Les Fleurs parlent

Les Fleurs parlent
Jean-François Chabas, Joanna Concejo
Casterman, 2013

Le langage des fleurs ou Ovide revisité

Par Anne-Marie Mercier

lesfleursparlentPas de métamorphose dans ces trois récits de Jean-François Chabas, mais une rêverie sur la signification qu’on attribue aux fleurs, sur ce qu’elles évoquent. Les commentaires d’un ouvrage sur le langage des fleurs (de G. X. Geissmann, paru en 1899) sur la tulipe, l’œillet blanc et la pivoine sont autant de départs d’histoire. La valeur de la tulipe nous transporte aux Pays bas où un vieil inventeur d’une variété rare découvre la cupidité de ses semblables et la dureté du monde. L’œillet blanc est l’histoire d’une amitié entre deux enfants d’une tribu indienne d’Amérique que tout oppose, jusqu’à leur rencontre avec un grizzli. La pivoine orgueilleuse est l’image d’une très belle enfant, puis jeune fille puis femme, Narcisse au féminin si folle d’elle-même qu’elle se perd.

Le texte est complexe, la vision du monde désenchantée et sombre ; l’ouvrage ne s’adresse pas aux enfants mais à des lecteurs confirmés prêts à méditer sur les questions de signification, sur les apparences et leurs pièges. Les illustrations de Joanna Concejo, délicates, montrent à travers ces correspondances la fragilité des belles choses.

Les Filles de Cùchulainn

Les Filles de Cùchulainn
Jean-François Chabas
L’école des loisirs (médium), 2013

Cheval, Irlande et cryptophasie

Par Anne-Marie Mercier

LesFillescuchulainnJean-François Chabas a le talent rare de faire chaque fois un livre différent, dans un thème qu’il n’a pas abordé, un lieu autre, et de réussir chaque fois ce pari.

Histoire de bruit et de fureur, de colères, d’amour, de mutisme, de vent, de mer, et enfin de cheval, ce livre est tout cela, porté par une belle écriture. Quant à l’histoire, elle est difficile à résumer tant elle est dans l’atmosphère et dans la beauté de certaines scènes, la drôlerie d’autres ou tout simplement la poésie des éléments. Disons en deux mots que Mary l’institutrice, narratrice du récit, et son mari, pêcheur d’une île irlandaise, ont acheté un magnifique cheval de trait, borgne, qui refuse de travailler. Que Mary accouche de jumelles après la mort de son mari et que ses filles ne communiquent qu’entre elles d’une langue inventée (cryptophasie ou idioglossie – voir  Y Lebrun, « Cryptophasie et retard de langage chez les jumeaux« ) et développent une relation étroite avec le cheval. La solitude de Mary, le village avec ses superstitions et ses commérages, le contexte irlandais des années 1920 (débuts de l’indépendance et luttes incessantes), l’attaque de l’île par des pillards… tout cela tient dans ce petit roman (111 pages), et tient bon.

Féroce

Féroce
Jean-François Chabas, David Sala
Casterman (Les albums Casterman), 2012

Qui sommes-nous donc ?

Par Frédérique Mattès

feroceFenris était un loup, un loup aux yeux rouges, un loup terrifiant. Il  s’était construit dans le regard qu’on lui renvoyait. Il était fidèle à son image : un loup féroce qui suscitait l’effroi, semait la terreur. Même les siens l’avaient banni tant il était cruel. Sa solitude renforça sa cruauté et construisit sa légende, il était celui qui faisait fuir jusqu’aux ours, celui qui faisait s’écarter les basses branches des arbres, celui dont on évitait même de parler. Une petite fille partie cueillir des fleurs croisa son chemin par une  printanière journée ensoleillée. Sûr de son effet, il émit en préambule un grognement sinistre, lui offrit un sourire affreux. Mais contrairement à toutes ses certitudes, la petite fille n’eut pas le moindre sursaut de crainte. Elle osa même se moquer de lui tant il était interloqué. Ainsi naquit…. une belle histoire entre le loup  et la jeune fille.

Un superbe texte de Jean François Chabas qui au-delà de ce beau récit accessible dès 5 ans, interroge sur la construction de soi, les certitudes, la force du regard neuf porté sur les choses et les êtres, le pouvoir de changement… Petits et plus grands pourront à loisir se projeter dans les blancs du texte.

C’est également un très bel objet, le texte, imprimé à droite sur une page blanche ou parsemée de délicates surimpressions ton sur ton, fait contraste avec les illustrations flamboyantes qui s’exposent  en pleine page. Les gros plans, les cadrages audacieux et les images qui se déplient renforcent également puissamment le pouvoir des mots … L’illustration de David Sala nous rappelle avec bonheur l’univers de Klimt.

A relire des mêmes auteurs : La colère de Banshee

Le Coffre enchanté

Le Coffre enchanté
Jean-François Chabas, David Sala
Casterman, 2011

Fable désenchantée

par Anne-Marie Mercier

« Ce que nous croyons posséder ne compte-t-il pas autant à nos yeux que ce que nous possédons vraiment ? »

Cette conclusion à la fable proposée ici est fort bien illustrée par le texte de Jean-François Chabas dans un récit très classique, sous forme de randonnée avec de belles variations subtiles, un peu d’humour et de cruauté. Les illustrations de David Sala (inspirées de Klimt)  mêlent les techniques et les couleurs de façon somptueuse.

Enfin, tout cela est bien « habillé », comme le coffre de l’histoire, avec une couverture évidée en forme de fenêtre à ogive et une tranche dorée. Cet habillage n’est pas là pour masquer du vide, mais donne une belle allure à la morale finale. Celle-ci est cependant peut-être trop cynique pour être comprise et acceptée par de jeunes enfants.

La Terre de l’impiété

La Terre de l’impiété
Jean-François Chabas
L’école des loisirs (medium), 2012

La terre du harki et la montagne pieuse 

Par Anne-Marie Mercier

Chaque livre de Jean-François Chabas est une surprise et une confirmation. Surprise car il est capable d’aborder de nombreux thèmes et de nombreux genres, confirmation parce que dans tous il excelle et sait être original sans affèterie, comme par nécessité, tout en visant juste et en touchant fort.

Ici, dans un décor dépouillé de rocs et de sapins, trois personnages isolés, qui ne communiquent pas entre eux : Philippe de Sainties, officier français retourné au civil après la guerre d’Algérie et la mort de ses illusions comme de ses liens avec le monde, son ami Abdelhamid Khider, autrefois soldat engagé dans l’armée française (un « harki »), qui a gardé quelques illusions par fidélité, mais perdu toute sa famille et tout avenir, et peut-être une part de sa raison, et Rachel, 11 ans, partie sac au dos pour rencontrer… Dieu, ou du moins l’auteur des « Magies » qui l’émerveillent.

Il n’y aucun point de rencontre entre d’une part la vie de ces deux hommes, notamment leur passé dans la guerre d’Algérie, retracée dans de nombreux retours en arrière brefs et terribles, et d’autre part l’allant de cette fillette qui gravit une montagne tandis qu’Abdelhamid l’observe à la jumelle. Mais justement, c’est ici que se fait la rencontre : le désespoir rencontre l’espoir fou, l’incroyance cynique fait face à un mysticisme hyper poétique, la vieillesse à l’enfance, la cruauté et les remords à l’innocence.

Roman poétique, mystique, historique, c’est aussi un bel ouvrage pédagogique sur l’histoire de l’indépendance de l’Algérie (un avertissement en pose les jalons) et notamment sur la question des harkis, douloureuse pour les deux bords.

En relisant certains passages du roman, je tombe sur le mot affèterie que je viens d’écrire : « L’absence d’affèterie, pensa Philippe, était souvent évoquée comme une qualité enfantine, et il lui semblait qu’il n’y avait rien de plus faux. Qu’on trouvait à foison des petits garçons doctes et empruntés et des petites filles qui faisaient des grâces, trop tôt au fait de la séduction qu’on leur prêtait. (…) Le naturel était, selon ses observations empiriques, plutôt le fait des vieillards ».  (p. 35-6)

D’enfance ou de vieillesse, l’absence d’affèterie est ce qui caractérise l’art de Jean-François Chabas (et peut-être plus généralement des grands auteurs qui écrivent pour la jeunesse – pour les autres auteurs, ça se discute). Lire ces auteurs c’est, à travers leur écriture, voir, comprendre, sentir, sans être trahi à aucun moment dans sa confiance : ils parlent vrai, juste et peu.

 

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris
Jean-François Chabas

L’école des loisirs (medium), 2010

Les jeunes filles et la rivière

Par Anne-Marie Mercier

Les Cinq Bonheurs de la chauve-souris.gifIl pourrait (aurait pu ?) s’agir du chef-d’œuvre de Jean-François Chabas.

Prix Rhône Alpes 2010 du livre pour la jeunesse, il avait signé avec Les Lionnes un livre parfait. Si celui-ci ne l’est peut-être pas, il demeure exceptionnel, tant la force des évocations, la limpidité de l’écriture, le mystère et la charge d’implicite font de ce livre un roman superbe.

Le drame qui a poussé deux sœurs de 14 et 17 ans à fuir et à se réfugier dans une cabane sur pilotis au bord de l’eau n’est pas dit d’emblée et il est longtemps tenu caché. Le mode de révélation du mystère est pour moi le seul défaut de ce livre, qui dévoile trop là où le lecteur adulte avait fort bien deviné et où le lecteur adolescent avait pu supposer – ou non, selon l’affutage de son regard sur le monde. Ce point aveugle et le passé qui l’entoure ressurgit par à-coups dans la narration, sans prévenir. Il se présente par éclairs, en fragments, comme un cadavre qui flotterait entre deux eaux. L’image qui vient, c’est celle du corps de la mère assassinée dans La Nuit du chasseur, film qui n’en finit pas d’inspirer la littérature pour adolescents (Jusqu’au bout de la peur de Moka ou, plus récemment, La Voix du couteau, premier volume du superbe et terrible Chaos en marche de Patrick Ness). Deux enfants sont poursuivis par un (ou des) adulte(s) et leur refuge est la rivière.

L’histoire importe pourtant peu, malgré sa charge de terreur et de réel social. Le livre baigne dans l’atmosphère de la rivière en hiver : la pêche, la sensation des lignes dans la main, le bruit du gel et des pas dans la neige, les odeurs d’humidité et de feu de bois. La vie quotidienne de ces robinsonnes n’a pas grand chose d’heureux malgré des dialogues fantaisistes et légers et des rapports de complicité et d’amour entre les sœurs. C’est de la vie difficile pour échapper au pire. La plus jeune semble souvent au bord de la folie, l’aînée est épuisée et plus menacée encore.

Au moment où tout semble se resserrer sur elles, le monde s’ouvre autant à un nouveau mystère qu’à l’espoir : un personnage étrange, un château dans un paysage de déjà-vu (allusion au Pays où l’on n’arrive jamais ?), et les cinq bonheurs, dont l’un au moins est à leur portée. Quant à la suite, rien n’est dit. Le texte s’achève sur une accumulation de mystères successifs, le seul dénouement est celui de la fin de l’angoisse et du début de la confiance et de la merveille.

Quant à la chauve-souris, ne la cherchez pas, elle s’est envolée.