Le Chemin de Sophie

Le Chemin de Sophie
Sophie Geoffrion – Sandra Desmazières
L’Initiale 2023

Mon esprit ne va, si les jambes ne l’agitent.

Par Michel Driol

Nuit d’été. Sophie allongée sur l’herbe, contemple les étoiles. Mais quand arrive l’orage, impossible de retrouver le chemin de la maison. Elle trouve refuge dans une grotte,  où habite une chouette. Sur le chemin du retour, une troupe de comédiens ne la voit pas. Elle rêve et, au réveil, retrouve le chemin de la maison.

A la lecture du résumé, on aura compris que dans cet album, tout est symbole, du nom de l’héroïne à la caverne, en passant par la chouette, compagne d’Athena. Prenant la forme d’un récit initiatique, l’album conduit son personnage – et le lecteur – vers une démarche philosophique. Ce n’est pas pour rien que chaque page se termine par une question comme : Que puis-je comprendre ? Est-ce que j’existe ? C’est beau, mais est-ce vrai ? A ces questions classiques de la philosophie d’inspiration platonicienne, l’album ne donne pas de réponse, mais conduit le jeune lecteur sur un chemin où chaque question en entraine une autre. L’album fait la part belle à l’imagination, aux émotions et aux sens.  Sophie s’émerveille, s’étonne, est déçue, apeurée, rassurée, éblouie. Le texte, parfois de façon très poétique, souligne tout cela, comme pour dire que la philosophie n’est pas une sèche rationalité, mais une façon de s’interroger à partir de tout notre vécu. Les illustrations, qui passent de la nuit au jour, du sombre au clair, de l’obscurité à la lumière, miment la démarche philosophique.

Ce chemin vers la connaissance suppose de comprendre soi-même et le monde. Ce n’est pas pour rien que le « Connais-toi toi-même » est gravé dans la grotte, au cœur de l’album. Il suppose de se questionner pour aller au-delà des évidences, de voir le complexe dans ce qui apparait simple, de se méfier des illusions sensorielles. Ce Chemin de Sophie constitue une belle initiation à une attitude philosophique décrite ici au travers d’une fiction, de termes, et de questions facilement accessibles aux enfants.

Beaucoup aujourd’hui tentent d’initier les enfants à la philosophie, empruntant pour cela différents chemins. Saluons l’originalité de cet album qui, par une sorte d’allégorie poétique, conduit le lecteur sur la voie de la vie, de la connaissance, de la sagesse. Et comme toujours, aux Editions L’initiale, une fiche (disponible sur leur site) propose un questionnement pour aller plus loin, ou faire naitre un débat.

L’expédition

 L’expédition
Stéphane Servant, Audrey Spiry (Ill)
Editions Thierry Magnier, 2022,

 » Le courage, la force et le sourire, la meilleure des armes, la plus brillante des épées »

 Par Maryse Vuillermet

Une petite fille née au bord de la mer ne rêve que de partir.  Ses parents, loin de la retenir, l’aident à construire son bateau et lui apprennent à avoir du courage.  Elle affronte des tempêtes, des épreuves, rencontre des monstres.  Dans les ports, elle aime, joue et se bat. Toute sa vie, elle poursuit ses rêves, va à l’aventure, se contentant de peu.

Et puis, un jour, elle rencontre un enfant, qui lui aussi veut partir, et l’emmène.

Sous l’apparente simplicité, cet album singulier évoque, sans s’appesantir, mais avec douceur et conviction, l’amour, le respect de l’autre et de sa liberté, la filiation, la mort.

Les dessins et les illustrations de Audrey Spiry sont tout en dynamique et en vitalité, les couleurs éclatantes et le mouvement évoquent l’énergie de la petite pirate, l’exotisme de ses voyages et la puissance de son rêve.

C’est magnifique !

Nino

Nino
Anne Brouillard
Edition des Eléphants 2021

Perdu au cœur de la forêt

Par Michel Driol

Personne n’a vu tomber Nino, le doudou de Simon, en pleine forêt, durant la promenade. Sauf Lapin, qui prend soin de Nino, et l’invite à prendre le thé. Puis c’est Ecureuil, puis les mésanges noires qui l’emmènent au sommet des arbres, d’où il peut voir son village. Et lorsque la nuit est venue, c’est Renard qui prend soin de lui, le présente à tous les animaux nocturnes, avant de le raccompagner chez Lapin, juste avant le passage de Simon et de ses parents, ravis de le retrouver et tout étonnés qu’il ne soit même pas mouillé…

Dans des images nimbées d’une douce lumière, tantôt froide et bleutée, tantôt chaude et orange, en une saison qu’on devine être à la limite entre l’automne et l’hiver, Anne Brouillard propose un récit qui flirte avec le merveilleux : des animaux aux coutumes très humanisées qui vivent dans de confortables maisons miniatures, pour tisser avec douceur et tendresse des thèmes et des valeurs qui lui sont chers. Le sens de l’accueil, de la solidarité et du soin qu’on accorde aux autres, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Souvent sans texte, les images permettent à chaque lecteur de parcourir toute la forêt, depuis les sous-sols du terrier de Lapin jusqu’au plus haut de la canopée. Elles inscrivent le récit dans une forêt pleine de mystères, sauvage et presque infinie. La taille des illustrations varie entre la double page à l’italienne, offrant de larges et magnifiques panoramas sur la forêt ou sur le village, et des vignettes mettant l’accent sur un intérieur de maison, ou constituant de petits scripts d’action à la façon de la bande dessinée, montrant la solitude et le désarroi du doudou perdu dans la nuit de la forêt. Ce qui renvoie à deux angoisses enfantines que l’album aborde : la peur de perdre son doudou, et la peur de la nuit et de ses mystères. Le récit dédramatise ces deux frayeurs enfantines, en faisant la part belle à l’imaginaire. Le doudou est fort bien accueilli par tous les animaux de la forêt qui vivent en bonne entente, et il trouve un passeur pour lui permettre de traverser la nuit, le renard qui le promène sur son dos avec une infinie tendresse. Au fond, c’est un double récit initiatique que propose cet album. D’abord celui d’une perte et d’une retrouvaille, rassurante pour Simon, qu’on découvre, à la fin de l’album, en compagnie de Nino, dans un surprenant face à face avec les animaux de la forêt, de part et d’autre de la vitre protectrice de la maison familiale. Mais c’est surtout le récit de l’initiation de Nino, dans la forêt d’une vie à laquelle rien ne l’a préparé, mais dans laquelle il trouve des appuis bienveillants, des aides inattendues pour l’aider à surmonter l’épreuve et à en sortir grandi. Reste enfin à dire comment la poésie du texte et des illustrations sait aussi se conjuguer avec des moments pleins d’humour, comme cette conversation sur les désirs des enfants tenue dans le terrier de Lapin… Lewis Carroll n’est certainement pas loin !

Un livre qui donne vie à un drôle de doudou, corps d’enfant et tête d’animal, aux sentiments et aux émotions si humaines, un album qui fait la part belle à l’imaginaire, un album pour nous rappeler enfin à quel point nous devons vivre en bonne entente avec  la nature.

Vous retiendrez mon nom

Vous retiendrez mon nom
Fanny Abadie
Syros 2022

Banlieue en feu

Par Michel Driol

Qui a bien tuer Zineb, une fille sans histoire, bonne élève, favorite du concours d’éloquence ? Serait-ce Sublime, un jeune migrant, ami du narrateur Karim ? Pourquoi Joyce et  Khedima les deux amies de Zineb mentent-elles au sujet de la dernière soirée qu’elles ont passé ensemble ? Les esprits s’échauffent, entre trafics de drogue et  haine de la police, des émeutes éclatent… Au terme de son enquête, Karim découvre une vérité loin de ce qu’il imaginait.

C’est un double portait qui se dessine dans ce roman policier haletant et enfiévré. Celui de Karim d’abord, kabyle aux yeux bleus, un peu perdu entre sa passion pour la boxe, les fréquentations qui l’ont entrainé dans les petits trafics de drogue, son père anarcho-syndicaliste mutique et largué, et sa mère partie on ne sait où quelques mois plus tôt. L’enquête qu’il mène lui fait découvrir un monde bien différent de celui auquel il s’attendait. Celui de Zineb, jeune fille plus complexe que l’image lisse que Karim avait d’elle, personnage complexe qui veut se libérer du joug familial, de ses frères ainés, du mariage arrangé qui l’attend. C’est aussi le portrait pluriel des habitants d’une cité de banlieue, des solidarités qui s’y nouent, portrait sans concession pourtant. Car chacun y joue un rôle, car on s’y observe et qu’il convient de jouer le jeu, d’avoir le comportement qu’on attend de soi. Les personnages – les ados en particulier – y sont complexes, ambigus, coincés entre les caïds chefs du trafic de drogue et quelques figures positives, comme l’entraineur de boxe. Le personnage de la commissaire Mesronces y est fondamental. Elle voit bien un potentiel en Karim, mais celui-ci se méfie de la policière, à la fois car c’est la doxa de la cité et pour des raisons familiales.  Pour Karim comme pour le lecteur, les repères sont flous : où est le bien ? Où est le mal ?  Le roman se clôt par une fin ouverte, car, si le meurtre est élucidé, la question de la justice à rendre, de l’avenir de Karim, de celui de sa famille, de sa mère en particulier  restent  en suspens. Comme une façon de laisser  les repères brouillés et l’histoire en suspens.

L’écriture laisse place à quelques magnifiques textes de rap, qui disent bien la condition féminine dans les banlieues, et l’espoir de pouvoir enfin être soi-même. Quant au récit lui-même, il est conduit dans une langue vivante, proche de l’oralité, empruntant quelques mots de la langue des cités, faisant de ce récit un véritable page-turner à lire d’une traite.

Au-delà du roman policier, c’est un roman d’initiation, mais aussi une façon de donner la parole à des sans-voix, invisibles, victimes comme assignées  à résidence dans des immeubles dont les ascenseurs sont bloqués…

Le Château des Papayes

Le Château des Papayes
Sara Pennypacker
Gallimard Jeunesse 2021

Un été dans le monde réel

Par Michel Driol

Lorsque Grand Manitou, sa grand-mère, tombe, et doit aller à l’hôpital, Ware doit passer l’été au centre aéré. Garçon rêveur, différent, il fait semblant d’y aller et trouve, dans un terrain vague, une fillette de son âge, Jolène, qui fait pousser des papayes près d’une église démolie. Ware entreprend de l’aider, mais le terrain va être mis en vente. Arrive Ashley, fille d’un conseiller municipal, qui ne veut pas que le sol reste bitumé car les grues le prendront pour de l’eau et s’y casseront les pattes. Ware et Jolène entreprennent alors de transformer l’espace bitumé en douves emplies d’eau. Mais qui achètera le terrain ? Un promoteur pour y construire un centre commercial ? Ou la mairie pour agrandir le centre aéré ?

Situé en Floride, le roman est fortement inscrit dans une culture et une approche très américaine du monde : Ware, le personnage principal, s’interroge sur sa propre normalité. Est-il asocial ? Il semble dans son monde qu’il transforme, et perçoit à sa façon, et devrait aller au centre aéré pour s’y socialiser, faire des rencontres enrichissantes. Enfant de la classe moyenne, ses parents font de nombreuses heures supplémentaires pour acheter leur maison. Ses problèmes semblent bien superficiels au regard de ceux de Jolène, dont la mère l’a abandonnée à sa tante, portée sur la bouteille. La fillette est bien plus mure que Ware, lui reproche de vivre dans un monde de Bisounours, et pense que le monde réel est noir, cruel, injuste et sans espoir. C’est sans doute là l’un des intérêts majeurs de ce roman, l’opposition entre deux visions du monde, celle de Ware, rêveur, sans doute destiné, d’après son oncle (dans le milieu du cinéma), à devenir artiste, et celle très désespérée de Jolène qui fait pousser ses papayers pour tenter de gagner un peu d’argent. Sa vision désespérée est sans doute plus proche de la réalité que celle de Ware et permet ainsi à l’autrice une réelle critique du mode de vie américain : l’ancienne église deviendra sans doute un centre commercial, temple de la consommation et de la pollution. Si Ware se prend pour un chevalier servant, défenseur des nobles causes, il y a aussi Ashley, qui, par ses contacts avec les défenseurs des oiseaux, avec la municipalité par son père, semble incarner une sorte de pouvoir fragile et limité, à la fois politique et écologiste. Deux autres personnages d’adultes sont intéressants : Grand-Manitou, la grand-mère, et le serveur du bar, deux personnages qui sont réellement à l’écoute des autres, et tentent de résoudre leurs problèmes autant – sinon mieux – que la mère de Ware, directrice du centre d’action sociale. Le roman, qui s’inscrit sur une durée brève, un été, dans quelques lieux bien définis (le terrain vague, un bar, la maison de Ware, le centre de rééducation) s’apparente aux romans d’initiation : Ware s’y découvre, y découvre ses potentiels, retrouve l’estime de lui-même, s’avère altruiste et fortement changé par rapport à sa propre image au début du roman, grâce à sa découverte d’un autre monde, d’un autre univers que celui de ses propres rêves.

Entre rêves, utopies, monde réel (c’est le titre original anglais), rôle de l’art et rapports inter individuels, ce roman plein de douceur et de sensibilité parle de l’Amérique contemporaine, mais trouvera aussi des échos chez les lectrices et lecteurs français qui s’attacheront à ces personnages à la fois lointains, différents, et proches par leurs aspirations.

La Fille qui cherchait ses yeux

La Fille qui cherchait ses yeux
Alex Cousseau – Csil
A pas de loups 2019

Pour prendre le temps de regarder passer les nuages…

Par Michel Driol

Fine cherche partout ses yeux. Un couple de mésanges noires a fait son nid dans ses cheveux, et les oiseaux la fatiguent de leurs piaillements. Mais Fine invente et s’efforce de traduire en images ce qui se passe autour d’elle. Et si ses yeux s’étaient perdus dans la grande ville ? Alors Fine va explorer le monde, rencontre des gens pressés qui ne font pas attention à elle. Les deux mésanges la consolent : qui utilise encore bien ses yeux de nos jours ? Dans une gare, elle entend les voix qui se mêlent, et, perdue, caresse pour la première fois ses deux oiseaux.  Quand vient la nuit, Fine devient sensible au silence, et les oiseaux la reconduisent chez elle, où elle retrouve ses parents.

On s’aperçoit, en proposant le résumé de cet album, que l’on passe à côté de ce qui fait sa beauté, son originalité et sa poésie, et qu’on ne peut le réduire à une histoire. Il est question bien sûr de handicap, mais traité ici avec pudeur : pas une seule fois les mots aveugle ou malvoyant ne sont écrits. Il est donc surtout question d’une quête de quelque chose, d’un sens, qui parait faire défaut à Fine, alors que tous les autres sens sont bien présents, jusqu’au toucher lorsqu’elle caresse les oiseaux. A l’inverse du conte traditionnel, où l’héroïne va se perdre dans la forêt, Fine est dès le départ reliée aux arbres – en particulier dans les images de forêts, de racines, qui démentent le texte « Je ne suis pas un arbre » dit-elle, et elle va se perdre en ville pour tenter d’y trouver l’objet de sa quête. Mais la ville est décevante, les hommes ne la voient pas. Ce sont les oiseaux qui proposent, au cœur du livre, la sagesse qui manquait à Fine et qui, sous forme de questions, interrogent sur les liens désormais brisés entre les hommes et la nature : les hommes ne savent plus regarder ni la nature, ni leurs voisins…  Comme en écho à ces préoccupations, Fine prendra conscience de la présence et de la valeur du silence, caché, invisible,  égaré, mais omniprésent, comme un compagnon. La quête des yeux débouche donc sur la découverte du silence, à la fois extérieur et intérieur, un silence qui permet d’une certaine façon une communion avec la nature et les animaux – ce que suggère l’image finale, qui reprend la chambre de Fine avec ses arbres plantés dans le ciel que l’on avait déjà vue, mais cette fois remplis d’écureuils, tandis que Fine, dont on n’a jamais vu les yeux cachés par une franche noire, semble les avoir retrouvés.

Cet album métaphorique revisite les contes traditionnels pour aborder le thème des différences et de leurs richesses, des singularités individuelles à trouver. Il renvoie aussi au lien entre l’individu et les autres, entre l’individu et la nature : quel regard prenons-nous le temps de porter sur le monde ? Quel prix, dans un monde plein de sons, de bruits, d’images agressives, accordons-nous au silence, et au silence intérieur ? Telle est la portée morale et philosophique de ce conte initiatique, écrit dans une belle langue poétique et illustré avec délicatesse par Csil dans une palette de couleurs pastels, tendres et douces, en parfait accord avec l’atmosphère générale du texte.

 

Les Etrangers

Les Etrangers
Éric Pessan et Olivier de Solminihac
L’école des loisirs, Médium +, 2018

Le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé…

Par Michel Driol

Toute l’histoire du roman tient en une nuit, la première nuit des vacances d’été. Basile, qui vient de terminer ses années collège, n’a pas envie de rentrer chez lui. Il se retrouve dans une gare désaffectée où il rencontre Gaëtan, un de ses anciens camarades d’école primaire, puis quatre adolescents qui ont fui le centre de mineurs isolés. et que Basile surnomme le Ténébreux, le Veuf, l’Inconsolé. Ils suivent Nima, plus âgé qu’eux. Ce dernier, presque sous leurs yeux, se fait enlever par une mafia de passeurs, dirigée par un certain Soliman, que personne n’a jamais vu. Commence alors la recherche de Nima pour le délivrer, avec l’aide de Mamie, une ancienne sagefemme et de son étrange compagnon, Pesrić.

Le roman respecte tous les codes du thrilleur, et cela dès la couverture : les décors, la nuit, la gare abandonnée, les tunnels, la maison isolée, les dangers provenant tant des gendarmes que de la mafia, le camp constitué de conteneurs, les cachettes secrètes. Dès lors il fonctionne comme un page turner entrainant le lecteur au plus près de Basile, narrateur à la première personne de ce récit haletant. Mais ce serait réducteur de n’y voir qu’un thrilleur. D’une part à cause de l’arrière-plan familial de Basile dont le père, qu’il adore, a des oublis, se retrouve soudain perdu en Belgique, disparait pendant plusieurs jours.  D’autre part en raison de l’identité de Gaëtan, qui se révélera petit à petit au cours du texte, révélant une blessure, une déchirure dans un autre tissu familial. Enfin, bien sûr, car ce roman court (124 pages) évoque la situation des migrants dans une ville portuaire du Nord, leurs relations avec les passeurs mafieux et ceux qui tentent de les aider. Basile sait bien qu’il y a des migrants dans sa ville. Mais sans les avoir rencontrés. Et le voici confronté à un devoir de solidarité envers Nima, qu’il n’a vu qu’un bref instant. Le roman permet alors de faire place à des micro histoires de réfugiés, depuis celle des ados jusqu’à celle de Pesrić, d’une guerre à l’autre, rendant visibles aux yeux de Basile ceux qui lui étaient cachés depuis presque toujours. Le héros se pose de nombreuses questions sur le courage, la solidarité, les relations familiales, éveillant la conscience du lecteur et le renvoyant à ses propres réponses avec finesse et intelligence. Le roman appartient donc aussi à la catégorie du roman d’apprentissage à travers une nuit qui fait figure d’initiation, et le sentiment d’un point de non-retour à partir duquel l’enfance se termine, et la conscience de la lourde imperfection du monde. Quant au titre, comme au écho à celui de Camus, au singulier, il invite aussi à faire travailler la polysémie : au delà de l’aspect administratif du terme, il invite à s’interroger sur tous les sens de ce pluriel.

Le roman enfin est servi par une écriture à quatre mains. Les chapitres sont écrits en alternance par chacun des deux auteurs. On peut le sentir au début,  en percevant des décalages liés à la longueur ou la complexité des phrases, mais ce sentiment s’estompe progressivement lorsque l’intrigue se met en place. Le roman aborde dans une forme originale un sujet qui reste d’actualité. Il ne cherche pas à analyser la question, et, en ce sens, on regrettera peut-être qu’il n’aille pas assez loin. Ce serait ne pas percevoir ce qui en fait la richesse : au-delà du portrait en creux de milieux familiaux fragiles, la nécessité de la solidarité, de l’éveil des consciences, de la générosité et du dépassement de soi et de ses peurs.

 

Entre les lignes

Entre les lignes
Emmanuel Bourdier
Folio junior 2016 (Première édition Thierry Magnier 2005)

Un village français

Par Michel Driol

entre1943, un village en zone libre, à proximité de la ligne de démarcation, où vivent Augustin – 11 ans –  et sa jeune sœur, leur mère et le grand père depuis la mort du père.  Un mystérieux résistant ridiculise les Allemands, en signant sas actes de vers tirés de Cyrano de Bergerac. Est-ce l’instituteur ? ou le marchand de peaux de lapins ? Qu’est-ce que quitter l’enfance entre des colonnes des troupes allemandes qui écrasent une poupée et les billes qu’on veut acheter près de la Kommandantur ?

Sur un sujet maintes fois traité, Emmanuel Bourdier signe là un beau roman, une galerie de personnages complexes – le marchand de peaux de lapin – et attachants – la mère, le grand père –  dans une France rurale et occupée. Entre les lignes, c’est entre l’enfance et l’âge adulte, entre la collaboration et la résistance, entre la réalité et le théâtre, la façon dont se construisent un destin, une personnalité, dans le souvenir et la fidélité aux valeurs et aux rencontres passées. On apprécie que rien de trop ne soit dit dans ce roman, écrit dans une langue épurée, avec une grande légèreté de ton. On apprécie qu’il soit laissé au lecteur le soin de faire le lien entre le prologue – 1973 – et le reste du roman. On apprécie aussi que tout soit vu et raconté du point de vue d’Augustin, à hauteur d’enfant, sans jugement adulte sur les actes, avec la bravoure inconsciente et la naïveté profonde de l’enfance.

Un roman d’initiation plein d’humanité, de tendresse et d’humour aussi, qui aidera à comprendre comment certaines rencontres peuvent décider d’un destin,  et comment résister à l’oppression.

Intemporia Le Sceau de la reine

Intemporia Le Sceau de la reine
Claire-Lise Marguier
Rouergue 2014

Une victoire au gout d’amertume

Par Michel Driol

liv-6046-intemporia-t-1Dans la paisible communauté de la plaine, Yoran se marie avec Loda. Mais soudain un mal étrange frappe les habitants, que rien ne peut sauver. Même Loda est atteinte. Les anciens révèlent alors le secret : un bouclier protège la communauté contre la puissante et maléfique reine  Yéléna. Yoran décide de la rencontrer pour sauver Loda. En chemin, il fait la connaissance de Tadeck, chef des insoumis, qui va faire son éducation (épée, cheval). On traverse alors le royaume jusqu’au palais de la reine, qui propose à Yoran un pacte : sauver Loda contre l’Aïguaviata, caché sous le bouclier. Choix cornélien pour Yoran qui choisira de sauver sa communauté, de permettre à sa femme de vivre au détriment du reste du royaume, car ce produit va permettre à la reine d’accroitre ses pouvoirs magiques.

Voici un roman d’heroic-fantaisie de plus de 500 pages dont le récit épique progresse en suivant la quête du héros et son initiation. Au-delà de son monde clos et protecteur, il découvre un « gaste » royaume désolé, soumis à une reine cruelle, mais séduisante et manipulatrice. Le récit décrit avec précision les villes, leurs basfonds, au milieu d’une nature menaçante et souvent hostile (marécages, pierres tranchantes des chemins…), en un espace et un temps indéfinis. Deux personnages s’y rencontrent, construits en opposition : Tadeck, pur parmi les purs,  ami indéfectible doté de nombreuses qualités humaines, guide qui entend permettre à chacun d’exercer son libre-arbitre, et Yolan, qui, en l’espace d’un mois, découvre le mal, commet plusieurs meurtres et doit assumer, tant bien que mal, cette culpabilité. C’est là sans doute l’un des intérêts de ce roman, qui se concentre sur son héros, le montre hésitant, effectuant des choix que d’autres contestent, posant ainsi la question des valeurs qui animent les personnages.

Que fera Yoran dans le tome 2 ? Va-t-il rejoindre le groupe des insurgés ? Qui sera le roi légitime qu’on cherche encore… A suivre…

 

 

 

Du bonheur à l’envers

Du bonheur à l’envers
Pascal Ruter
Didier, 2013

Quand le « petit Nicolas » s’invente une autre vie

Par Dominique Perrin

bonhComme sans doute en partie son auteur Pascal Ruter, Victor vit avec ses parents dans une campagne lotie de pavillons en bordure de Paris. C’est d’abord le quotidien d’un « petit Nicolas » qu’il narre avec une certaine verve et une certaine fraîcheur, en un peu plus sombre du fait de son âge un peu plus mûr. Des drames bien réels traversent son existence, sans que le jeune protagoniste soit ni armé ni outillé pour les arraisonner : celui de l’incompréhension croissante entre des géniteurs comme venus de planètes différentes, celui de la jeunesse confrontée à la maladie et à la mort, notamment dans quelques chapitres occasionnellement pris en charge par la voisine adolescente de Victor. Ce récit-tableau décolle, et se mue avec une force inattendue en aventure initiatique, avec l’arrivée en fanfare d’un oncle viscéralement marginal, porteur consciencieux et désinvolte d’une partie riche et lourde de la mémoire familiale, et d’un rapport fondamentalement différent au monde.