La Princesse aux petites noix

La Princesse aux petites noix
Émilie Chazerand, Stéphane Kiehl
Sarbacane, 2024

Genre troublé

Par Anne-Marie Mercier

Un roi et une reine ont un fils, pour leur plus grand bonheur. Mais, comme souvent, l’enfant ne se développe pas comme ils l’auraient souhaité ; dans ce cas précis, la virilité du prince est très peu affirmée. Tout en ayant hérité d’un féroce aïeul le nom d’Otto, le prince n’a aucun goût pour les armes et adore s’habiller en princesse. Si son père accepte tout cela (l’enfant n’est-il pas honnête, gentil, en bonne santé, ce qui seul importe ?), sa mère s’inquiète, puis tout le royaume s’alarme après en avoir ri, car Baldur, le brutal fils du roi voisin vient un jour défier le prince (qu’on surnomme « la princesse aux petites noix ») dans un duel pour lui ravir le royaume.
La fin est surprenante (et heureuse).
Baldur est comme Otto, malgré leurs caractères opposés. Il est perçu par les autres comme étrange. Il dérange. Il n’a pas d’ami. Les deux princes, par un coup de théâtre amusant, se découvrent des points communs, et c’est le début d’une grande amitié.
Tout l’album fait l’éloge de l’acceptation de la singularité et remet en question les stéréotypes de genre des contes d’autrefois (on aura reconnu le détournement du titre de la « Princesse au petit pois ») et de la vie d’aujourd’hui. L’utilisation fine du bleu et du rose, de façon discrète, lui donne une belle cohérence graphique.

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui
Marilou Rytz
Editions du Pourquoi  pas ?? 2024

Météo du couple

Par Michel Driol

On résumera cette nouvelle en adoptant la même stratégie énonciative que l’autrice. Tu prépares le repas, en attendant l’arrivée de Dominique, qui, comme toi, travaille dans l’édition. Tu écris des livres pour enfants, on en aura un titre, Petite brume autour des réverbères.  Parfois Dominique te secoue et tes bras restent bleus des journées entières et tes poignets te font mal. Lors d’un déjeuner, tu remarques que Chiara est victime de violences conjugales. Dominique voyant que Chiara t’appelle au téléphone se retrouve sous l’emprise de la jalousie et de la colère…

Dominique, prénom épicène… Dans ce couple où l’un est battu, qui est l’homme, qui est la femme ? Qui est la victime ? Qui est le bourreau ? Marilou Ritz brouille les pistes, révélant à la fin, à la dernière page, par un accord grammatical, qui est qui.

Quelle est la couleur du ciel aujourd’hui… une question que se pose toute victime de violence conjugale, homme ou femme. Avec beaucoup de sensibilité, dans ce récit volontairement non genré, l’autrice adopte le point de vue de la victime, qui s’attache à plaire à l’autre, victime qu’on voit souvent à la cuisine, préparant à manger. Et c’est le drame si le repas n’est pas prêt à temps ! A travers ce récit qui joue avec les codes du genre, on est conduit à s’interroger sur le poids de nos représentations dans notre façon de nous représenter les deux personnages. Il y a « tu », qui fait la cuisine, écrit et dessine des livres pour la jeunesse, et Dominique, qui arrive avec des bouteilles de bon vin et exerce un métier à responsabilités. C’est la force de cette nouvelle de nous conduire à réfléchir à nos idées reçues, dans ce domaine comme dans d’autres, pour nous en affranchir.

La langue est d’une grande sobriété : phrases courtes, notations précises, centrées sur l’action, sur les paroles, sur les faits, façon aussi de mettre les lecteurs face à un constat, à des comportements sans vouloir entrer dans la psychologie des personnages. Ainsi encore le récit gagne en efficacité. On pourra interpréter de différentes manières le choix du pronom tu. Montrer que le personnage est dépossédé de son identité, de son moi, qu’il est condamné en quelque sorte à se regarder vivre sous l’emprise de l’autre. Impliquer le lecteur ou la lectrice, à la façon de Michel Butor dans La Modification. Ce choix énonciatif ne laisse pas indifférent et participe de la force dramatique du récit.

Littérature pour la jeunesse ? Littérature pour jeunes adultes ? Littérature engagée ?Littérature pour alerter sur la violence à l’intérieur du couple, et cela peut se lire dès l’adolescence pour, enfin, faire changer les comportements et espérer des ciels toujours bleus.

Akata Witch

Akata Witch
Nnedi Okorafor
Traduit (anglais, Nigéria) par Anne Cohen Beucher
L’école des loisirs (medium +), 2021

Harry Potter Nigériane

Par Anne-Marie Mercier

Est-ce une traduction d’un ouvrage venu du Nigeria, comme l’indique la langue traduite ? Ou bien un ouvrage venu des États-Unis, écrit par une auteure née en Amérique du Nord mais de parents nigérians (ethnie Ibo), qui y a été élevée, y a fait ses études, jusqu’au doctorat, et y enseigne l’écriture créative à l’Université ? La deuxième réponse semble la plus pertinente, mais il est vrai que l’originalité de ce roman lui donne une touche particulière qui fait que ce n’est pas un ouvrage américain de plus.
L’histoire se déroule en Afrique, au Nigeria, elle est tissée avec les traditions, les langues (ibo, nsibidi…) et les mythes africains, mais certains des jeunes héros sont, comme l’auteure, à cheval entre les deux cultures, entre le village et Chicago. Le personnage principal, Sunny, est une Ibo albinos. Maltraitée au collège, peu considérée par ses frères, terrorisée par son père, elle ne peut pas s’épanouir et révéler ses talents.
Comme dans beaucoup de romans pour la jeunesse, le personnage déprécié sera magnifié. À l’exemple de Harry Potter (mais ici c’est une fille, et une fille noire et albinos), elle découvre son appartenance à un groupe doté de pouvoirs, les « léopards », qui se distingue de l’humanité ordinaire (les « agneaux »). Elle accède à leur monde, un monde à part, inséré dans le monde réel mais invisible aux agneaux (comme dans le livre de JK Rowling) et doté des ses propres règles, de sa monnaie, de son économie et de son école de sorciers que Sunny intègre en retard par rapport à ses camarades nés léopards. Elle fait un apprentissage difficile, tout en continuant en apparence sa vie normale, initiée par un groupe d’amis, puis luttant avec eux contre les forces du mal.
De nombreuses trouvailles, une bibliothèque fantastique, un bus fonctionnant au carburant de la magie, des personnages originaux et attachants, des professeurs un peu débordés, des traits d’humour, une belle réflexion sur l’amitié, une superbe description d’une partie de foot (où Sunny arrive à s’intégrer bien que fille et y brille), une quête des origines (d’où lui vient son pouvoir?), des passages terrifiants sur fond d’enlèvements et de meurtres rituels d’enfants (d’où la catégorie Médium +),… et une plongée dans les cultures d’Afrique, tout cela fait de ce roman une merveilleuse expérience d’étrangeté.
Nnedi Okorafor a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages : prix Hugo, prix imaginales, prix des libraires du Québec, prix Lodestar du meilleur livre pour jeunes adultes (Lodestar Award for Best Young Adult Book) … Elle est une auteure reconnue de science-fiction qui intègre dans ses histoire une réflexion sur les questions de genre et de race.
voir son site : https://nnedi.com/books/

 

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2023

Jane, la calamité des bandits !

Par Michel Driol

Quelque part au Far West, à la grande époque, Billy découvre en ville un magnifique cheval. Las, il appartient aux Loveless père et fils, les deux terreurs de la ville. Grâce à une première intervention, la correction de Billy, en pleine rue, par les deux terreurs, est évitée. Mais ne s’en prendront-ils pas au cheval ? Pour le sauver, Jane a une idée… Comme quoi, les filles, elles peuvent être courageuses, malines, et elles méritent bien d’être cheffes de bande !

L’album fait revivre l’univers du western – version Sergio Leone – en l’assaisonnant de thématiques plus contemporaines, le harcèlement à l’école et l’égalité filles-garçons. Clin d’œil à Billy (le Kid) et Calamity Jane, les deux héros sont des enfants qui ont à lutter contre les méchants – manichéisme du western oblige ! Saloon, face-à-face en pleine rue, shérif… tous les ingrédients sont là, qui évoqueront pour les uns des classiques du cinéma, pour les autres Lucky Luke… Le récit, circonstancié, autonome, pris en charge par Billy, le narrateur, occupe le bas des doubles pages, laissant le haut libre pour une image « format cinémascope »  dans lesquelles certains cinéphiles reconnaitront des cadrages archétypaux du western. L’aventure est rythmée, soutenue par un texte qui ne manque pas d’humour dans la façon dont le narrateur, sans illusion sur eux, caractérise les adultes qui l’entourent, mais aussi dans son emploi d’un vocabulaire imagé (mention spéciale pour la tronche de hibou hébété de ce grand cornichon…) – Et que dire du peigne-zizi, mis dans la bouche de Jane, sévèrement reprise par son père pour son langage ! Western, certes, mais western décalé, comme aseptisé pour en gommer la violence latente. Au fil des illustrations, on trouvera ainsi une carotte à la place d’un six-coups à la ceinture ou des carabines à bouchons. On suivra avec délices une histoire dans l’histoire, celle d’un chien qui a dû voler un chapelet de saucisses et les promène d’une page à l’autre. On appréciera aussi la façon dont, par deux fois, les illustrations font place à des dessins d’enfant, pleins de naïveté et d’autres clins d’œil (à la reine des Neiges, libéré, délivré…). Bref, tout ceci est à prendre au second degré !

Restent pourtant trois aspects plus sérieux. La maltraitance à l’égard des animaux contre laquelle s’insurgent les héros. Le harcèlement dont est victime Billy de la part du fils Loveless. Et enfin la place et le rôle des filles. Car c’est bien Jane qui invente le stratagème, l’exécute dans le plus grand secret, et épate le jeune Billy, qui, par certains aspects, a la naïveté, la candeur et la spontanéité d’un petit Nicolas dans ses propos.

Un western pour de rire, aux personnages attachants et au rythme soutenu. De quoi passer un bon moment, ouaip !

L’Aventure politique du livre jeunesse

L’Aventure politique du livre jeunesse
Christian Bruel
La Fabrique, 2022

En route pour l’aventure !

Par Anne-Marie Mercier

Le titre surprend : politique, la littérature de jeunesse ? on l’a certes dite pétrie « d’idéologie » (vous vous souvenez de l’affaire de l’album Tous à poil ? Ce livre en parle), mais de politique, vraiment ? Eh bien oui, politique dans l’édition, chez les auteurs, chez ceux qui semblent ne pas y toucher, dans la presse, dans ses thèmes, dans sa manière de ne pas vouloir en faire après en avoir fait beaucoup.
La question touche à toute l’histoire de la littérature de jeunesse. Ce livre parcourt ses différentes époques en montrant à quels moments on n’a pas hésité à tenir un discours ouvertement politique et à quels moments (par exemple aujourd’hui) le politique est devenu un tabou, un « grand méchant mot » expulsé par un humanisme consensuel et plutôt mou, en dehors de quelques questions émergentes comme celle du genre, qui elle aussi a pu faire naitre des protestations tous azimuts au nom d’une certaine conception du livre pour enfants.
Encore plus, dans ce titre, le politique serait une aventure, autre mystère. Mais c’est bien ainsi que nous embarque le co-auteur de Julie qui avait une ombre de garçon, des Chatouilles, de L’Heure des parents et bien d’autres albums, l’éditeur du Sourire qui mord et de être éditions, le formateur et conférencier, figure bien connue aussi bien au Salon de Montreuil que dans la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse. Cette histoire politique a des accélérations, des arrêts, des trous noirs. Il y a des héros (des ouvrages qui ouvrent la voie) ; nombreux sont ceux qui sont nommés et analysés ici, proposant une autre bibliothèque idéale que celle que l’on retrouve platement dans tous les ouvrages sur l’histoire de la Littérature de jeunesse. Il y a aussi des martyrs, des livres censurés, réécrits, retraduits dans un sens puis dans un autre, massacrés… C’est passionnant comme un récit d’aventures. C’est drôle aussi car l’auteur ne manque pas d’humour et son regard narquois sur les hypocrisies et les contradictions récurrentes réjouit. Enfin les différents points de débat sont évoqués dans leur dimension internationale et l’on découvre encore une fois que la France est loin d’être la plus avancée en la matière – pour le meilleur ou pour le pire.
A l’origine, on trouve une politique de l’offre : la trilogie classique (éduquer divertir, informer) est analysée, augmentée et « colorée » par une autre : « dévoiler, révolter et projeter ». On voit les censures anciennes toujours à l’œuvre mais concurrencées par de nouvelles, aussi bien du côté d’un féminisme sourcilleux que d’un retour de pudibonderie (voir, entre autres, le cas de On a chopé la puberté) que des comités de « sensitive readers » ou  de l’appropriation culturelle (Alma de Timothée de Fombelle). La médiation (librairie, presse, bibliothèques, tout ce qui touche à la politique de la lecture publique) enfin joue un rôle fondamental, plus ou moins assumé, dans l’accès à cette offre.
La politique peut être un sujet abordé explicitement dans le champ du livre pour enfants ; plusieurs titres récents et intéressants analysés ici l’attestent ; elle est à l’œuvre aussi à travers les représentations, les stéréotypes et contre-stéréotypes, discutés ici également ; elle l’est à travers les recommandations ministérielles (les fameuses listes), un temps favorables à la présence de littérature pour la jeunesse à l’école et à une formation des enseignants dans ce champ, de moins en moins depuis quelques années.
Le chapitre consacré à l’histoire de la « presse rebelle » au XXe siècle et au-delà, de 1901 à 2021, est passionnant et fait découvrir de nombreux titres et aventures éditoriales hardies. Le suivant, qui présente des ouvrage « non consensuels » est également une mine de belles choses peu connues qui posent de multiples questions. Une autre histoire, conjointe, est celle de l’évolution des formes et de l’offre de lecture : livres qui se présentent de plus en plus comme des « iconotextes », documentaires d’un nouveau genre, théâtre révolutionné par des textes novateurs et qui ne prennent pas les enfants pour des idiots ou des êtres vivant hors-sol, comme ceux de Maurice Yendt… les formes elles aussi sont politiques.
Les thèmes évoluent mais la quasi absence de certains montre les limites de l’ouverture : si les familles monoparentales ont fait leur entrée en littérature de jeunesse, l’homoparentalité reste un thème peu et souvent mal traité et le personnage adulte célibataire ou tout simplement sans enfant reste rare ; quant aux athées, lorsqu’il est question de religion, ils le sont encore plus (on trouve un pingouin athée, exception notable !). Sur tous ces sujets et bien d’autres (les sans-papiers, le travail et l’argent, la pauvreté, la compétition, la chasse, et bien sûr l’écologie) Christian Bruel est arrivé à trouver des ouvrages qui montent qu’il est possible de les aborder intelligemment qu’il faut se méfier des ouvrages pétris de bonnes intentions mais délivrant un message biaisé.
Le corps est le lieu de bien des tabous, encore aujourd’hui, contrairement à ce qu’on affirme dans les milieux peu informés, ce qui fait dire à l’auteur : « L’irruption débridée du corps et de la sexualité dans les publications jeunesse est une légende ». Il analyse les effets possibles de la frilosité de la plupart des éditeurs sur ce domaine, leur silence masquant le réel et laissant les enfants seuls face à la pornographie à laquelle ils sont exposés de plus en plus tôt.
Les filles rebelles ont leurs héroïnes, de l’Espiègle Lili à Mortelle Adèle. Les utopies ont leurs îles paradisiaques en romans comme en albums (signalons une belle analyse des ambiguïtés de Macao et Cosmage). La « réception alertée » de lecteurs sans doute nourris par une offre riche, quand on sait chercher s’inscrit toutefois dans un « horizon assombri » par de nombreuses inquiétudes.
L’ouvrage se conclut sur l’affirmation d’une nécessaire « politique de la lecture », dans la mesure où la lecture est d’abord une affaire de partage, de communautés. Si l’on veut donner envie de lire, il faut créer les conditions favorables – il les présente – aux échanges, à la prise de distance critique, à la réflexion…. politique au sens large et noble du mot, et dénicher les albums qui permettront d’en débattre. Grâce à lui c’est chose faite, même s’il faut pour cela passer par des histoires de lapins (ou, en l’occurrence, de moutons).

La lecture de ce livre est une belle aventure, drôle et tragique, passionnante, tonique, un courant d’air frais qui réveille et bouscule. On en sort avec un regard un peu plus aiguisé, des regrets sur des jugements hâtifs qu’on a pu formuler, une vigilance accrue, une liste de livres à découvrir, et une foule de questions anciennes et nouvelles à méditer et à partager. C’est un ouvrage indispensable pour tous ceux qui veulent aller au-delà d’une vision consensuelle et quelque peu étriquée de la littérature de jeunesse et de la lecture.
C’est un livre engagé, non seulement par les thèmes qu’il aborde mais par le fait que son auteur examine les points de vue divergents, les discute et ne craint pas d’énoncer ses propres conclusions, toujours claires, fermes, cohérentes. Au centre de ses préoccupations, on ne trouve pas cette fameuse « idéologie » (prise dans un sens fermé et obtus du terme telle qu’elle a été mise en cause par l’homme politique indigné évoqué dans les premières lignes de cet article, mais un souci des lecteurs et de leur devenir : de nos futurs… (c’était le titre d’une édition du salon de Montreuil). Ici, nos futurs sont résolument ancrés dans une histoire qu’il appartient à chacun de se réapproprier, ou pas mais en connaissance de cause.

Fille Garçon

Fille Garçon
Hélène Druvert
Saltimbanque Editions 2021

Libres d’être

Par Michel Driol

Un album, avec des pages découpées, pop-up, pour lutter contre les stéréotypes, apprendre à accepter l’autre dans ses différences, apprendre à être soi –même et à dire non. Dans des pages souvent très colorées, sont passés en revue et démontés de nombreux stéréotypes de genre : les filles rêvent de princesses et de licornes, les garçons de chevalier, les unes ont le droit de pleurer, pas les autres… Autant d’assertions souvent entendues et prises ici à hauteur d’enfant à qui l’album dit que tous les rêves sont autorisés, qu’il n’est pas de métier interdit aux filles ou aux garçons. Si certaines réalités familiales peuvent surprendre, l’important est l’amour qui unit.

Se sentir bien dans sa peau, dans son corps, afin de mieux vivre ensemble, jouer ensemble sans être amoureux, et savoir se détacher du regard des autres, voilà les grandes leçons que donne cet album, qui convie chacun à réfléchir à ces questions. Le texte est d’abord construit autour d’un « je », tantôt celui d’une fille, tantôt celui d’un garçon, tantôt indifférencié, façon d’impliquer le lecteur dans sa propre subjectivité. Puis on passe à la fin à un « on », façon de dire l’importance du vivre ensemble, et de l’amour qui unit. L’album est donc une éducation aux questions de genre  envisagées comme non enfermantes, allant jusqu’à évoquer la transidentité ou les familles homoparentales. Chacun doit éprouver ses propres libertés, ses propres gouts, et ne pas juger. Les rabats sont une invitation à découvrir autre chose que ce que l’on connait, une invitation faite au lecteur à aller au-delà pour découvrir la riche diversité du monde.

Un album bienveillant, coloré et animé, tout en finesse, pour  aborder des questions essentielles liées à l’identité de chacun sans parti pris.

Quand je suis toi & tu es moi

Quand je suis toi & tu es moi
Preston Norton
La Martinière jeunesse 2020

On a échangé nos corps

Par Michel Driol

Ezra Darvent est un garçon tourmenté, insomniaque, qui rêve d’inviter Imogen au bal de fin d’année. Fan de Johnny Depp, il anime une chaine Youtube parodique et très populaire, mais dont il ne parle pas à ses amis. A la suite d’une éclipse, le voilà qui change de corps avec  Wynonna, tout en gardant ses propres pensées. Ces changements de corps interviennent à intervalles plus ou moins réguliers, avec la crainte qu’ils ne soient définitifs. Vont-ils aider les deux adolescents, à l’aide du corps de l’autre, à régler leurs propres problèmes ?

Ce récit fantastique à la première personne pose la question du genre et de l’identité. Qui sommes-nous ? Comment se construisent nos relations avec les autres, amitié, amour, découverte de la sexualité. Au-delà de la découverte du corps étranger de l’autre auquel il faut bien s’habituer, le roman permet aussi de découvrir les fêlures secrètes, familiales, de ces deux adolescents, dans une petite ville américaine où tout semble lisse et bien réglé. La question du travestissement est aussi mise en abyme avec la comédie montée par la troupe de théâtre du lycée, La Nuit des rois.

Un récit original plein de rebondissements, de quiproquos pour aborder les questions de l’affirmation de soi, de la construction de l’identité et des relations entre garçons et filles.

Sauveur et fils, saisons 5

Sauveur et fils, saison 5
Marie-Aude Murail
L’école des loisirs, 2019

Saison genrée

Par Anne-Marie Mercier

Quel plaisir, de retrouver Sauveur Saint-Yves, psychothérapeute à Orléans, et le feuilleton des aventures et mésaventures de ses patients et de sa famille élargie !
Il est veuf, il a un fils, sa compagne a deux enfants, il a recueilli des êtres à la dérive (un vieux repris de justice et un adolescent apathique), divers animaux (essentiellement des hamsters, ce qui explique les images de couvertures des romans, mais aussi un chat diabétique). Ce dernier point donne lieu à des passages très drôles où le psychothérapeute est pris pour un spécialiste en comportement animal, et son cabinet pour une annexe de l’animalerie voisine.
Ce cinquième volume est aussi pour une grande part orienté sur les questions de genre et de différence sexuelle. On a même un glossaire en fin de volume – « dysphorie de genre », « mégenrer », etc. – et un petit dessin pour faire comprendre la différence entre sexe et genre. On y trouve un bel hommage à l’album de Christian Bruel et Anne Bozellec, Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon (Im Media, 1975 ; Le sourire qui mord, 1976 ; réédition Être éditions, 2009, puis Thierry Magnier, 2014). Le roman est rythmé entre autres par le changement progressif et les hésitations d’Ella, devenue Elliot, et par l’histoire dramatique de son ami Kimi, agressé sauvagement par des homophobes. Une autre patiente de Sauveur illustre le cas d’une femme ayant un enfant par PMA. Mais Marie-Aude Murail, tout en portant un regard plein d’empathie sur ces personnages et sur bien d’autres qui rompent avec les normes, ne tient pas un discours univoque et donne différents points de vue. Ainsi, dans ce volume, Louise, la nouvelle compagne de Sauveur, publie une petite BD très proche de celle qui a fait polémique en 2018, On a chopé la puberté (Milan) et elle subit, comme les autrices de cet ouvrage, un déferlement d’insultes sur les réseaux sociaux.  Marie-Aude Murail propose à ses lecteurs une réflexion sur ces auteurs trainés dans la boue, comme elle l’a fait à travers une prise de position ferme à l’époque, et elle présente à travers son personnage la défense que Anne Guillard, l’illustratrice, avait tenté de faire entendre en vain, situant ses dessins dans la lignée de sa série, « Les Pipelettes », elle-même imitée de sa propre vie et de ses conversations avec ses amies proches.  Le personnage de Louise est attachant, à travers cette souffrance, ses tentatives pour avoir un autre enfant, ses conversations avec ses amies (imitées des «Pipelettes»), ses difficultés avec son ex-mari, les problèmes entre ses enfants et lui, en bref, le quotidien (version pessimiste) de certaines familles recomposées.
Mais on aurait tort de croire que ce nouvel opus est un roman à thèse, c’est avant tout une « saison » de série, passionnante, pleine de rebondissements, de temps drôles et d’autres tristes, de personnages touchants, de questions d’éducation, pas toujours (jamais ?) résolues, d’épisodes de cure miraculeux ou calamiteux, pleine d’empathie et de questions. On comprend qu’à la fin Sauveur soit épuisé et rattrapé par son passé…
A suivre: le volume 6 est paru (un régal, plein de suspens en plus) et j’en parlerai très bientôt

La  Princesse qui pue qui pète

La  Princesse qui pue qui pète
Marie Tibi – illustrations de Thierry Manes
Casterman 2020

Etre soi !

Par Michel Driol

A la différence des autres princesses, Castille n’aime ni le rose, ni les licornes… mais s’occuper des cochons du fermier voisin avec son fils Armand. Ensemble, ils font des concours de pets. Voilà qui ne plait ni au roi, ni à la reine, qui songent mariage, et font boire à Castille un élixir de mièvrerie concocté par le magicien du château. Et voici Castille métamorphosée en princesse modèle mais malheureuse si bien que les parents font revenir Armand, qui va redonner à la princesse sa joie et vivre, et ses manières antérieures.

Un titre coquin, une couverture qui nous montre une princesse qu’ on dirait sortie des petites filles modèles, mais dans une pose bien étrangère à celles-ci… Comme étonnée de ce qui lui arrive. L’album joue de l’espièglerie de l’enfance, des plaisirs de la boue et de la saleté à l’opposé des convenances et de la bienséance. Bien sûr il y est question d’éducation genrée et de rébellion contre celle-ci. Mais, avant tout, il y est question d’identité et de modèles sociaux. A quoi bon se contraindre pour leur obéir, si c’est au prix du bonheur individuel ? L’album s’inscrit donc dans un mouvement libertaire, qui vise à permettre à chacun de trouver le plaisir en étant lui-même, et qu’importent les convenances sociales ! Cette philosophie est portée par un album joyeux, vif, transgressif, comme une ode à la liberté de l’enfance. Il n’est que de voir les deux gardes, figures récurrentes, incarnation de l’ordre social prompt à s’offusquer. Invitation à s’affranchir des destins tout tracés, des barrières sociales dans un joyeux désordre libérateur, cet album s’adresse aussi aux parents, en leur suggérant de veiller avant tout au bonheur de leurs enfants.

Un album au texte simple et léger, aux illustrations pleines de drôlerie, pour donner la force d’être soi.

Va te changer !

Va te changer !
L’Atelier du Trio : Cathy Ytak, Thomas Scotto, Gilles Abier
Editions du Pourquoi pas ? 2019

La journée de la jupe

Par Michel Driol

Le jour où Maïa présente les parents de son petit ami à sa famille, son frère, Robin, scolarisé dans le lycée où elle est surveillante, descend habillé d’une jupe qu’il a achetée à Londres. Et le lendemain, c’est en jupe qu’il se rend au lycée. Cet événement, le déclencheur d’une série de réactions diverses, va l’entrainer, ainsi que Jade, sa petite amie, et Selim, son meilleur copain, dans une spirale de haine et de violence qui ne les laissera pas indemnes… Chacun est-il libre de s’habiller comme il l’entend ? L’habit fait-il le moine ? Porter une jupe pour un garçon, cela fait jaser. Et les commentaires homophobes vont bon train au lycée.

Ecrit à six mains pour une lecture théâtralisée, le texte se divise en 10 tableaux, précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue. Comme dans le théâtre classique, les trois unités sont quasiment respectées : une ville, une journée, une action. Ceci confère de la densité au texte, qui procède à la fois du récit, du dialogue, et du monologue intérieur. Quelques personnages se détachent : deux professeurs, dont l’un s’avère être un modèle positif de tolérance et de bienveillance. Jade, l’amoureuse, qui accepte la tenue de Robin, et dont les réflexions montrent un esprit curieux ouvert sur les problématiques du monde actuel. Nolan, le bad boy de la bande, homophobe, qui s’oppose à Selim, le bon copain. Robin, enfin, personnage principal qui prend en charge les monologues du prologue et de l’épilogue. L’une des forces de ce texte, c’est d’être dans l’action et de ne pas révéler, avant l’épilogue, les motivations de Robin. Dès lors le lecteur ne peut que s’interroger sur ce qu’il cherche. À transgresser des normes ? À provoquer ? À faire rire ? Le sait-il lui-même ? Il est embarqué dans une histoire qui le dépasse, mais qui met en jeu, au-delà du regard des autres, l’identité qu’il recherche et que cherche avec lui le lecteur. Ce n’est pas pour rien que l’épilogue reprend, vers sa fin, l’intégralité du prologue, qui tourne autour des verbes connaitre et reconnaitre. Peut-on connaitre quelqu’un si on ne le reconnait pas parce qu’il a changé d’habit ? Notre identité se réduit-elle à notre apparence ? Qui sommes-nous réellement ?

Un texte remarquablement écrit, touchant et juste, qui interroge le droit de chacun de vivre sa vie comme il l’entend et propre à ouvrir le débat sur les stéréotypes de genre et les préjugés.