Demain n’aura pas lieu

Demain n’aura pas lieu
Iuna Allioux
Sarbacane 2024

Apocalypse now

Par Michel Driol

D’un coup, la Terre s’est réchauffée, et le soleil la brule. Dans trois jours, elle sera invivable. Nous suivons durant ces quelques jours la narratrice, Asumi, qui, bien que d’origine japonaise, vit à Paris avec sa mère, repartie au Japon pour y conclure un contrat.  Trois jours où la jeune fille est seule, accompagnée de Maxence et de sa famille, de son ryukin, d’un traiteur Bo Wang, et à la recherche de son auteur coréen préféré Ji Eunji de passage à Paris, trois jours pour lire un carnet qui lui révèle un terrible souvenir lié à son enfance, qu’elle avait enfoui au fond de sa mémoire.

Ce roman est le premier d’une toute jeune autrice, Iuna Allioux, un texte prometteur et mutliforme. D’abord par la forme, puisqu’il mêle le récit à la première personne d’Asumi, mais aussi des fragments brefs de pièce de théâtre aux multiples personnages, comme un contrepoint imaginaire offrant d’autres points de vue. Ensuite par le mélange des cultures qu’il propose : culture japonaise, culture coréenne, culture française. C’est un roman sur le mal-être d’une adolescente, qui s’évanouit souvent sans savoir pourquoi, et dont les relations avec sa mère sont compliquées. Cette dernière est souvent absente, plus préoccupée par son travail et la signature de contrats que par sa fille. Toutes deux vivent dans un superbe hôtel particulier, une grande demeure symboliquement vide.

C’est aussi un roman sur l’urgence du temps qui reste à vivre : que faire en trois jours, avec qui passer ces trois jours, qu’y apprendre quand on est seule ? Là où le temps s’accélère, là où la chaleur monte, rendant tout irrespirable, Asumi, dont le nom en kanji signifie belle lumière du soleil ou lumière qui brille dans le futur, a la rétine brulée. Ce fil narratif de la lumière en croise deux autres. Celui de l’eau, des lacs, des piscines, comme un contrepoint apaisant, dont on découvrira à la fin la signification profonde pour l’héroïne. Et surtout celui de la littérature, de la poésie en particulier, avec le personnage de l’écrivain coréen qu’Asumi adore, qui révélera que la littérature n’est pas toujours l’expression du vécu personnel, et la poésie qui traverse le roman, souvent sous forme de petites notations.

Ce roman dystopique explore avec finesse la tragédie intime, intimiste d’une héroïne attachante, seule dans un monde qui finit, avec tous ses rêves impossibles de futurs. Emouvant et réussi !

Hanabishi

Hanabishi
Didier Lévy – Clémence Monnet
Sarbacane 2024

Créer des étoiles

Par Michel Driol

Hanabishi : créatrice de feux d’artifices, tel est le métier original de la grand-mère de la narratrice, un métier, au Japon, traditionnellement réservé aux hommes. La narratrice aimerait bien que sa grand-mère, qui a perdu un doigt dans l’explosion d’une fusée, lui révèle ses secrets, comme l’avait fait son arrière-grand père avant elle. Mais sa mère refuse. A la place, la grand-mère lui montre la magie du cosmos…  Bien des années après, la narratrice est devenue professeur de physique.

C’est à une belle relation familiale intergénérationnelle que convie cet album, entre une petite fille curieuse et sa fascinante grand-mère, qui fut tout aussi curieuse qu’elle, dit-elle. Les chiens ne font pas des chats… L’album baigne dans une atmosphère d’une grande douceur et d’un grand calme, à l’opposé des bruits et des éclats des feux d’artifice. Sa force est de nous montrer les coulisses, les préparatifs, à faire deviner plus qu’à montrer les dessins à la gouache des fusées et des artifices, ainsi que les calculs liés à leur trajectoire. Les feux d’artifice, eux, ils éclatent partout dans l’illustration, étoiles, fusées, constellations… dans le ciel, mais aussi dans les éléments de décor, les fleurs ou les crayons dressés dans les pots. Les tenues traditionnelles, les lanternes, les origamis nous transportent dans un Japon aussi traditionnel qu’idéalisé.

C’est un album sans figure masculine autre que celle de l’arrière-grand-père, passeur de la tradition familiale qui se rompt avec la génération suivante. Qui se rompt ? pas tout à fait, car, subtilement, les dernières pages montrent cette présence de la grand-mère, dans ses dessins aux murs de la salle de classe, dans les étoiles dans le ciel, dans cette passion liée à la physique, au cosmos, que la grand-mère a su transmettre. Cette complicité entre la petite fille et sa grand-mère9 est portée par le texte qui les montre souvent en train de discuter, de se comprendre à demi-mot, est portée aussi par les illustrations qui les représentent souvent ensemble, proches l’une de l’autre.

Un album délicat et poétique, qui évoque l’attachement d’une petite fille à sa grand-mère, mais qui parle surtout de soif d’apprendre, de transmission tout en montrant  les coulisses de la création et ses dangers aussi.

Mori

Mori
Marie Colot, Noémie Marsily

Cotcotcot éditions, (« Les Randonnées Graphiques »), 2024

Mori : une forêt en plein Tokyo

Par Lidia Filippini

Au cœur de Tokyo, Mikiko vit seule avec sa mère. Son père a disparu un jour de séisme, « à cause de la fissure ». Depuis, Mikiko a peur du noir. Elle tousse et se sent triste. La nuit, quand sa mère travaille, elle se blottit contre Ma-san, la vieille voisine qui la garde. Puis, Ma-san disparaît à son tour. Mikiko a huit ans. Curieuse, elle pénètre dans l’appartement désormais vide de sa voisine et ce qu’elle y découvre va changer sa vie. Par la fenêtre d’une pièce qu’elle ne connaissait pas, elle aperçoit une forêt. « Yappari… ça a l’air d’un endroit fabuleux pour jouer », lance-t-elle.
Cette forêt urbaine sera le lieu de nombreuses rencontres. Celle, surtout, avec le botaniste Akira Miyawaki, son voisin dans le roman, créateur de ce miracle végétal. Dans le monde réel, ce scientifique japonais est connu pour avoir développé des forêts sur des parcelles dénuées d’arbres. Sa « méthode » consiste à planter uniquement des essences autochtones et à les laisser proliférer à leur guise créant ainsi une forêt « quasi naturelle » en quelques années seulement. Il a reçu le Blue Planet Prize, équivalent du Prix Nobel dans son domaine, en 2006 pour ses travaux et leur mise en pratique.  Dans le roman, Miyawaki est un vieil homme joyeux qui prend la jeune Mikiko sous son aile, en fait son assistante et l’encourage à développer son talent pour le dessin en s’inspirant des végétaux alentour. Grâce à lui, et à son chat, la petite fille se sent moins seule et reprend goût à la vie.
Les arbres grandissent et Mikiko avec eux. Elle a dix ans quand Kakuzo, le neveu de Miyawaki, vient vivre avec son oncle à Tokyo. Le jeune homme, qu’elle n’apprécie guère au début, devient vite son ami. À quinze ans, Mikiko comprend qu’elle l’aime et qu’elle partagera sa vie avec lui. Miyawaki n’est presque plus jamais à Tokyo. Il passe son temps à l’étranger où son savoir est précieux pour faire naître de nouvelles forêts urbaines. Les jeunes gens font prospérer la leur et entrent peu à peu dans l’âge adulte. Avec la mort de Miyawaki, ils deviennent les gardiens de ce lieu plein de promesses. L’image de la jeune femme enceinte, à la fin du roman, dans une tenue similaire à celle que portait sa propre mère, enceinte elle aussi, lors de son emménagement dans leur appartement tokyoïte, vient boucler un cycle et préfigure une nouvelle ère.
Mori (« forêt » en japonais) est un excellent docu-fiction graphique.
Des aquarelles colorées et enfantines de Noémie Marsily se dégage une certaine douceur, une légèreté qui fait du bien. L’illustratrice avoue n’être jamais allée à Tokyo, pourtant, on s’y croirait. Au fil des pages, les personnages, tracés à l’encre, grandissent en même temps que la forêt s’épanouit. Peu à peu, la ville semble s’effacer, cédant la place à la végétation foisonnante et lumineuse, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Marie Colot, quant à elle, offre un récit poétique à l’écriture limpide dans lequel on prend plaisir à se glisser. Son texte, très documenté, est l’occasion de découvrir les forêts urbaines. Micro-poumons dans la ville, ces îlots de fraîcheur, souvent gérés sur un mode participatif, offrent de nombreux avantages. Ils améliorent la qualité de l’air mais aussi celle des sols. Ils contribuent également à lutter contre le réchauffement climatique et constituent ainsi un espoir de vie meilleure pour tous les citadins. En grande connaisseuse du Pays du soleil levant, l’autrice parsème son récit de mots et expressions japonais qui sont recensés, ainsi que de nombreuses informations relatives à la culture nippone, à la fin de l’ouvrage. De quoi plaire aux passionnés du Japon.

 

La Petite Musaraigne

La Petite Musaraigne
Akiko Miyakoshi
Traduit (japonais) par Nadia Porcar
Syros, 2023

Une Vie simple

Par Anne-Marie Mercier

En trois chapitres, nous découvrons la vie de la petite musaraigne. Son quotidien, avec le réveil à 6 heures, le trajet en train et à pied jusqu’au bureau où elle travaille avec des collègues humains. L’un d’eux, un peu moins bien organisés qu’elle, déjeune en bavardant avec elle. A 5 heures, elle rentre chez elle, fait quelques courses, écoute la radio joue avec son Rubik’s cube et s’endort. On trouve un tout petit plus de fantaisie dans les chapitres suivants, avec ses rêves de pays lointains, son rendez-vous annuel avec des amis.

Perfection des petits moments, attention aux choses, émerveillement devant la vie… les dessins sont charmants, avec un petit animal qui vit dans un appartement meublé à son échelle, des couleurs et ombres estompées, aquarelles, fusain ou pastel gras.
On trouve une tonalité passible qui fait un peu penser à Hulul de Arnold Lebel, mais ce serait un Hulul plus inséré dans le réel, moins fantaisiste.

 

Vacances d’hiver

Vacances d’hiver
Mori
HongFei, 2024

La France en vitrine

Par Anne-Marie Mercier

Après ses Vacances d’été, Mori nous emmène en voyage d’hiver. Son petit personnage part cette fois du Japon (au lieu d’y aller comme c’était le cas dans l’album précédent), toujours avec son chat et toujours avec des tenues appropriées, pour l’une comme pour l’autre. Coiffés de jolis couvre-chefs, tous différents, choisis selon les circonstances, arborant des tenues rayées de bleu, blanc, rouge, ou de gros blousons (on songe aux poupée de carton à habiller dans les journaux d’autrefois), ils nous entrainent vers les plaisirs de l’hiver : visiter Paris (ah, l’opéra, les quais de Seine et Notre Dame…), glisser sur les patinoires, contempler la montagne avec ses téléphériques, faire de la luge… s’éblouir avec les cadeaux, les illuminations, tout cela émerveille… avant un retour sage chez soi, sur son tatami, une jolie tour Eiffel en souvenir sur une étagère et des images plein la tête.
Les très belles images de cet album sans texte (hors les pages de garde) qui sont autant de cartes postales, ou de capsules de mémoire, font aussi sourire par leurs détails  (les boulangeries fermées le lundi, un chat de neige à côté d’un bonhomme de neige contemplé, en miroir, par les deux amis, le lion de Béatrice Alemagna qui marche en bord de Seine… tout un voyage !

Akané, la fille écarlate

Akané, la fille écarlate
Marie Sellier – Minna Yu
HongFei 2023

Pour sauver un arbre…

Par Michel Driol

Aîko accompagne souvent son père, gardien de la forêt sur le mont Takara. Un matin, d’énormes machines déracinent des arbres, creusent un trou pour y déverser on ne sait quoi. La forêt dépérit lorsqu’Aïko entend le gémissement d’une fillette allongée près d’un petit érable. Conduite chez les parents d’Aïko, la fillette ne cesse de dépérir, tout en murmurant « Erable, ô mon érable ». Aîko et son père vont alors transplanter l’érable dans leur jardin, et lorsque l’arbre et la fillette vont mieux, elle révèle son secret. Elle ne fait qu’un avec l’arbre.

Deux portes d’entrée pour cet album : l’illustration de la couverture d’abord, avec son côté naïf, enfantin qu’on peut percevoir dans la représentation des deux animaux souriants qui se courent après, mais aussi avec la façon dont des éléments naturels  se terminent en mains. Au milieu de ce monde féérique, où le merveilleux côtoie le réel, deux enfants, en tenue japonaise assez traditionnelle, une fille et un garçon. Puis une adresse au lecteur, comme une ouverture de conte, dans laquelle ce sont les grands pins chevelus qui murmurent la légende de la fille écarlate. Ces deux portes font accéder le lecteur à ce qui apparait comme un univers merveilleux, porté à la fois par la nature et par des enfants.

Le texte fait alterner deux discours, l’un en capitales, imprimé en bleu, sorte de poème en quatre strophes adressé au petit érable, l’autre le récit du sauvetage de l’érable et de la fillette. Il faut bien sûr lire ce texte comme un conte, dont il reprend les éléments traditionnels et merveilleux. La fillette, sorte de double humaine de l’arbre, la mission, sauver le petit érable du péril qui le menace. Du conte, le texte reprend aussi les aspects oraux : reprises, inversions verbe sujet. Mais, on l’aura bien compris, c’est aussi un texte qui fait appel à l’imaginaire pour dénoncer les dangers que les hommes font courir à la nature (enfouissement de déchets qui empoisonnent la terre), mais aussi pour dire à quel point nous sommes liés à la nature. C’est cet aspect que renforcent les illustrations où se multiplient les mains, à la fois tendues, protectrices, mais aussi parfois blessées.  Au final, l’album nous invite à vivre plus en harmonie avec la nature, en se gardant bien de donner des leçons ou de faire la morale. A chaque lecteur de comprendre le sens de cette allégorie.

Un album qui associe un texte où le merveilleux côtoie la poésie à des illustrations faussement naïves, pleines de détails à la fois enfantins et symboliques, pour évoquer le lien que les humains entretiennent avec tout ce qui est vivant dans la nature.

Le Son du silence

Le Son du silence
Katrina Goldsaito – Julia Kuo
HongFei  2023

Choses entre lesquelles se glisse le silence…

Par Michel Driol

Sur le chemin de l’école, à Tokyo, Yoshio est sensible à tous les bruits qui l’entourent. Une musicienne, qui accorde son koto, lui révèle que le plus beau son pour elle est le ma, le son du silence. Commence alors pour Yoshio une nouvelle quête, celle de ce son. Mais tout est tellement bruyant, même la nuit. Le lendemain matin, à l’école, il entend enfin ce son, pendant un court instant, et prend conscience qu’il avait toujours été là.

Le ma, explique la dernière page, est un concept japonais qui, je crois, n’a pas son équivalent en Occident. Il désigne le moment où tous les musiciens, lors d’un concert, marquent un arrêt. Silence entre les sons, qui caractérise tous les arts du Japon, y compris la conversation. C’est ce silence entre deux bruits que Yoshio parvient à percevoir.

Le texte, plein de poésie, tout en douceur, se fait l’écho de tous les bruits que perçoit Yoshio, les énumérant, les décrivant, composant ainsi comme une symphonie de sons qui vont de celui de la pluie à celui des baguettes et des mastications au cours du repas. Yoshio se présente comme un amoureux des sons, qui, pour lui, parfois scintillent dans une correspondance très baudelairienne.  Cette recherche, très zen, du ma est, de fait, pour Yoshio, une façon de percevoir non pas à l’occidentale que le silence qui suit une œuvre de Mozart est encore du Mozart, mais, à l’orientale, que ce qui confère de la valeur aux choses est ce quelque chose qui se glisse entre elles, quasi imperceptible, ce quelque chose comme l’insoutenable légèreté de l’être qui donne sens à tout. La leçon de la musicienne devient alors une leçon de vie, le début d’une quête à la fois initiatique, physique et philosophique.

Les illustrations, en double page, accompagnent ce mouvement vers une ascèse, nous faisant passer des couleurs vivres de la ville bruyante et animée, à l’espace intérieur de la maison, déjà plus dépouillé, puis à une salle de classe vide et en teintes d’une grande douceur. Le silence envahit aussi l’espace graphique, rendu visible par des couleurs dans lesquelles peuvent s’intégrer, à la fin, les autres personnages. Comme en écho à l’illustration de couverture, la dernière illustration montre le héros seul au milieu d’une foule, en noir et blanc sur la couverture, foule qu’on devine bruyante en pleine rue, et, à la fin dans la salle de classe, dans des teintes plus sépia, foule qu’on devine plus calme, laissant dans les deux cas au héros l’espace libre du silence qui s’installe dans les interstices. Beau travail d’adaptation graphique d’un concept !

On appréciera aussi dans cet album ce qu’il montre de la culture japonaise, de ses rues, de ses magasins, des costumes des écoliers, tout cela représenté dans des illustrations qui, au-delà de leurs couleurs symboliques, ont un aspect documentaire très précis.

La dernière page est une invitation à collecter les sons, ceux de l’album et d’autres encore, peut-être à la façon d’un des inventaires des notes de chevet d’une autre autrice japonaise du Xème siècle, Sei Shōnagon.

Lire aussi, sur cet album, la chronique de Lidia Filippini

Le Son du silence

Le Son du silence
Katrina Goldsaito, Julia Kuo,
HongFei, 2023

à la recherche du « ma ».

Par Lidia Filippini

Sur le chemin de l’école, Yoshio, jeune garçon japonais se délecte des bruits de la ville. L’écho de la pluie sur son parapluie, le vrombissement des moteurs, le claquement de ses bottes dans les flaques, le son joyeux de son rire, tout le ravit dans ce concert urbain. Soudain, une musique attire son attention. C’est une joueuse de koto qui a installé son instrument dans la rue. La musique est belle, parfois aiguë, parfois grave. Fasciné, Yoshio approche. Lui qui aime tellement les sons, il veut savoir quel est celui que la vieille musicienne préfère. « Le son le plus beau, lui répond-elle, est le ma, le son du silence. »
C’est ainsi que commence la quête de Yoshio. Où trouver le silence dans la grande ville sans cesse en mouvement ? Certainement pas dans la cour de l’école, ni à la maison, encore moins à la gare. Même la nuit, les bruits s’infiltrent dans ses rêves.
C’est finalement par hasard que Yoshio fait la connaissance du silence. Plongé dans la lecture d’un livre, il oublie le monde autour de lui et comprend soudain que le ma est partout pour qui veut l’entendre. Il suffit pour cela d’entrer en soi et de l’accueillir.
Un album doux et plein de poésie qui met en lumière un concept peu connu en France mais qui est au cœur de l’art japonais. Ce « ma », envisagé ici comme le silence entre deux notes qui, paradoxalement, permet à la musique d’exister, peut également prendre la forme de l’espace entre deux fleurs dans l’art de l’ikebana, de l’instant qui sépare deux mouvements de danse ou du temps suspendu entre deux répliques au théâtre.
Il est ici le prétexte à une quête de soi dans laquelle le jeune lecteur est entraîné dès la couverture. L’oxymore du titre fait en effet écho à l’illustration qui oppose une foule compacte – qu’on imagine bruyante – en noir et blanc, à un Yoshio vêtu de couleurs vives et silencieux. La grande avenue vide qui s’ouvre derrière le garçon semble inviter le lecteur à partir avec lui à la recherche du son du silence et de lui-même. Et, qui sait, peut-être trouvera-t-il lui aussi le ma en se plongeant dans la lecture de cet album ?
Julia Kuo, l’illustratrice, nous offre une image très graphique et géométrique avec des lignes de fuites marquées. Le Japon qu’elle nous présente est un plaisir pour les yeux. L’album semble s’adresser à des lecteurs de huit à dix ans qui y trouveront de quoi satisfaire leur curiosité sur la vie nippone. On y voit l’espace extérieur familier aux enfants : la rue, l’école. Mais aussi des scènes de la vie quotidienne comme le repas ou le bain japonais. En cela, cet album constitue une autre forme d’invitation au voyage, non plus seulement intérieur, mais bien réel cette fois.

 

Le Mariage de Renard

Le Mariage de Renard
Bellagamba & Chiaki Miyamoto
Gallimard Jeunesse Giboulées 2021

Flammes d’amour

Par Michel Driol

Sans doute faut-il commencer le livre par la quatrième de couverture : Dans le japon du Moyen Âge, les mariages se déroulaient la nuit. Les mariés étaient accompagnés par un cortège d’invités portant des lanternes. Ces lueurs étaient appelées « Kitsunebi » – feu du renard. Aujourd’hui, quand la pluie se met à tomber, alors que le soleil brille et qu’un arc-en-ciel apparait, la légende raconte qu’un mariage de renard se déroule en journée. Puis, une fois franchie la porte des légendes qui ouvre l’album, se laisser porter par la magie de l’histoire, où l’expression « Mariage de Renard » est prise au pied de la lettre. C’est Renard qui se marie aujourd’hui, et nous suivons tous les rituels d’un mariage japonais : vêtements, arbre de papier, tasses du temps, musique, repas traditionnel, cortège…

Page de gauche, le texte de Bellagamba, le plus souvent sur trois lignes, comme un clin d’œil aux haïkus, raconte chacune des étapes du cérémonial, dans une langue à la fois simple et imagée, qui évoque le bonheur, l’harmonie et l’amour, le soleil et la pluie. Un texte qui s’ouvre par le pays des légendes, et qui se clôt par  le pays des songes, comme pour marquer les bornes de cette parenthèse enchantée, magique et tellement symbolique qui conduisent le lecteur adulte à penser le Japon comme l’Empire des Signes dont parlait Barthes. Le lecteur enfant y verra à la fois des coutumes proches et éloignées de celles qu’il connait, le sentiment d’étrangeté étant renforcé par les personnages, qui sont tous des animaux humanisés par la posture (sur deux pattes) et les vêtements, très japonais. Les illustrations reprennent les codes des estampes et des aquarelles japonaises. Elles disent l’essence d’un univers ritualisé à l’extrême, mais aussi le plaisir du jeu (jeu des souris, des lapins, des petits personnages secondaires). L’une, celle qui illustre le cortège, se déploie en double page, montrant une harmonie entre tous les animaux, qu’ils soient à poils ou a plume, dans la célébration du mariage. Quelque part, le conte se fait fable, ou évocation lointaine du Roman de Renart.

Une double page finale explique les rituels et leur sens, en donnant les noms originaux et leur graphie en japonais, dans une perspective ethnologique très documentaire. L’album se clôt par une estampe de Utagawa Yoshitora de 1860 illustrant la procession du mariage de Renard, comme une façon de lier la tradition et la modernité.

Un bel album qui s’inscrit tout à fait dans une perspective interculturelle riche pour ouvrir les enfants à d’autres mondes, d’autres façons de faire, et pour montrer ce qu’il y a d’universel dans les sentiments comme l’amour.

Olympia Kyklos

Olympia Kyklos
Mari Yamazaki
Traduit (japonais) par Ryoko Sekigushi et Wladimir Labaere
Casterman, 2021

L’important c’est de participer ?

Par Anne-Marie Mercier

Publié au Japon en 2018, ce petit manga anticipait largement sur les Jeux Olympiques, de cet été 2021. On se tromperait si l’on pensait qu’il s’agissait pour l’auteure de mobiliser par avance l’enthousiasme de ses compatriotes : elle n’aime pas le sport, et ça se voit.
On rit beaucoup des situations ridicules, de la compétition et du regard très distancié qu’elle porte sur les épreuves : le premier épisode montre une course à l’oeuf, inspirée de compétitions de village modernes, très drôle.
Comme dans ses ouvrages précédents (voir Thermae Romae), l’intrigue associe monde antique et monde moderne. Démetrios, peintre sur céramique médiocre, est projeté à plusieurs reprise de sa Grèce du IVe siècle avant J.C. à l’année en 1964, pendant laquelle se sont déroulés les  premiers Jeux de Tokyo. Il est amoureux en secret d’Apollonia, la fille du chef du village, et n’aime que batifoler avec un dauphin. Ses capacités physiques font qu’à plusieurs reprises les autorités du village le forcent à concourir, ou à se battre en tant que champion. Il est sauvé par ses incursions dans le monde moderne où il découvre la course à l’œuf, la barbe à papa, les brochettes de poulet, la beauté de la course et du dépassement de soi pour le seul amour de l’effort.
Le scenario tient essentiellement par l’humour des situations mais on trouve tout de même une réflexion intéressante sur le sport de compétition. Les dessins sont, comme toujours avec cette auteure, l’atout principal de l’ouvrage, mais on est amusé par la pudeur qui fait que les sexes masculins, présents sur les oeuvres antiques, sont absents lorsqu’elle représente ses personnages : voilés par des pans de vêtements ou parfois inexistants, comme sur les poupées d’autrefois… pudeur japonaise ou adaptation française ?