La Boucle d’oreille rose

La Boucle d’oreille rose
Séraphine Menu – Sylvie Serprix
Møtus 2022

Suivre le courant ou le remonter ?

Par Michel Driol

Lorsque Mia, la narratrice, prête à Anaïs, la plus jolie fille du collège, sa boucle d’oreille rose, elle ne se doute pas de ce que ce geste anodin va entrainer. Au fil du temps, tout le monde copie cette mode. La boucle d’oreille rose devient signe de reconnaissance, porté par toutes les femmes. Ne pas le porter, c’est s’exclure de la société, s’exposer à ne plus être servi par les commerçants… Mais lorsque « les étoiles » décident de ne porter que du noir pour mieux mettre en valeur le bijou rose, la sœur de Mia se révolte et porte des vêtements bariolés, bientôt suivie par la narratrice…

A partir d’une situation compréhensible par tous, ce roman graphique démonte et expose les phénomènes sociaux liés à ce que Bourdieu avait si bien analysé sous le terme de distinction. Comment un phénomène de mode devient-il effet identificatoire de groupe ? Comment bascule-t-on d’une société ouverte à un régime autoritaire qui exclut ceux qui refusent de se plier aux lois absurdes et arbitraires ? On le voit, ce sont des questions politiques et sociales très sérieuses que pose ce roman, à partir de petits faits concrets qui permettent de suivre comment des changements presque anecdotiques – une boucle d’oreille, une coupe de cheveux, une couleur de vêtement- entrainent la ville dans un monde effrayant. En cinq chapitres, correspondant chacun à une saison, on suit la progression terrifiante vers l’absurde. C’est là, de la part des deux autrices, une belle démonstration très pédagogique, qui conduira les adolescents – et les plus âgés – à s’interroger sur leur comportement, sur les effets de mode et le suivisme des influenceurs, sur le désir d’appartenir à un groupe qui aliène la liberté individuelle. C’est un scénario brillant et implacable, sur le fil entre absurde et réalisme, que les gouaches de Sylvie Serprix illustrent dans des tons qui nous font passer d’un automne flamboyant à une fin d’été sombre, très sombre… Ces illustrations apportent un regard parfois ironique sur les situations décrites de l’intérieur par la narratrice, à laquelle les lectrices et les lecteurs s’identifieront. A partir de quand une situation est-elle intolérable ? Quand faut-il se révolter et, comme les saumons roses, remonter le courant au lieu de le suivre ? Ce sont des questions très actuelles que pose cet ouvrage.

Un roman graphique qui prend la forme d’une fable accessible à toutes et tous pour délivrer un message engagé, clair et sans équivoque, pour évoquer les dangers de l’uniformisation de notre société, de la pensée unique, pour montrer comment naissent les discriminations et les rejets, et pour poser finalement la question de notre propre liberté face aux dérives du monde actuel.

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds
Davide Cali, Marco Somà
Traduit (portugais) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

La résistible ascension d’une reinette

Par Anne-Marie Mercier

Cet album paru au Portugal a été publié en France par Rue du monde en 2013. Il vient d’y être réédité; il est toujours d’actualité, surtout en ces temps où l’on s’interroge sur la dimension politique de la littérature de jeunesse (voir la chronique sur le livre de Christian Bruel).

Tout commence pourtant dans la lignée du conte : une bague tombe dans l’eau et une grenouille s’en empare ; cela nous approche de « La Princesse Grenouille » ou du « Roi Grenouille », deux contes célèbres qui commencent par la chute d’un objet dans une mare. Mais ici point d’humains pour lancer l’histoire : les grenouilles s’en chargent elles-mêmes. La bague posée sur la tête de la découvreuse devient une couronne et voici que le petit peuple du marais a une reine qu’il doit nourrir, distraire, et à qui il doit obéir – pourquoi demande l’un, vite puni. Mais un coup du sort rendra la bague à l’eau (et aux amoureux qui l’y avaient fait tomber) et le peuple grenouille retrouvera sa liberté.
C’est une belle fable sur la servitude volontaire et les ressorts de la soumission. Cela peut inviter à s’interroger sur les ressorts de l’autorité : qui doit commander ? Faut-il que quelqu’un commande ? A-t-il tous les droits ? Jusqu’où faut-il obéir ? etc.
Les images sont étranges et magnifiques, dans un décor de verts et de bruns délicats, avec des batraciens vêtus comme des vacanciers d’une autre époque, occupés à de multiples activités heureuses jusqu’à ce que le goût du pouvoir de l’une  et de quelques autres s’en mêle.

S’il en faut plus pour vous convaincre, écoutez une belle analyse dans l’émission l’as-tu lu mon p’tit loup ?

Le Nuage de Louise

Le Nuage de Louise
The Fan Brothers (Eric, Fan, et Devin Fan)
Little Urban 2022

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Par Michel Driol

Ce samedi-là, au cours de sa promenade hebdomadaire avec ses parents, Louise se fait acheter un nuage. Un nuage ordinaire. Suivant les instructions de la notice jointe, elle lui donne un nom, Milo, et prend soin de lui, l’arrose régulièrement, ce qui fait qu’il grandit bien. Mais un jour, trop à l’étroit dans la chambre de Louise, le nuage laisse déverser sa colère sous forme d’un orage. Il est temps pour Louise de laisser le nuage vivre sa vie au grand air.

Bien sûr, c’est une histoire à message, qui parle du besoin de liberté, de ce que c’est que grandir, des soins et de l’accompagnement nécessaire à l’épanouissement d’un petit (nuage ? enfant ? animal : chacun interprétera à sa façon ce beau symbole du nuage). Mais, autant que le message, c’est son traitement par les Frères Fan qu’il faut saluer ici. D’abord à travers des illustrations absolument magnifiques. Le décor : une ville de brique rouge, probablement américaine au début du XXème siècle, où l’on croise aussi bien les premières automobiles de luxe que des grands bi et un carrousel, où les costumes de bain couvrent tout le corps. Façon de dépayser le lecteur dans le temps avec les anachronismes. Des illustrations dont la dominante grise de l’univers et de la chambre de Louise contraste avec les couleurs de ses plantes et du ciel. du parc d’attraction et de la ville. Ce jeu de couleurs particulièrement réussi, avec ses touches de jaune (des bottes de Louise au taxi qu’on croise dans la rue) à lui seul raconte une histoire où alternent les états d’âme, mais où se donne à voir aussi le décalage entre cette petite fille et le monde qui l’entoure. Enfin, les amoureux des illustrations très détaillées se réjouiront ici de la précision de la représentation du monde urbain, de l’appartement, et apprécieront les couleurs très brumeuses du ciel, comme un coucher de soleil qui transfigure tout. Ensuite cette histoire surprenante et pleine d’originalité est mise en mots dans un texte tout aussi poétique que le sont les illustrations. Tout est fait pour épouser le point de vue de Louise, petite fille dans son univers (elle aime les nuages, qui sont « un peu passés de mode »), pleine de soins et d’attention, de désir de bien faire, d’empathie, mais aussi pour épouser le point de vue de Milo, doté d’une véritable identité : un nom, et des pensées. C’est un récit sans dialogues – ce qui est rare en littérature jeunesse – , comme pour souligner la solitude de cette fillette dans sa ville, dans sa famille, dans son monde, avec son seul ami le nuage. Sans parole, ou presque, car les seuls mots prononcés le sont au moment de la séparation entre Louise et Milo, comme un ultime conseil de la fillette à celui qui va prendre son envol « Reste près des gros nuages ». C’est une histoire pleine de tendresse et de délicatesse, tant par le texte que l’illustration : une superbe façon d’aborder des problématiques graves, qui touchent tout le monde, celles de l’éducation et de l’attachement, à travers la belle métaphore du nuage dont on doit prendre soin, mais qu’il faudra libérer un jour.

On ne boude pas le plaisir que procure la lecture de cet album fantastique, intelligent et sensible.  Quand on songe que certains enfants n’ont qu’un tamagotchi dont ils doivent prendre soin, on envie Louise et son nuage autrement plus poétique, et on souhaite que tous les enfants aient envie de scruter le ciel comme Louise, pour y chercher un nuage « particulièrement doux et cotonneux ».

Herbes Folles, Marie Dorléans

Herbes folles
Marie Dorléans (texte et illustrations
)
Seuil Jeunesse 2022.

Vive l’ensauvagement !

Maryse Vuillermet

Voici un récit et une parabole.  C’est l’histoire de la famille Piquenpointe qui habitait une maison de ville et était fière de son jardin taillé, ratissé, planté au cordeau, pas une herbe, pas une branche ne dépassait, mais, un jour, le jardinier qui l’entretenait en eut assez de ce travail de maniaque, et rendit son tablier.  Alors, l’herbe, les fleurs envahirent tout le terrain, et même la maison.  Les Piquenpointe essayèrent de lutter mais furent dépassés.

Or, un matin, des dizaines d’oiseaux les réveillèrent de leur long sommeil et ils partirent à l’aventure dans leur propre jardin, ils s’émerveillèrent et vécurent de surprises en mystères.

Le sens de la parabole est clair, il faut laisser de la place de la liberté à la nature, elle vous le rendra en beauté, en richesse, en possibilités d’émerveillement.

Les illustrations de l’autrice, au début, grises, pointues et assez géométriques, se mettent à respirer elles aussi, les pages libérées deviennent éclatantes de vie, de couleurs, de courbes enchevêtrées, envahies de fleurs et de fantaisie.

Vive l’ensauvagement !

Matou blues

Matou blues
Jory John, Lane Smith
Gallimard jeunesse, 2022

Un vie de chien

Par Anne-Marie Mercier

Dur, dur, la vie de chat : pas assez de croquettes, un canapé à partager avec un intrus, le soleil qui n’en fait qu’à sa tête, un monstre (l’aspirateur) qui interrompt la sieste, l’ennui, l’envie de faire des bêtises… reste à miauler pour réclamer croquettes et pâtée. Seul événement notable, mais que le chat remarque à peine : à la fenêtre, derrière une moustiquaire, le discours d’un écureuil qui lui explique longuement, mais en une page (elle est couverte de mots en typographie variable) combien la vie de chat est agréable et combien la vie sauvage est difficile. On retrouve ici la question de la fable « Le loup et le chien » : vaut-il mieux avoir une vie confortable ou être libre?
Les illustrations de Lane Smith sont drôles, craquantes, et on se dit que ce chat est aussi mignon qu’insupportable, un vrai chat, quoi. Le jeu sur les caractères, la mise en page, les variations d’expression de ce chat font que tout cela est très mouvementé et intéressant malgré le sujet (l’ennui et l’enferment).
Avec Banquise blues, c’est le deuxième album de ces deux auteurs consacré à un jeune animal grognon auquel un animal vieux et sage tente de faire comprendre qu’il se plaint trop et à tort.

 

Banquise blues

 

L’été dernier

L’été dernier
Jihyun Kim
Seuil Jeunesse 2022

Là tout n’est qu’ordre et beauté…

Par Michel Driol

Pas de texte dans cet album, mises à part quelques lignes en fin d’album, dans lesquelles l’auteure explique avoir passé quelques jours dans un village au bord d’un lac, l’été dernier. Elle évoque alors les moments privilégiés qu’elle a passés dans la nature, et son désir de vouloir partager ce sentiment de quiétude.

Album sans texte, L’été dernier évoque une journée d’été inoubliable dans des tableaux de toute beauté, presque monochromes, sublimés par le grand format de l’album. On part d’une ville, que l’on quitte, pour arriver dans une maison à la campagne, celle des grands-parents, possiblement. Puis c’est la promenade de l’enfant seul avec son chien, dans la forêt, son bain dans le lac, seul face à l’immensité du ciel, et le retour à la maison. Cette simple promenade, d’une après-midi, terminée par la vision d’un ciel nocturne rempli d’étoile, a des vertus apaisantes.

En double page, les illustrations sont superbes, remplies de détails montrant la vie quotidienne (dans la chambre en ville du garçon), l’histoire familiale (dans les photos chez les grands-parents) mais surtout le plaisir de la liberté en pleine nature, que ce soit dans la forêt ou sous l’eau. L’album inscrit magnifiquement le temps qui passe sur une journée bien particulière – au travers de l’horloge dans la chambre de l’enfant, des ombres qui s’allongent, de la nuit qui tombe, des lumières et des étoiles.   Ce récit sans texte est construit à partir d’illustrations pleines de poésie, qui magnifient la nature  et les plaisirs du jeu, des rencontres avec les arbres tous différents à celles des poissons sous l’eau.

Un magnifique album à contempler, pour lequel les mots sont inutiles, qui semble figer le temps de vacances au sein d’une nature immuable et éternelle. Zen…

Petite mer

Petite mer
Marie Colot Illustrations de Manuela Ferry
Editions du Pourquoi pas – Pourquoi pas la terre ? 2022

La  baleine (bleue) cherche de l’eau…

Par Michel Driol

C’est d’abord un face à face entre une petite fille et une baleine, de part et d’autre de la vitre d’un aquarium géant. L’enfant ressent l’ennui de la baleine qui lui raconte sa vie d’avant, sa liberté dans l’océan. Elle tient sa promesse de tout faire pour la libérer. Devenue mère à son tour, elle raconte cette histoire à sa fille, en espérant revoir la baleine dans l’océan.

Reprenant  un des  motifs fréquents en littérature pour la jeunesse, celui de l’amitié entre un enfant et un animal, voilà un album pour sensibiliser les plus jeunes à la question des animaux en cage, des poissons en aquarium, dressés pour faire des spectacles dans des delphinariums, dont la fin est programmée par une loi en France. Il s’agit bien sûr ici de plaider pour le respect des milieux naturels, et, au-delà des problématiques actuelles sur le bienêtre animal, de dire clairement que la place des animaux sauvages n’est ni dans un zoo, ni dans un cirque, ni dans un aquarium. Le récit joue sur l’opposition entre le grand et le minuscule : la baleine gigantesque dans l’aquarium trop petit pour elle, la baleine gigantesque face à la fillette, trop petite pour la sauver à elle seule. Il joue aussi sur le contraste entre l’univers de béton et de verre de l’aquarium et la beauté évoquée de l’océan de sa lumière et de ses couleurs particulières. Il joue enfin sur l’improbable : l’amitié entre une fillette et une baleine, montrant leur communication, n’hésitant pas à les faire, d’une certaine façon, dialoguer et échanger, façon de prêter des sentiments et des attitudes humaines à l’animal. Ce qui est mis en évidence, c’est la force de l’empathie de la fillette, à la fois sa naïveté et sa spontanéité dans ses réactions face à la baleine, mais aussi sa maturité dans sa capacité aussi à mobiliser autour d’elle, en parlant de cet animal, de façon à ce que la force du collectif puisse rendre à la baleine sa liberté. Les illustrations mettent surtout l’accent sur la baleine dans son milieu naturel, envahissant tout l’espace de sa grande taille, devenant pratiquement un univers à elle seule, dans un monde de couleurs et de joie.

Un album optimiste, qui n’est pas sans évoquer par certains aspects l’Œil du Loup, de Daniel Pennac, un album qui repose sur la transmission d’une baleine à une fillette, d’une mère à sa fille, pour dire qu’il faut savoir nager à contrecourant et respecter à tout prix le vivant, les animaux, ainsi que la liberté.

Aux filles du conte

Aux filles du conte
Thomas Scotto / Frédérique Bertrand
Editions du Pourquoi pas ? 2022

De la peur bleue à l’horizon rouge

Par Michel Driol

En 1975, dans sa chanson Une sorcière comme les autres, la regrettée Anne Sylvestre rendait hommage aux femmes en magnifiant et en banalisant la figure de la sorcière, et évoquait la place difficile des femmes dans le monde et le pouvoir du patriarcat. En 1981, Pierre Peju, dans La petite Fille dans la forêt des contes, proposait une poétique du conte. Il montrait comment, entre la maison paternelle et le château du prince charmant dont elle sera à jamais prisonnière, la fuite dans forêt constitue pour la petite fille l’espace qui l’entraine vers un ailleurs, l’état sauvage, la liberté, lui permettant, dans la parenthèse enchantée du conte, d’échapper aux rôles traditionnels. Le bel ouvrage de Thomas Scotto, qui cite Anne Sylvestre en exergue, se situe quelque part dans cette double filiation, en proposant  une sorte de manifeste porté par une voix de fille, archétype de toutes ces petites filles des contes, une voix qui fait écho avec la condition féminine encore aujourd’hui.

Elle évoque avec subtilité les mauvais traitements dont sont victimes les petites filles du conte sans jamais nommer les contes sources : un indice permet de reconnaitre Cendrillon, Raiponce, ou la Petite Fille aux allumettes, parmi d’autres qu’on ne citera pas ici. Des petits pois sous les matelas aux serrures… ce sont tous les supplices de papier qui sont ainsi évoqués. Elle évoque aussi la figure et le rôle des hommes dans les contes, qui décident à sa place, pour son bien, et ne lui laissent jamais le droit de mener la soirée à sa guise. Elle ne cache pas ses envies de s’ouvrir au monde, d’être autre chose, c’est-à-dire d’être elle-même, libre de ne pas toujours dire oui. Elle constate alors qu’entre ce pouvoir patriarcal, qui pourrait la contraindre à épouser son père, et son intégrité ne lui reste qu’une solution, la fuite. Et le texte se termine sur des futurs pleins d’espoir faits de liberté, d’invention, façon de tourner la page et de dessiner les contours d’un autre avenir possible, d’échapper tant à la maison paternelle qu’au château royal. C’est une ode à la liberté, un appel à vaincre ses peurs pour exister pleinement.

Ce manifeste féministe passe par l’imaginaire pour toucher et faire réfléchir sur des personnages et des situations durablement inscrits dans la mémoire collective de toutes celles et ceux qui ont entendu ces contes, et les invite donc à les questionner, en se demandant quelles valeurs ils représentent et si les principes qui les font agir ont vraiment changé. Cette relecture intelligente des contes ne passe pas par la théorisation, mais par la poésie afin de s’adresser au plus grand nombre, aux enfants en particulier, qui s’identifieront à l’héroïne des contes qui s’exprime tout au long de l’ouvrage, qui donne à entendre son point de vue, et non celui du conteur – Perrault, Grimm, ou Andersen. Les illustrations de Frédérique Bertrand montrent d’abord une petite fille bleue, petite dans la page, dans un monde fait d’escaliers sans fin, de volutes infinies – écheveaux de laine ou cheveux ?-. Puis, après la couture du livre, apparait le rouge et, avec lui, les sourires et la joie. A la page bleue du début correspond une page rouge. A chacun d’interpréter, bien sûr, ce symbolisme des couleurs, porté tant par le texte que les illustrations. Chacun choisira de la lecture qu’il veut faire des riches valeurs représentées par le bleu et le rouge. On se gardera ici d’en dire plus que les auteurs…

Un texte poétique, qui prend appui sur le puissant imaginaire du conte traditionnel, pour parler des aspirations très contemporaines à la liberté de toutes et tous, et à l’égalité entre hommes et femmes.

Le Printemps d’Aubaka

Le Printemps d’Aubaka
Didier Jean et Zad / Pierre-Yves Cezard / Caroline Taconet
Utopique 2022

Comme un Discours de la servitude volontaire.

Par Michel Driol

Lorsqu’il prend le pouvoir à Aubaka, le nouveau roi, Alexander XI, annonce qu’il va lever un impôt pour constituer une puissante armée. Devant le refus du peuple, il renonce. Mais, lorsque le Grand Ordonnateur annonce qu’un soldat est mort en patrouille, chacun obéit à l’ordre royal de mettre des barreaux aux fenêtres. Puis lorsqu’il annonce que les espions ont vu les ennemis aux portes de la ville, tout le monde prête mainforte pour construire des remparts. C’est alors que le jeune Milann revient d’un long voyage, et déclare qu’il n’y a pas d’ennemis dans les parages. Et Milann de sortir à sa guise de la ville, pour cueillir des plantes. Des caricatures du roi se mettent à apparaitre sur les murs, reprenant un bon mot de Milann. Caricatures aussitôt interdites, pour la sécurité de tous, par le monarque. Et lorsque Milann révèle la vérité sur la mort du soldat hors des murs, les soldats refusent d’obéir à l’ordre de le saisir, et tout le peuple sort de la ville. Comme on s’en doute, le roi quitte le château, par une porte dérobée, et s’installe la démocratie…

Cette histoire, inspirée d’une fable qui dit que, si on veut ébouillanter une grenouille, il faut la tremper dans de l’eau de plus en plus chaude pour qu’elle s’y habite, a des échos tristement contemporains. Jusqu’où sommes-nous prêts à sacrifier un peu de nos libertés pour un peu de sécurité ? Jusqu’à quel point sommes-nous prêts à croire les fake-news fabriquées par le pouvoir en place ? Que devient alors notre esprit critique et notre raison ? Qui sera celui qui dit que le roi ment, et que nos peurs n’ont d’autres raisons que sa volonté de nous museler ? Ce dont parle aussi l’ouvrage, c’est de la place du rire dans nos sociétés. D’un côté, on a le nouveau roi, que personne n’a jamais vu sourire, de l’autre on a l’esprit libre et fantaisiste de Milann et le pouvoir des caricatures. Le rire a bien le pouvoir de subvertir l’ordre établi, de libérer, et c’est pourquoi le pouvoir l’interdit. On le voit, cette fable pose de nombreuses questions, et ce royaume imaginaire, par bien des aspects, fait écho à notre monde contemporain. Avec finesse, car tout est ici suggéré plutôt que dit, montré à travers les actes et les paroles des personnages, ainsi que par les illustrations, le plus souvent en pleine page, qui nous plongent dans une époque volontairement indéfinie. S’il y a bien des lignes électriques, les machines pour construire les remparts sont celles des ouvriers du moyen-âge… Les costumes évoquent tantôt le moyen-âge, tantôt le XIXème siècle. A la fin ce sont des vêtements contemporains et des cartables sur le dos des enfants qui disent le présent. Tout cela contribue à montrer que ce texte est intemporel, et qu’il souligne le pouvoir de résistance qui traverse les époques, la force du peuple lorsqu’il est uni pour abattre les dictatures, mais aussi la façon dont certains pouvoirs instrumentalisent la xénophobie pour le maintenir en soumission. Les techniques employées pour l’illustration, crayonnés de Pierre-Yves Cezard, mis en couleur numériquement par Caroline Taconet,  évoquent la ligne claire de la bande dessinée. L’univers représenté n’est pas sans faire penser au dessin animé Le Roi et l’oiseau.

Un album qui répond parfaitement à son double objectif. D’une part, comme toute fiction, raconter une histoire captivante, aux personnages bien posés, d’autre part faire réfléchir, par l’entremise de cette fiction, à notre propre société, le tout à hauteur d’enfant… même s’il n’y a pas d’enfant héros dans cette histoire, juste un jeune homme libre !

Fille Garçon

Fille Garçon
Hélène Druvert
Saltimbanque Editions 2021

Libres d’être

Par Michel Driol

Un album, avec des pages découpées, pop-up, pour lutter contre les stéréotypes, apprendre à accepter l’autre dans ses différences, apprendre à être soi –même et à dire non. Dans des pages souvent très colorées, sont passés en revue et démontés de nombreux stéréotypes de genre : les filles rêvent de princesses et de licornes, les garçons de chevalier, les unes ont le droit de pleurer, pas les autres… Autant d’assertions souvent entendues et prises ici à hauteur d’enfant à qui l’album dit que tous les rêves sont autorisés, qu’il n’est pas de métier interdit aux filles ou aux garçons. Si certaines réalités familiales peuvent surprendre, l’important est l’amour qui unit.

Se sentir bien dans sa peau, dans son corps, afin de mieux vivre ensemble, jouer ensemble sans être amoureux, et savoir se détacher du regard des autres, voilà les grandes leçons que donne cet album, qui convie chacun à réfléchir à ces questions. Le texte est d’abord construit autour d’un « je », tantôt celui d’une fille, tantôt celui d’un garçon, tantôt indifférencié, façon d’impliquer le lecteur dans sa propre subjectivité. Puis on passe à la fin à un « on », façon de dire l’importance du vivre ensemble, et de l’amour qui unit. L’album est donc une éducation aux questions de genre  envisagées comme non enfermantes, allant jusqu’à évoquer la transidentité ou les familles homoparentales. Chacun doit éprouver ses propres libertés, ses propres gouts, et ne pas juger. Les rabats sont une invitation à découvrir autre chose que ce que l’on connait, une invitation faite au lecteur à aller au-delà pour découvrir la riche diversité du monde.

Un album bienveillant, coloré et animé, tout en finesse, pour  aborder des questions essentielles liées à l’identité de chacun sans parti pris.