par Michel Driol

Ce beau sapin est un objet livre original à plus d’un titre. Un premier texte nous raconte l’origine celte du sapin de l’arbre décoré fin décembre, au plus froid de l’année. Pus on suit les paroles de la chanson, Mon beau sapin… Au milieu de l’ouvrage, un sapin en relief à déployer, tandis que la chanson s’accompagne d’un récit.  Celui d’une tribu celte à la recherche d’un arbre à décorer de pommes de couleurs et de marrons, un arbre qu’on n’aura pas l’idée de couper. Puis c’est la chanson qui continue. Avant de retrouver le récit. L’arbre a grandi, est devenu majestueux, refuge pour les animaux, et source de sagesse. Et, avant de refermer l’ouvrage, un calendrier de l’avent pour évoquer, dans 24 fenêtres à ouvrir, les animaux et les créatures mythologiques qui peuplent les arbres.

Un mot d’abord des splendides illustrations de l’autrice, des illustrations pleine plage, fouillées, précises, pleines d’une verdure foisonnante pour rendre hommage à ce sapin toujours vert. Mais aussi pleines d’éclats jaunes pour célébrer la lumière dont on attend le retour. Images pleines de sens aussi surement, avec ces feuilles étincelantes jaune-orange au sol, qui contrastent avec le noir profond du ciel. Alternent ainsi les pages vertes et les pages jaunes, le jaune  des enfants et des animaux qui dansent, le jaune des étoiles. Cette symphonie en vert et jaune dit bien, à sa façon, la symbolique de Noël et l’attente d’un renouveau de la nature.

En rattachant la coutume du sapin de Noël à ses origines celtes, à cette façon de célébrer le solstice d’hiver en décorant  un arbre symbole de vie, en l’apparentant avec la tradition chamanique sibérienne d’attacher des tissus colorés à un arbre, Pauline Kalioujny fait pénétrer le lecteur dans une autre façon d’envisager le lien que nous avons avec les arbres et la forêt. Le sapin n’est pas qu’un objet décoratif : il est capable de faire retrouver de paix et d’harmonie (voir en particulier l’image très parlante qui superpose la silhouette d’une posture zen avec celle d’un sapin). C’est ce que dit le calendrier de l’avent qui à la fois donne à découvrir les animaux abrités par le sapin, qui recherchent leurs petits, ou se préparent à jouer des tours, mais aussi les créatures fantastiques (Sirine, la sirène russe, les nymphes de la mythologie gréco-romaine, voire la figure de la sorcière-guérisseuse connaissant le pouvoir des plantes…). C’est bien là une plongée vivifiante dans l’imaginaire humain associé aux arbres, à la forêt, un imaginaire dont la civilisation actuelle nous éloigne de plus en plus et que cet album permet d’approcher de façon sensible.

Un album aux illustrations magnifiques, qui  inscrit Noël dans une histoire des rites humains de célébration du solstice d’hiver et des arbres. On rapprochera cet album de Promenons-nous les bois, de la même autrice, qui évoque la destruction de la forêt au détriment de ceux qui y vivent. Après cela, qui aura envie d’un sapin de Noël coupé chez lui ?