Sous une même lune

Sous une même lune
Jimmy Liao
HongFei, 2023

L’enfant, la lune et la guerre

Par Anne-Marie Mercier

Un enfant accompagné d’un lapin en peluche et d’un chat attend, accoudé à une fenêtre. Le paysage devant lui est banal : un jardin, quelques buis, une allée de dalles roses. Au loin, une montagne, un ciel tantôt clair tantôt nuageux, ensoleillé ou rosé.
D’abord arrive un lion ; après un appel de l’enfant à sa mère, puis une course inquiète, la rencontre se fait au clair de lune. L’enfant soigne le lion blessé. Arrive ensuite un éléphant, une grue… le ciel s’obscurcit de plus en plus et la blessure de l’animal est de plus en plus grave. La peluche a disparu, le chat vaque à ses occupations. Enfin, arrive celui que l’enfant attendait, un soldat. Il lui manque une jambe, l’enfant emballera sa prothèse dans des bandages.
« Je pensais à toi tous les jours sous la lune » dit l’enfant. « Moi aussi », dit le père : était-ce la même lune ? Le monde du père avec ses avions et ses bombes tel qu’on le voit en dernière page est-il le même que celui de l’enfant et de sa mère ? Le monde du rêve est-il le même ? Vaste question, mais toujours est-il que les mondes se rejoignent à travers cet enfant, son attente et son désir de réparation. Les illustrations très simples, qui reprennent le même décor mais font varier les spectateurs (peluche, chat…) les temps et les heures, installent le temps du rêve sur fond blanc, faisant contraste avec les images aux couleurs denses, sur des pages à fond perdu, qui montrent le temps de l’attente et celui des retrouvailles.
C’est un album beau et sensible sur un sujet très peu traité dans notre époque dominée par la paix.

 

Les Ébouriffés

Les Ébouriffés
Anne Cortey, Thomas Baas
Grasset jeunesse, 2023

Par dessus les nuages…

Par Anne-Marie Mercier

Cet album qui se lit et se contemple de façon inhabituelle (le texte en haut, le dessin en bas, sous la pliure) ne propose pas d’histoire. La temporalité est celle d’une journée, celle que vivent les « ébouriffés », trois personnages de tailles différentes (deux adultes, homme et femme et une fillette ou tout simplement un grand une moyenne et une petite, on ne sait).
Tout d’abord, avant leur apparition au saut du lit (d‘où le titre), il y a la nuit qui entoure la maison où ils dorment, la brume, les animaux qui s’activent à l’aube. Puis les volets s’ouvrent, ils apparaissent et se précipitent dans le décor, un décor de sapins et de montagne. Dans la brume, l’étang est un océan, le ciel est au bout de la branche, ils y courent, escaladent, sautent, quelle énergie !
Ils chevauchent un nuage en forme de cheval et volent loin, au-dessus d’un paysage chamboulé par la tempête. L’album se clôt par un retour au calme, à la quiétude du lac sans rides et de la maison dont la cheminée fume sous les étoiles.
Les illustrations sont magnifiques, mêlant les aquarelles aux fusains. Les couleurs, rares, éclatent, et les sourires de ces ébouriffés échevelés sont communicatifs. Les paysages qui ressemblent à ceux de la Franche-Comté donnent envie de s’y réfugier, bien au frais… au fait, vous allez où cet été ?

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Il y a

Il y a
Nicolas Pechmezac – Jennifer Yerkes
A2mimo 2023

Retour au bord de mer

Par Michel Driol

Tout commence par une journée au bord de la mer pour une famille, dont le narrateur (aux cheveux bleus) et son frère (aux cheveux jaunes). Jeux sur le sable, jeux imaginaires avec les sirènes et les poissons volants. Puis on revient, avec des coquillages qu’on garde et des photos. Quelques années plus tard, le frère ainé revient, accompagné d’un autre enfant, une guitare en bandoulière.

C’est un album qui laisse au lecteur de belles possibilités de rêve et d’interprétation. D’abord à cause de son texte, qui s’ouvre sur une phrase énigmatique, j’habite avec des mots dessinés sur le sable. Des mots comme il y a. Puis commence la première phrase, il y a des marins à terre, complétée par 3 propositions relatives qui ouvrent à l’imaginaire : qui ont vu des femmes poissons, des poissons volants, des oiseaux de mer. Le texte disparait alors pour laisser la place aux illustrations, jusqu’au retour du frère ainé, accompagné d’un autre enfant aux cheveux bleus. Revient le texte, avec un autre il y a, il y a des chansons, il y a des chansons à voir. Texte très court, donc, mais largement ouvert à l’interprétation. « Il y a »… la locution constitue comme un degré zéro de la langue, puisqu’elle se contente d’énumérer le réel. Bien sûr, des lecteurs adultes se souviendront peut-être de Rimbaud ou d’Apollinaire et de la dimension poétique qu’elle comporte. Ce dont il est question ici à travers le texte, c’est moins du monde réel de la plage que du monde des mots et de l’imaginaire. Ces marins à terre ne sont que des enfants, et leurs visions sont bien imaginaires. Ce qui viendra à la fin de l’album, c’est l’évocation d’une autre œuvre artistique, faite pour partie de mots, une chanson. Il faut donner tout son sens à la première phrase, j’habite le langage, les mots, autant que le monde sans doute, mais ces mots, dessinés sur le sable, sont destinés à être effacés. C’est toute la question du souvenir qui se pose alors, matérialisé au milieu de l’album par les photos et les coquillages conservés, comme preuve en quelque sorte tangible que cela a eu lieu. La seconde partie, quelques années plus tard, entrecroise les figures de la permanence et du changement. Permanence des paysages, où seules les plantes ont poussé, permanence du personnage aux cheveux bleus, mais changement du deuxième personnage. Petit frère du début qui aurait changé sa couleur de cheveux ? Ou enfant du frère ainé venu contempler la mer avec son père ? L’album ne donne pas la clef, laissant chacun libre d’interpréter comme il l’entend ce retour vers cette plage, vers cette mer, devenue peut-être chanson à voir.

Les illustrations de Jennifer Yerkes proposent des doubles pages aux couleurs pastel, avec un découpage de plans très cinématographique pour faire suivre au lecteur la progression des personnages. Elles assument parfaitement la fonction narrative qui leur est attribuée dans la plus grande partie de l’album.

Enigmatique, poétique, plein de douceur,  cet album illustre un rapport particulier aux souvenirs,  aux vacances. Il parle, comme en filigrane, de la magie de la mer, de son imaginaire, mais aussi de transmission familiale.

La Tête ailleurs, Petite Linotte

La Tête ailleurs
Gwendoline Soublin
Éditions espaces 34 (« théâtre jeunesse »), 2022

Petite Linotte
Charles Mauduit
Éditions espaces 34 (« théâtre jeunesse »), 2023

Par Anne-Marie Mercier

Pour qui aura la prudence de regarder d’abord la liste des personnages, l’énigme durera peu. Pour les autres, elle sera dense : une petite fille, croit-on, parle à « Papa », un papa amateur de baskets mâchouillées, couché sous la terre, enterré dans le jardin. Papa, c’est ainsi qu’elle appelait son chien, nommé Boris, le vrai papa ayant disparu très tôt de son horizon. Plus tard on la voit dialoguer avec sa mère, qu’elle appelle maman et qui la reprend en lui demandant de l’appeler Soledad. La fille s’appelle Voltairine, tout un programme. Aussi est-il question des luttes de la mère, des manifestations où elle emmène sa fille, et enfin de son activisme écologico-terroriste.
À travers ces dialogues on voit toute la vie de la fille (âgée alors de soixante-dix ans alors que sa mère en a éternellement trente), une vie difficile et pauvre, des relations tendues avec les autres enfants qui la trouvent trop différente, une belle rencontre avec un maitre qui sait la comprendre et partage les valeurs de l’imagination et du désir d’un monde meilleur pour tous, et surtout les relations avec sa mère, personnage courageux et, comme son nom l’indique, solitaire.
Ce sont de belles figures, des moments drôles (notamment les dialogues entre Voltairine et ses copines interloquées), et surtout un jeu subtil sur le langage et son pouvoir d’évocation, qui permet de parler avec les morts et de faire revivre à l’infini les moments importants de la vie.

Petite Linotte

La mère d’Assa laisse sa fille à sa mère, « pour se reposer ». C’est le cadre d’une rencontre entre deux générations, et même trois puisque la grand-mère superpose la relation avec sa petite-fille avec celle qu’elle avait avec sa propre fille, jusqu’au surnom qu’elle lui donnait, « linotte ». Assa rencontre aussi les enfants des environs, Yasmine qui devient son amie, Diego le garçon étrange dont elle a peur et qu’elle soupçonne de maltraiter les animaux. Tout cela se passe dans un village, puis dans la forêt. La nuit est pleine de mystères.
Assa a peur de ressembler à sa mère et d’être comme elle une linotte, un faible oiseau qui ne saura pas se débrouiller dans la vie. Elle rêve en monologues poétiques. Troubles de la personnalité, métamorphose, mensonges et découvertes…. La forêt et l’amitié permettent à Assa de « prendre son envol ». C’est une très belle fable, pleine de poésie et d’espoirs.

Les Maisons folles de  Monsieur Anatole

Les Maisons folles de  Monsieur Anatole
Emmanuelle Mardesson & Sarah Loulendo
L’Agrume 2023

Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es…

Par Michel Driol

C’est un village tout entier qu’a construit Monsieur Anatole pour des habitants un peu particuliers. Une maison cristal pour Pietro, un perroquet coiffeur. Une maison animale pour une gerbille et son fils. Une maison abeille pour Boris, l’ours brun boulanger-pâtissier. On visite ainsi 11 maisons, toutes plus étonnantes et originales les unes que les autres, avant de retrouver tous les heureux habitants qui organisent une fête pour le génial architecte !

Le dispositif se répète de page en page : à gauche, une illustration montrant la maison de l’extérieur, et un court texte – qu’on croirait presque sorti d’un magazine de décoration ou d’architecture – présentant les habitants, leurs souhaits, et les solutions apportées par l’architecte. Page de droite, la maison vue en coupe, avec les différentes pièces et les activités de ses occupants.

Les maisons ne manquent ni de charme, ni de trouvailles : dans l’une on trouve un cinéma, dans l’autre un tapis roulant qui se transforme en toboggan, dans une autre enfin une piste pour les rois de la glisse : autant d’équipements que nombre d’enfants aimeraient avoir chez eux ! Ces maisons sont largement ouvertes sur l’extérieur pour les unes, plus secrètes pour les autres, en fonction des caractéristiques des habitants. Les unes sont sur terre, les autres dans l’eau. Certaines sont sensibles à la problématique des énergies renouvelables, mais ce n’est pas la préoccupation première de Monsieur Anatole qui souhaite accorder le plus possible sa proposition architecturale avec les caractéristiques de ses clients… Et Dieu sait si elles sont nombreuses : cuisiner, jouer de la musique, se reposer, faire de la poterie… Aussi nombreuses et variées que le sont les différents animaux, anthropomorphisés, qui les habitent. Avec une caractéristique commune : ils ont tous perdu leur sauvagerie, du loup au lion, et sont devenus des êtres civilisés, souriants, pacifiques. Loin de l’architecture trop standardisée des lotissements périurbains, les créations de Monsieur Anatole libèrent l’imaginaire. Elles montrent que chacun peut façonner la maison qui lui correspond, qu’il n’est pas de limites à l’imagination, et que chacun peut meubler, décorer sa maison (ou, plus modestement sa chambre !) comme il le veut.

Les illustrations, traitées en ligne claire, montrent des maisons pleinement intégrées à la nature. Elles sont particulièrement fouillées, et l’on se plait à chercher, repérer les nombreux objets et personnages représentés avec beaucoup de minutie.

Les architectures fantasques et fantastiques de Monsieur Anatole sont bien là pour faire rêver tant à la possibilité d’habiter autrement que de vivre ensemble, heureux dans le respect des différences, à l’image de la maison conçue pour les chats, soucieux de garder leur indépendance, mais voulant profiter du soleil.

Une nuit

Une nuit
Grégoire Solotareff – Julien De Man
Ecole des Loisirs 2022

L’étoffe dont sont faites les histoires…

Par Michel Driol

Une nuit, le narrateur, un jeune enfant, entend de drôles de bruits dans le grenier. Il y découvre une malle, qui se révèle être en fait la maison d’un lutin, qui va lui apprendre comment on fabrique les histoires, et qui a conservé toutes les peluches de l’enfant. Malheureusement, celles-ci s’enfuient par la porte entrouverte, et les deux partent à leur poursuite jusqu’à la maison de la sorcière où elles sont réunies, autour d’un formidable gouter : la sorcière attend l’enfant pour qu’il lui raconte des histoires. S’ensuit une bagarre entre le lutin qui veut manger les pâtisseries et la sorcière. L’enfant et ses peluches en profitent pour s’échapper et se retrouver dans le lit, comme autrefois…

Evoquons d’abord les illustrations somptueuses de Julien De Man. Ce graphiste a rencontré Grégoire Solotareff à l’occasion de Loulou, l’incroyable secret. Une nuit est illustré avec  un souci de la lumière qui fait penser aux grands peintres hollandais. L’univers représenté est à la fois apaisant et inquiétant : arbres torturés, clairs obscurs qui nous entrainent dans un monde merveilleux où le meilleur des pâtisseries et des jouets côtoie le plus terrifiant, la nuit et ses ombres, l’inconnu menaçant. Ces décors pleins d’expressivité, ces détails minutieux sont au service d’un récit qui joue avec différents codes et permettra différents niveaux de lecture. C’est d’abord un récit d’aventure fantastique, dans lequel les jouets s’animent, un récit qui fait la part belle aux personnages de contes, comme le lutin et la sorcière. C’est ensuite un récit de rêve ou de cauchemar, dans lequel un enfant part seul explorer le monde nocturne et fait face à ses peurs. Dans ce sens, c’est bien à un récit initiatique que l’on a affaire, c’est-à-dire un récit dans lequel s’effectue un apprentissage à l’issue d’une quête. La nature de cette quête est sans doute la grande originalité de l’album. Le narrateur rêve d’écrire des histoires. L’enseignement du lutin le fait pénétrer dans la fabrique des histoires, qui précède leur écriture, et lui enseigne une manière d’art poétique dont le premier précepte est de ne rien oublier. Ne rien oublier de sa vie, de son enfance sans doute, à voir les peluches souvenirs perdus qui se mettent à prendre vie et, à peine retrouvées, s’échappent pour conduire le héros vers un second personnage symbolique. Dans une atmosphère à la Hansel et Gretel, entourée de pâtisseries trop appétissantes pour être honnêtes, des peluches « comme hypnotisées », la sorcière conserve une ambiguïté fondamentale. Veut-elle les histoires pour elle ? Ou tend-elle un piège pour emprisonner l’enfant ? Quels dangers représente-t-elle, elle qu’il est nécessaire de vaincre pour libérer l’enfant apprenti auteur et ses peluches souvenirs ? Danger de la complaisance, du plaisir facile ? L’album laisse chaque lecteur libre d’interpréter comme il l’entend ce symbole. L’album se clôt sur un présent fragile et tenu, qui est comme un entre-deux entre le futur (j’écrirai cette histoire) et le passé (comme quand j’étais petit), entre le réel et la fiction sans doute aussi.

Un album magnifique autant par sa réalisation (beau papier,  qualité de l’impression des illustrations) que par sa façon d’évoquer les souvenirs d’enfance et les pouvoirs de l’imagination en lien avec la créativité (voire la création littéraire). Du grand Solotareff !

Les Restaurants imaginaires

Les Restaurants imaginaires
Anne Montel – Loïc Clément
Little Urban 2022

Recettes bien réelles pour tous

Par Michel Driol

Les Restaurants imaginaires sont en fait un livre de recettes réalisables par des enfants, avec la complicité d’adultes. 25 recettes qui vont de l’entrée au dessert, des classiques œufs mimosas aux plus exotiques chirashi, 25 recettes présentées selon les standards des livres de cuisine, durées de préparation, repos, cuisson, ingrédients et déroulement. 25 recettes qui prolongent ce qu’en disent en introduction les auteurs, à savoir que la cuisine a un lien avec les souvenirs des grands parents, des parents, et la transmission. C’est pourquoi c’est dans une envie de faire ensemble, de partager des moments dans la préparation des plats autant que dans leur dégustation que s’inscrit cet ouvrage, comme une façon de resserrer le lien familial et de lutter contre la malbouffe.

Si cet ouvrage n’était que cela, ce serait bien. Mais il vaut aussi par son entrée dans l’imaginaire, indiquée dès le titre. D’abord parce que les membres de la famille réelle des auteurs sont représentés sous une forme animalière anthropomorphisée ans l’introduction en en quatrième de couverture. Ensuite parce que chaque recette est associée à un restaurant imaginaire, qui est illustré sur chacune des pages de droite. Restaurant pour fleuriste, pour naufragé ou pour lapin, en fonction des ingrédients présents dans la recette. Ces illustrations ouvrent un espace de tendre poésie, dans laquelle des animaux anthropomorphisés se retrouvent autour d’un food-truck surréaliste : bétonnière, carrosse, souche d’arbre… Elles font voyager ainsi d’un univers maritime à une univers céleste, et permettent aussi de croiser des personnages bien connus de la littérature de jeunesse, de l’ogre au petit prince.

Je ne sais si les recettes sont aussi délicieuses que l’est cet album qui invite à partager le plaisir de cuisiner ensemble !

Cachée

Cachée
Jean-Claude Alphen
D’eux, 2022

Loup (ou zèbre) y es-tu?

Par Anne-Marie Mercier

Quel drôle d’album !
Pas de texte, et une narration mystérieuse, à chercher à tâtons. La couverture est trompeuse : on y voit sur un fond blanc des animaux de la savane, cadrés bizarrement (la girafe sort du cadre, le rhinocéros y entre à demi tandis que les zèbres et le guépard regardent ailleurs)… Qu’est ce qui est caché (au féminin) ?
On a la réponse en quatrième de couverture, si l’on pense à la regarder, ou en première double page, mais une réponse partielle : on ne voit que les yeux et le bout du nez d’une enfant dans un buisson. D’une double page à l’autre le même dispositif se répète et défilent les divers animaux vus sur la couverture, l’un après l’autre, devant le buisson de la fillette, de plus en plus cachée. Ils sont magnifiquement dessinés et mis très discrètement en couleurs, le noir et blanc dominant. La nuit tombe, une nuit noire de chine. Un éléphant passe tout près du buisson au risque de le piétiner, d’autres animaux encore, puis… tiens ! un chien. Il aboie, joue, saute.
Dans cette nuit toujours noire on discerne enfin un bras sombre qui se tend au bord de la double page opposée, puis disparait. Mais cela a provoqué la course de la fillette, sortie du buisson, qui tente de rattraper le garçon suivi par le chien, faisant irruption dans une page devenue blanche (tiens ! ce n’est plus la nuit ?) dans laquelle sont esquissés quelques éléments d’un décor urbain (tiens, ce n’est plus la savane ?). La fillette a la peau blanche, celle du garçon est noire : chacun semble générer un fond différent. Le garçon touche un mur ; on comprend qu’il a gagné et que c’est à elle de compter pendant qu’il se cache à son tour. A la dernière page un singe immense et brun apparait au-dessus d’un immeuble crayonné sur page blanche : la fillette a-t-elle rêvé la savane ? où est-on ?
Il faut donc revenir au début et tenter de comprendre ce beau jeu sérieux, entre imaginaire et curiosité, porté par un beau talent graphique et narratif. Une lecture hypnotique !
Voir quelques une des  belles images sur le site de l’éditeur.

Les Boites aux lettres

Les Boites aux lettres
Gilles Baum
Amaterra 2022

Donne-moi de tes nouvelles…

Par Michel Driol

Depuis un an, Emile est sans nouvelles de son père, dont l’usine a fermé, et qui est parti lors de la fameuse nuit où il a giflé sa mère. Pourtant, Emile est persuadé que son père cherche à lui écrire. Mais pas à la maison, où il sait que sa mère détruirait les lettres. Alors, dès qu’il a réuni 13 euros et 60 centimes, il achète une boite aux lettres et va la clouer dans un des endroits préférés de son père, où les boites aux lettres vivent leur vie, accueillant des oiseaux, ou des mots d’amours entre deux amoureux.

Si l’arrière-plan social est grave : fermeture d’usine, chômage, dégradation des relations au sein du couple, violence familiale, le traitement, lui, est plein de légèreté et de fantaisie, parce que tout ceci est vu à hauteur d’un enfant qui vit dans son monde autant que dans le monde. Ainsi son vélo rose, vieux cadeau de ses parents, qu’il a baptisé Rosie, véritable personnage doté d’une psychologie, de sentiments, comme le serait un animal. Et que dire de la poésie et du merveilleux de ces boites aux lettres, disséminées dans la nature, jusqu’à cette gare improbable située au milieu de nulle part, une gare pour aller passer un jour à la mer ? L’univers d’Emile est à la fois plein de réalité (dans sa façon de se faire donner des mots d’excuse pour manquer l’école, ou de se faire transmettre les devoirs), plein d’amour à l’égard de ses deux parents (dans sa façon d’être là, de remplir les tâches dont celles qui, autrefois, revenaient à son père), et aussi plein d’imaginaire dans sa façon de percevoir le monde. C’est cet imaginaire qu’il a en partage avec l’auteur qui, d’une certaine façon, transfigure un univers qui pourrait être glauque et sinistre en autre chose, sans gommer ce qu’il y a de sombre dans la vie de cette mère qui fait des ménages et de son fils, mais en laissant toujours transparaitre un espoir, et une infinie confiance en l’homme. On voit cet imaginaire d’abord dans la polyphonie du roman. Le narrateur ? un coquillage, donné à Emile par un des anciens collègues de son père, Mojo, qui a dû quitter ses Caraïbes natales en emportant sa collection de coquillages. Imaginaire dans la polyphonie des voix narratives aussi, celle du père, celle de la mère, celle de Mojo, celle du coquillage qui, soit dans des retours en arrière, soit dans des adresses de l’un envers l’autre, donnent à entendre la totalité de l’histoire dans sa complexité humaine. Imaginaire enfin dans le dénouement, car on se doute bien tout au long de l’histoire que l’on va aller vers des retrouvailles entre ce fils qui garde soigneusement le premier cadeau de son père, un ours sur lequel est écrit « je reviens » et ce père qui s’est battu pour que son usine ne ferme pas. La force du roman est aussi que ce dénouement se lira sans doute de deux façons différentes, selon les lecteurs. L’une, merveilleuse, dans laquelle, comme par magie, les lettres du père, comme un journal intime adressé à sa femme pour se dire et se faire pardonner la gifle donnée, apparaissent. L’autre, moins explicite, liée à l’amitié et à la relation entre Mojo et le père, fournira un cadre rationnel à cette découverte.

Ce roman vaut aussi par la qualité de ses personnages. On a déjà beaucoup évoqué Emile. Il faudrait parler aussi de la relation entre les parents, Maria et Serge, et de ce que la dégradation du contexte social a eu comme conséquences sur la détérioration de leur relation, la difficulté pour Maria de pardonner le geste de Serge, et la fuite éperdue de ce dernier aux quatre coins du monde pour tenter de trouver du travail. Autre personnage fondamental, Mojo, qui agit dans le roman comme une sorte d’ange gardien d’Emile. Et que dire de la maitresse d’école, dont on découvre la vie secrète… Il faudrait aussi parler du rôle donné à l’écriture dans ce roman, à une époque où l’on se téléphone, où l’on envoie des SMS, écriture des lettres, du journal intime… Alors que certains lancent des bouteilles à la mer, Emile cloue des boites aux lettres en pleine nature : quel beau symbole du désir de communication et d’amour !

Un roman optimiste qui réussit le tour de force de s’inscrire dans notre société, au milieu des plus pauvres, des sacrifiés sur l’autel du profit, pour dire avec poésie l’importance de l’imaginaire et de l’amour, de la solidarité, pour réparer du monde ce qui peut encore l’être..

Architectures fantastiques

Architectures fantastiques
Nancy Guilbert – Illustrations de Patricia Bolaños
Editions courtes et longues 2022

Réelles architectures de l’imaginaire

Par Michel Driol

La narratrice a du mal à supporter l’homogénéité et l’uniformité de sa ville, béton et brique. Soudain, devant un mur de miroirs, elle entend une voix et se retrouve entrainée dans un univers fantastique qui la conduit autour du monde, au sein de réalisations architecturales artistiques qui la conduisent du Jardin des Tarots de Nikki de Saint Phalle à la Closerie Falbala de Jean Dubuffet, en passant par les Etats Unis (les Watts Towers de Sabato Rodia), le Japon de la Maison de thé Takasugi-an de Terunobu Fujimori ou encore l’Italie des Jardins de Bomarzo de Vicino Orsini. Au total, ce sont ainsi près d’une vingtaine de sites qui sont visités, autant de façons de nourrir l’imaginaire pour chasser chagrin et ennui au moment de retourner la ville ordinaire.

A l’aide de la fiction de la petite fille et de ce voyage fantastique où l’on passe d’un univers à l’autre, ce documentaire explore l’univers des architectures insolites, lorsque des artistes confirmés – ou de simples facteurs comme à Hauterive – réalisent des lieux incroyables, alliant avec originalité l’utilisation des matériaux, des couleurs,  des formes, bien loin de la grisaille unie du béton industriel. Dans une langue souvent plein de poésie, le texte associe un récit à des  « commentaires » plus explicatifs, écrits en italique sous forme de vague. L’originalité de ces commentaires est qu’ils sont pris en charge par les œuvres elles-mêmes, qui évoquent leur histoire, le projet de leur créateur. Ils invitent à observer, à réfléchir, à s’amuser, à explorer. Cette façon de nouer un dialogue entre œuvre et visiteur ne manque ni d’humour ni de profondeur dans la confrontation entre le regard émerveillé de la fillette et l’explication des œuvres qui deviennent parfois un formidable terrain de jeu ou d’exploration, suscitant parfois l’effroi, l’émerveillement, la surprise, ou l’étonnement. Les illustrations cherchent à interpréter à leur manière ces œuvres, ne voulant pas atteindre le réalisme absolu, mais parvenant à les sublimer tout en jouant avec elles, avec beaucoup de vie.

Un album dont on conseillera la lecture à toutes celles et ceux qui trouvent nos villes trop monochromes, nos rues trop droites, et à toutes celles et ceux qui pensent que rêve, imagination et créativité devraient être plus présents partout.