La Fille qui tomba sous Féérie et y mena les festoiements
Catherynne M. Valente
Traduit (anglais, USA) par Laurent Philibert-Caillat
Balivernes, 2016
Régal féérique
Par Anne-Marie Mercier
Alice est passée de l’autre côté du miroir, et la « Fille qui… » , c’est-à-dire Septembre, est passée à l’envers des choses : sous féérie, là où le dessus est renversé, où les ombres ont pris le pouvoir. On trouve dans ce volume plusieurs échos d’Alice, des images de chute dans des trous, des rencontres, notamment celle d’un cavalier fatigué… Mais aussi des clins d’œil à l’univers du Magicien d’Oz, et le Nebraska de Septembre fait écho au Kansas de Dorothy. Cela ne signifie pas que Catherynne M. Valente manque d’imagination : elle invente toute sorte d’êtres ou de situations surprenantes : la sybille de la porte, un monstre que l’on nomme « l’ébauche », une aubergine voyageuse, une robe vivante, un minotaure…
On se souvient que Septembre avait dû céder son ombre, dans le tome précédent. Voilà que celle-ci a pris le pouvoir dans le monde de Féérie et n’a aucune intention de revenir à sa place, subalterne et obligée, mais bien plutôt d’asservir ou supprimer Septembre… et le monde du dessus (c’est-à-dire, on le comprend vite, le surmoi). On retrouve avec plaisir ses amis, ou plutôt leurs ombres, avant de voir qu’eux-aussi sont passés « de l’autre côté » et sont en rébellion. Les ombres n’ont plus qu’une idée : faire des festoiements jusqu’à point d’heure, enchainer les jeux et les banquets. De nombreux passages offrent un déploiement vertigineux de couleurs, de saveurs, de mélange de mets étranges ou connus : le lecteur lui-même se régale et voudrait que la fête de cette lecture n’ait pas de fin. La richesse des inventions et des émotions, celle de la langue, du style tantôt léger tantôt méditatif et le rythme souple de Catherynne M. Valente, avec la belle traduction de Laurent Philibert-Caillat, portent le lecteur et le font se délecter comme dans un festin – ou festoiement, ce qui est encore mieux.
A l’envers de féérie, on vit un rêve régressif, enfantin. On mène une vie de délices et d’excès sans se priver de rien, grâce à la magie… Mais cette magie est puisée quelque part, et ce qui profite aux uns manque cruellement aux autres : le monde d’en haut se meurt, en perdant son énergie, captée par celui d’en bas. Fable politique sur nos dépenses en produits issus d’un travail lointain ? sur notre irresponsabilité infantile, qui fait que nous ne nous soucions ni d’eux ni du lendemain ? Ces habitants de Féérie du dessous sont en tous cas une image de l’enfance déchainée assez jouissive et sympathique avant d’apparaitre cynique et cruelle.
La sensible Septembre joue quitte ou double et ne recule devant aucune épreuve pour réparer ce qu’elle croit être de sa responsabilité. « Voila ce qui arrive quand on a un cœur, même un cœur très jeune et très petit. Il ne cesse de vous attirer des ennuis, c’est comme ça » (p.253). La fin du roman est plus grave : on passe à travers une blessure et à travers le sang des souvenirs de Septembre, pour arriver au fond des choses, au fond de sa maison, face à l’ombre du père disparu… Et l’on voit se confirmer ce que l’on pressentait dès la fin du volume précédent : cette histoire pleine fantaisie tourne comme bien d’autres autour d’un secret, d’une absence et d’une souffrance.
L’émerveillement du premier tome se soutient dans le second, c’est vraiment un très beau livre, tonique inventif et sensible, à ranger parmi les futurs classiques de la fantasy.
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