NEB

NEB
Caroline Solé, Gaya Wisniewski
L’école des loisirs (médium), 2024

Jeux vidéo en procès

Par Anne-Marie Mercier

« Changer de planète », c’est le vœu le plus cher du personnage adolescent, Alex, qui raconte sa propre histoire. Il n’a pas d’amis, sa mère est morte dans un accident de voiture auquel, tout bébé, il a réchappé. Son père ne le comprend pas. Il dessine mais personne ne s’y intéresse. D’ailleurs il ne montre à personne ses dessins. Les illustrations de Gaya Wisniewski, en noir et nuances de gris, parfois en bleu, semblent être tirées du cahier d’Alex. Très sombres, tracées nerveusement, elles reflètent son état d’esprit.
L’histoire commence lorsqu’Alex découvre un jeu vidéo en ligne tellement addictif qu’il/elle (il crée un avatar avec un sexe indéterminé, cela aura une incidence sur la suite) y passe ses jours et ses nuits : gagner à ce jeu devient le but ultime de sa vie ; la victoire semble à portée de main… jusqu’à ce que son père confisque son portable et l’envoie en stage de déconnexion et apprentissage de l’anglais, en Angleterre. Une fois sur place, Alex découvre que le jeu a été arrêté pour cause de piratage. Les pirates lui envoient des messages montrant qu’ils ont aussi volé toutes ses données et ils lui proposent de continuer le jeu avec eux. Ils lui donnent rendez-vous dans un lieu mystérieux où Alex doit se rendre seul/e, la nuit… Le roman semble vouloir tourner au thriller.
Rencontrant les autres joueurs, Alex découvre que chacun d’eux est porteur d’une pathologie : syndrome d’anxiété, schizophrénie de profil, athazagoraphobie, assombrissement. Mais chacun d’eux aura une mission : orienter le jeu vers un futur meilleur. Les millions de fans du jeu voteront pour la direction qu’ils préfèreront. Ces jeunes gens de l’ombre sont alors exposés, sans leurs avatars, en pleine lumière.
La première partie du roman est intéressante, montrant la mécanique de l’enfermement progressif vécu par de nombreux adolescents. La rencontre avec les hackers l’est encore plus, tant par le suspense que par les informations qu’ils livrent. Ils démontent la stratégie des concepteurs de jeu qui crée l’addiction et mettent en évidence le fait que « quand c’est gratuit, c’est toi qui es le produit ». Ils donnent à Alex de nombreuses explications tantôt techniques, tantôt physiologiques (sur la molécule du plaisir et celle du bonheur, la dopamine empêchant la sérotonine de se développer), etc. L’addiction est décrite non comme un effet secondaire mais comme le but recherché. Parallèlement, on revient sur le rêve des origines des jeux en ligne : gratuité, coopération, fin des barrières géographiques, politiques et idéologiques, liberté enfin…
Si la fin est un peu décevante et en contradiction avec la noirceur initiale et le tempérament d’Alex, le roman reste intéressant et explique à travers la fiction le piratage généralisé de nos vies. Caroline Solé explore ainsi une autre facette des nouvelles formes de divertissement, après avoir dénoncé, avec La Pyramide des besoins humains, les jeux de télé-réalité. On devine qu’il pourrait y avoir une suite, ce qui expliquerait l’aspect un peu expéditif de la fin.

Voir un petit documentaire, sur les traqueurs et les voleurs de données (Arte).

 

 

 

 

 

Sauvages

Sauvages
Nathalie Bernard
Thierry Magnier 2024

Chasse à l’enfant…

Par Michel Driol

Encore deux mois et Jonas, « numéro 5 », aura 16 ans, et pourra partir de ce pensionnat religieux canadien où l’on tente, de force, de tuer  l’indien en chaque enfant. Silencieux, solitaire, fort et musclé, il supporte les brimades, et est employé à bûcheronner avec un autre adolescent de son âge, moins solide que lui, Gabriel, sous la conduite de Samson, le seul adulte un peu sympathique envers eux. La mort de Lucie, qui avait demandé son aide pour lutter contre le prêtre surnommé La Vipère est le déclencheur d’une série d’évènements, et de sa fuite, en compagnie de Gabriel, en pleine débâcle de fin d’hiver. Poursuivis par quatre chasseurs racistes, brutaux et sanguinaires, parviendront-ils à rejoindre la ligne de chemin de fer ?

Le roman, dont l’action se situe dans les années 50, montre ce que fut l’enfer de ces pensionnats dans lesquels les autorités canadiennes, ou l’Eglise, enfermaient les jeunes Inuits, Chris, afin de les éduquer, en les coupant de leurs racines, de leur familles. Terreur, violence, brimades, et morts fréquentes, abus sexuels, absence de tendresse ou de compassion… Avec réalisme, le roman raconte la vie de ces enfants, auxquels il était interdit de parler leur langue, et qui étaient réduits à un numéro.  Le narrateur, Jonas, entremêle le récit de son présent des souvenirs de son enfance avec sa mère, rendant encore plus odieuse la tentative de déculturation à laquelle se livrent les blancs. Après la fuite, le roman, jusqu’alors réaliste et historique, prend des allures de thriller, au milieu du Grand Nord canadien, au sein de la forêt, élément que connaissent bien les deux fugitifs qui vont tirer profit de tout ce qu’ils n’ont pas oublié de leurs cultures, de leurs traditions. L’écriture du roman est fluide, et campe des personnages dont on découvre petit à petit les motivations profondes, et leur façon d’avoir survécu à l’atmosphère infernale du pensionnat.  Elle signe ici un cheminement vers la liberté, qui ne pourra être acquise qu’après avoir surmonté de nombreuses épreuves dans un univers hostile où la mort n’est jamais loin.

D’abord édité en 2018, ce roman aide à ne pas oublier ce que fut la colonisation du Canada, la tentative d’éradication des Nations Premières (une note historique finale revient sur ce contexte). Un roman qui sait jouer sur l’émotion, le suspense, et qui touchera profondément ses lectrices et ses lecteurs.

A tire-d’aile

A tire-d’aile
Pierre Coran & Dina Melnikova
Cotcotcot éditions 2024

L’effet libellule

Par Michel Driol

Une libellule posée sur la vitre du salon, qu’on recueille dans un chiffon, qu’on libère près de l’étang, et qui revient se poser sur l’épaule, comme pour remercier. Tel est l’argument de ce court poème – album de Pierre Coran, illustré par Dina Melnikova.

Ecrit dans une langue très simple, le texte joue sur les deux désignations de l’insecte : d’abord demoiselle – avec toutes les connotations possibles -, puis libellule. Le texte se veut essentiellement relation des faits, sans pathos, sans sentiments, sans émotions. Il s’agit avant tout de raconter, de décrire ce qui se passe, sans donner la moindre interprétation, sauf à la fin, où apparaissent les phrases exclamatives, les interjections, les questions marquant l’étonnement ou la surprise lors de ce mouvement de retour de la libellule vers l’homme. Pour autant le texte assume son côté « poétique » par ses jeux avec de discrètes rimes, rimes féminines en elle, rimes plus masculines en on, mais aussi par sa disposition sur la page : tantôt des distiques, tantôt des mots épars, comme pour mimer, graphiquement, le vol de l’insecte.

Les illustrations ne cherchent pas tant à montrer la libellule qu’à la suggérer, dans sa fragilité, à travers la transparence de tous les éléments représentés dans lesquels joue la lumière. C’est le rideau blanc, qu’on devine au crochet, sur fond de feuillages. Ce sont les fragments de ciel, d’eau, de feuilles. Ce sont les nervures, aussi bien celles de la libellule que celles des feuilles. Tout ceci dans des couleurs vertes et bleues, à l’image de l’insecte, à l’image aussi de la nature qui est ici magnifiée dans sa fragilité. Une seule exception : le rose du chiffon libérateur.

Texte et illustrations évoquent bien ce besoin de liberté, en particulier dans la figure en déconstruction des nénuphars, chaque élément prenant son autonomie. Ils évoquent aussi, à travers la figure de l’insecte, la fragilité de la nature et le rôle de l’homme de protéger les plus faibles. Ils disent enfin la nature dans tout son éclat, celle d’un été où il fait beau. C’est bien la communion avec la nature – animale, végétale – qu’illustre ce texte qui évoque aussi bien le Rousseau  des Rêveries que les philosophies orientales promouvant une vie en accord avec la nature.

Ce troisième opus de la collection Matière vivante, chez Cotcotcot (voir De la terre dans mes poches et Larmes de rosée, chroniqués ici) séduit par ce qu’il dit de la fragilité de la nature et par l’attitude poétique qu’il montre dans une façon singulière d’être présent au monde.

La Chasse

La Chasse
Maureen Desmailles
Thierry Magnier  – Collection l’ardeur – 2023

Une éducation sentimentale

Par Michel Driol

Max a 17 ans. Garçon ? Fille ? La prouesse de ce roman est de ne jamais montrer son genre, on le nommera donc toujours Max dans cette chronique, jamais il ou elle. Invisible, discret, Max tombe amoureux d’Andrea, que Pierre convoite. Suite à des « embrouilles », Max ne peut partir en vacances avec sa bande habituelle d’ami.e.s, et doit rester seul à la maison, en Picardie, tandis que ses parents passent 15 jours à Paris avec son frère ainé à la recherche d’un studio pour ce dernier. C’est là que Max fait la connaissance d’Ellie et Cosme, la fille de ses voisins et son copain, couple ouvert, lumineux, solaire. Et max tombe amoureux et d’Ellie, et de Cosme, et entretient une relation avec chacun des deux.

Ce roman, dont la narration est prise en charge par Max, aborde de façon très contemporaine la question du désir, de l’amour, de la sexualité, du couple. Qu’on me permette ici d’en citer un passage central, qui en reflète bien la problématique : On ne pense jamais rencontrer un truc pareil. Personne n’est prêt quand ça arrive, surtout pas là d’où je viens, où le désir ne compte pas, c’est autre chose qui guide, un carcan, une série de conventions. Les gens vont par paire, homme/femme, ils se rencontrent au lycée, en boite, au boulot, ils se marient, les femmes accouchent et voilà. Tous ceux qui échappent à cette règle sont suspects. (page150). Ce que désire confusément Max, c’est échapper au couple prison, dans lequel l’un possède l’autre. Avec Ellie et Cosme, Max découvre un autre type de relations, fondé sur la liberté, fondé aussi sur la confiance et la parole. Comment acquérir ces codes amoureux différents de ceux que l’on connait ?

Le roman vaut par la peinture des milieux sociaux, cette ruralité picarde où la chasse et le tir à l’arc ont toute leur importance. Max chasse avec son père, participe aux banquets de chasseurs, marqués par une lourde et vulgaire grivoiserie. Son père, bien que prof de maths, n’est guère ouvert, en particulier lorsqu’il juge son fils ainé qui annonce qu’il est homosexuel, ou surveille les fréquentations féminines de Max. Ellie, Cosme et leurs ami.e.s semblent sortir d’un autre monde, un monde de liberté, de plaisirs, de désirs, de drogue aussi. Car l’autrice ne cache rien des excès de cette jeunesse. Un soir, Max boit trop. Elle ne cache rien non plus de l’importance des réseaux sociaux, de la communication par messagerie. En ce sens, c’est bien aussi un portrait de la jeunesse contemporaine, qui cherche peut-être à inventer à son tour l’amour loin des conventions des générations précédentes. Max, Ellie et Cosme dessinent la figure d’un triangle amoureux bien loin du classique trio bourgeois du théâtre de boulevard. Tout en cherchant leur bonheur et celui de l’autre, ils iront jusqu’à des ruptures, des déchirures qui feront grandir Max.

Certaines scènes explicites, dit la 4ème de couv’, peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes. Ou pas. Mais qu’est-ce que cela fait au lecteur, à la lectrice, quand on ignore le genre du personnage principal, et qu’on lit des scènes qui relatent des rapports sexuels ? Il y a là aussi matière à trouble, à frustration peut-être, à ouverture et à questionnement sans doute. C’est une manière de conduire le lecteur à s’interroger  sur les identités de genre, sur les liens entre la sexualité masculine et la sexualité féminine, sur le désir.  Au-delà du tour de force lié au respect d’une consigne d’écriture perécienne, la contrainte liée au genre de Max (Maxime ? Maxine ?) constitue sans doute une première dans l’histoire littéraire. Combien de lecteurs verront dans Max un garçon ? une fille ?

Un roman qui nous sort de notre confort habituel de lecture, nous montre une entrée  dans l’âge adulte, dans une sexualité sans tabous, à la fois épanouissante et source de souffrance, bien loin des codes du porno, dans une sexualité qui vise à redéfinir les relations entre les femmes et les hommes pour les transformer. On est bien sérieux, quand on a 17 ans…

La véritable Histoire de King Kong

La véritable Histoire de King Kong
Luca Tortolini – Marco Somà
Sarbacane 2023

La rançon de la gloire

Par Michel Driol

Devenu une star, King Kong raconte sa vie. Certes, il est riche, mais il doit se soumettre à tant d’obligations prévues par son contrat : les vêtements, le garde du corps, les publicités qu’il doit tourner, la fiancée choisie pour lui… Il expose alors son histoire, depuis son repérage dans la jungle par des hommes qui l’assurent qu’il est fait pour la gloire, jusqu’au tournage pour lequel il a dû apprendre le jeu d’acteur. Souffrant de la solitude, sans réponse aux lettres qu’il envoie chez lui, il décide de tout quitter pour redevenir Ughm et être lui.

Quel contraste entre l’image que l’on a de King Kong, le monstre qui kidnappe une jeune femme et se bat contre les avions, accroché au sommet d’un gratte-ciel, et l’être civilisé, doux, gentil, élégant,  que cet album propose ! Il n’est plus vu comme un animal sauvage, mais comme un acteur au faite de la gloire. Ce dont parle l’album, c’est bien du poids que représente la célébrité, de l’aliénation qu’elle impose, de la privation de liberté qui l’accompagne, de l’absence d’intimité. King Kong est toujours en représentation dans cette Amérique des années 20-30 représentée avec finesse par Marco Somà dans de douces teintes pastel, un peu sépia, à l’image des vieilles photographies. Décors, vêtements, accessoires, caméras… tout évoque ces roaring twenties, ces fantastiques années. Avec subtilité l’album oppose la vie publique et la vie privée de ce nouveau nabab, et laisse le lecteur trancher quant à la question de son consentement. Consentement à suivre ces hommes qui le flattent, consentement à signer un contrat qu’il n’a pas lu, consentement à devenir autre, à perdre sa nature première, animale, pour devenir une icône de mode, une célébrité, un « people ». En ce sens, c’est bien ce phénomène qui est au cœur de l’album. Bien loin de profiter d’un système, King Kong en est la victime. L’argent fait-il le bonheur ? Quelle est la vraie identité du personnage ? Est-elle compatible avec l’image que l’on veut donner de lui ? Personnage déçu, malheureux, nostalgique de sa vie d’avant, mais sans aigreur ni agressivité, King Kong n’est pas dans l’accusation ou la revendication et il accepte de renoncer à la vie de rêve, de luxe dont on croit qu’il jouit à Hollywwod. Par un petit clin d’œil, le dessinateur le montre se dépouiller de ses vêtements luxueux, mais termine sur un plan où l’on voit un gorille lire, ou regarder, un ouvrage dont la couverture représente King Kong, comme une trace du passé.

Cette « véritable » histoire de King Kong prend le détour de la fiction pour conduire chacun à s’interroger sur son identité propre, sur la façon dont on peut être prêt à l’aliéner pour jouir de son quart d’heure de célébrité. A l’élégance (aussi bien physique que morale) du personnage de King Kong correspond l’élégance du graphisme de Marco Somà. L’album est autant une façon de s’interroger sur ces problématiques que de découvrir, à travers une multitude de détails, le mode de vie des stars des années 20 et les techniques du cinéma de l’époque. Un splendide hymne à la liberté d’être soi !

Qu’on me permette de dédier cette chronique à François Quet, cinéphile averti, qui aurait apprécié cette réécriture intelligente et iconoclaste d’un des grands mythes du cinéma hollywoodien.

On ferait comme si

On ferait comme si
André Marois – Illustrations de Gérard DuBois
Grasset Jeunesse 2023

Deux bons petits diables

Par Michel Driol

Lorsque le père invite son jeune fils et son amie à profiter du beau temps pour aller jouer dans le jardin, il ne se doute pas de ce qu’il va déclencher. Car les deux enfants jouent à faire semblant…  Et les voilà à l’attaque du géant Potirus, l’épouvantail, et c’est le champ de citrouilles qui est ravagé. Repérés par des zombies aux yeux rouges – les lapins – ils vont se téléporter sur Mars grâce à la brouette… Et ainsi de suite. Chaque nouvelle invention se solde par un peu plus de saccage au jardin. Et lorsque le père qui a préparé le gouter vient les appeler, il ne peut que constater l’étendue des dégâts, et là, les deux enfants se sentent vraiment en danger !

Poussés par leur imagination, les enfants n’ont pas conscience de vandaliser le jardin. Et, dans un rythme soutenu, les péripéties s’enchaînent, toutes plus animées les unes que les autres. Le jardin se révèle un terrain de jeu prompt à faire naitre les situations les plus cocasses, les plaisirs les plus fous. Plaisirs de l’imagination qui métamorphose objets, animaux, instruments de travail, plaisir du défi, du combat, du voyage, mais aussi plaisir plus gourmand avec les fraises ! A la vitalité des enfants correspond celle du texte et des illustrations. Le texte se réduit aux propos des enfants, sur une seule ligne sous les illustrations. Petit clin d’œil non genré, les paroles de la fillette sont imprimées en bleu, celles du garçon en rouge… Tous ces propos tenus le sont au conditionnel, le mode de l’imaginaire, même au moment du retour à la réalité, sans doute cruel pour leurs fessiers, à en croire les implicites de la dernière illustration ! Les illustrations ont un côté très rétro à la fois dans l’univers représenté (vêtements…) et dans les techniques utilisées. On n’est pas très loin des images d’Epinal, on est proche de Benjamin Rabier. Ces choix donnent une grande expressivité aux illustrations, qui entrainent le lecteur dans un univers de folie plein d’humour.

L’album est comme une ode à la liberté des enfants dans un jardin, devenu terrain de jeu. Il met en scènes deux enfants adorables en apparence, qui se révèlent être des garnements capables de faire des bêtises, sans le vouloir – et on retrouve là toute une tradition de la littérature pour les enfants du XIXème siècle (d’où, sans doute, le choix des techniques d’illustration et de la mise en page).

Si je dois te trahir

Si je dois te trahir
Ruta Sepetys
Gallimard Jeunesse 2023

Bucarest, automne 1989

Par Michel Driol

A 17 ans, le narrateur, Cristian, rêve de devenir écrivain. Il vit dans un petit appartement de Bucarest avec ses parents, sa sœur ainée, et son grand-père, malade. Lorsque la Securitate le convoque, il se voit contraint d’espionner le fils d’un diplomate américain en échange de médicaments pour son grand-père. C’est à ce moment qu’il tombe amoureux de Liliana. Et peu après la radio clandestine annonce la chute du mur de Berlin.

Fortement ancré dans cet automne 1989, le roman montre ce qu’a été la vie des Roumains sous Ceausescu. C’est d’abord le réalisme des nombreux détails qui frappe, depuis la lutte contre les chiens affamés, redevenus sauvages, jusqu’aux queues interminables pour n’obtenir qu’un petit oignon ou une boite de conserves périmée, sans parler de la corruption généralisée. Et l’atmosphère de surveillance générale, où chacun peut être un informateur, un délateur, où les appartements sont truffés de micros, où l’on parle bas. Tout ceci repose sur un minutieux travail d’enquête de l’autrice, qu’elle évoque en postface, mais est surtout très bien porté par le récit qu’en fait Cristian. Ce narrateur, épris de liberté, qui peut bénéficier d’informations venues de l’Ouest, découvre petit à petit la réalité, comment le pays vit dans un mensonge généralisé, ignore tout du monde extérieur. La première partie du roman montre, de l’intérieur, ce que peut être la vie – ou la survie – sous une dictature, comment chacun s’y méfie de l’autre, y compris dans la famille. En ce qui concerne la famille de Cristian, l’autrice choisit de la constituer d’un grand père contestataire, intellectuel, résistant avec humour, une mère épuisée à la tâche, un père mutique, et une sœur ouvrière dans une usine de textile, bonne couturière. L’épilogue, 20 ans après, lorsque le narrateur peut consulter le dossier de sa famille, révèle une réalité assez différente. Les uns et les autres ont fait des choix, les ont gardé secrets, dans l’espoir d’une vie meilleure pour tous. La seconde partie du roman (bien qu’il ne soit pas découpé en parties, mais en courts chapitres) est consacrée à la fin décembre 1989, lorsque le héros entend parler des événements de Timisoara, et qu’il participe à une manifestation monstre à Bucarest. Se mêlent dans ces pages un souffle épique lié à la prise de conscience de la force de la foule mais aussi une vision tragique du monde : le danger est là, la torture, la mort qui n’épargne pas les proches du narrateur. Le récit entraine alors dans une prison sordide, un hôpital débordé. Quel prix faut-il payer pour la liberté ? Le roman ne se clôt pas par un happy end facile, une victoire du peuple, des lendemains qui chantent et enchantent, mais il laisse le narrateur vingt ans plus tard, dans un entre deux, entre sa réussite professionnelle relative et la culpabilité dont il ne parvient pas à se débarrasser, attendant toujours les réponses aux nombreuses questions qu’il n’arrête pas de se poser.

Ce roman de 350 pages se lit d’un trait, tant il est porté par un véritable souffle romanesque et une tension digne d’un thriller dans lequel on se demande comment le héros-victime va pouvoir échapper aux mécanismes capables de le broyer. Le récit de Cristian est entrecoupé de quelques rapports d’informateurs, ou rapports officiels, écrits dans une langue d’une sécheresse glaçante, qui à la fois apportent un contrepoint au récit et montrent à quel point Cristian se trompe lorsqu’il croit être maitre de la situation, procédé qui entretient la dynamique de lecture autant qu’il reflète la surveillance incessante qu’ont connue les Roumains.

Les bons romans historiques ont un gros avantage par rapport au documentaire. Ils donnent vie à des êtres auxquels on peut s’identifier, ils peuvent parler des sentiments, de l’état d’esprit, et les rendre sensibles. La force de ce roman est d’avoir su placer son récit au sein même de la population, et l’autrice réussit à (re)donner la parole à un peuple opprimé, à faire entendre sa voix et son aspiration à la liberté, loin de la terreur dans laquelle il vit.  Comment vivre entre peurs et espoirs, mensonges et chantages, silence et confidences, peuple enchainé et affamé et élites avides et sans scrupules ? Ces questions nous concernent aussi.

La Boucle d’oreille rose

La Boucle d’oreille rose
Séraphine Menu – Sylvie Serprix
Møtus 2022

Suivre le courant ou le remonter ?

Par Michel Driol

Lorsque Mia, la narratrice, prête à Anaïs, la plus jolie fille du collège, sa boucle d’oreille rose, elle ne se doute pas de ce que ce geste anodin va entrainer. Au fil du temps, tout le monde copie cette mode. La boucle d’oreille rose devient signe de reconnaissance, porté par toutes les femmes. Ne pas le porter, c’est s’exclure de la société, s’exposer à ne plus être servi par les commerçants… Mais lorsque « les étoiles » décident de ne porter que du noir pour mieux mettre en valeur le bijou rose, la sœur de Mia se révolte et porte des vêtements bariolés, bientôt suivie par la narratrice…

A partir d’une situation compréhensible par tous, ce roman graphique démonte et expose les phénomènes sociaux liés à ce que Bourdieu avait si bien analysé sous le terme de distinction. Comment un phénomène de mode devient-il effet identificatoire de groupe ? Comment bascule-t-on d’une société ouverte à un régime autoritaire qui exclut ceux qui refusent de se plier aux lois absurdes et arbitraires ? On le voit, ce sont des questions politiques et sociales très sérieuses que pose ce roman, à partir de petits faits concrets qui permettent de suivre comment des changements presque anecdotiques – une boucle d’oreille, une coupe de cheveux, une couleur de vêtement- entrainent la ville dans un monde effrayant. En cinq chapitres, correspondant chacun à une saison, on suit la progression terrifiante vers l’absurde. C’est là, de la part des deux autrices, une belle démonstration très pédagogique, qui conduira les adolescents – et les plus âgés – à s’interroger sur leur comportement, sur les effets de mode et le suivisme des influenceurs, sur le désir d’appartenir à un groupe qui aliène la liberté individuelle. C’est un scénario brillant et implacable, sur le fil entre absurde et réalisme, que les gouaches de Sylvie Serprix illustrent dans des tons qui nous font passer d’un automne flamboyant à une fin d’été sombre, très sombre… Ces illustrations apportent un regard parfois ironique sur les situations décrites de l’intérieur par la narratrice, à laquelle les lectrices et les lecteurs s’identifieront. A partir de quand une situation est-elle intolérable ? Quand faut-il se révolter et, comme les saumons roses, remonter le courant au lieu de le suivre ? Ce sont des questions très actuelles que pose cet ouvrage.

Un roman graphique qui prend la forme d’une fable accessible à toutes et tous pour délivrer un message engagé, clair et sans équivoque, pour évoquer les dangers de l’uniformisation de notre société, de la pensée unique, pour montrer comment naissent les discriminations et les rejets, et pour poser finalement la question de notre propre liberté face aux dérives du monde actuel.

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds
Davide Cali, Marco Somà
Traduit (portugais) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

La résistible ascension d’une reinette

Par Anne-Marie Mercier

Cet album paru au Portugal a été publié en France par Rue du monde en 2013. Il vient d’y être réédité; il est toujours d’actualité, surtout en ces temps où l’on s’interroge sur la dimension politique de la littérature de jeunesse (voir la chronique sur le livre de Christian Bruel).

Tout commence pourtant dans la lignée du conte : une bague tombe dans l’eau et une grenouille s’en empare ; cela nous approche de « La Princesse Grenouille » ou du « Roi Grenouille », deux contes célèbres qui commencent par la chute d’un objet dans une mare. Mais ici point d’humains pour lancer l’histoire : les grenouilles s’en chargent elles-mêmes. La bague posée sur la tête de la découvreuse devient une couronne et voici que le petit peuple du marais a une reine qu’il doit nourrir, distraire, et à qui il doit obéir – pourquoi demande l’un, vite puni. Mais un coup du sort rendra la bague à l’eau (et aux amoureux qui l’y avaient fait tomber) et le peuple grenouille retrouvera sa liberté.
C’est une belle fable sur la servitude volontaire et les ressorts de la soumission. Cela peut inviter à s’interroger sur les ressorts de l’autorité : qui doit commander ? Faut-il que quelqu’un commande ? A-t-il tous les droits ? Jusqu’où faut-il obéir ? etc.
Les images sont étranges et magnifiques, dans un décor de verts et de bruns délicats, avec des batraciens vêtus comme des vacanciers d’une autre époque, occupés à de multiples activités heureuses jusqu’à ce que le goût du pouvoir de l’une  et de quelques autres s’en mêle.

S’il en faut plus pour vous convaincre, écoutez une belle analyse dans l’émission l’as-tu lu mon p’tit loup ?

Le Nuage de Louise

Le Nuage de Louise
The Fan Brothers (Eric, Fan, et Devin Fan)
Little Urban 2022

J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

Par Michel Driol

Ce samedi-là, au cours de sa promenade hebdomadaire avec ses parents, Louise se fait acheter un nuage. Un nuage ordinaire. Suivant les instructions de la notice jointe, elle lui donne un nom, Milo, et prend soin de lui, l’arrose régulièrement, ce qui fait qu’il grandit bien. Mais un jour, trop à l’étroit dans la chambre de Louise, le nuage laisse déverser sa colère sous forme d’un orage. Il est temps pour Louise de laisser le nuage vivre sa vie au grand air.

Bien sûr, c’est une histoire à message, qui parle du besoin de liberté, de ce que c’est que grandir, des soins et de l’accompagnement nécessaire à l’épanouissement d’un petit (nuage ? enfant ? animal : chacun interprétera à sa façon ce beau symbole du nuage). Mais, autant que le message, c’est son traitement par les Frères Fan qu’il faut saluer ici. D’abord à travers des illustrations absolument magnifiques. Le décor : une ville de brique rouge, probablement américaine au début du XXème siècle, où l’on croise aussi bien les premières automobiles de luxe que des grands bi et un carrousel, où les costumes de bain couvrent tout le corps. Façon de dépayser le lecteur dans le temps avec les anachronismes. Des illustrations dont la dominante grise de l’univers et de la chambre de Louise contraste avec les couleurs de ses plantes et du ciel. du parc d’attraction et de la ville. Ce jeu de couleurs particulièrement réussi, avec ses touches de jaune (des bottes de Louise au taxi qu’on croise dans la rue) à lui seul raconte une histoire où alternent les états d’âme, mais où se donne à voir aussi le décalage entre cette petite fille et le monde qui l’entoure. Enfin, les amoureux des illustrations très détaillées se réjouiront ici de la précision de la représentation du monde urbain, de l’appartement, et apprécieront les couleurs très brumeuses du ciel, comme un coucher de soleil qui transfigure tout. Ensuite cette histoire surprenante et pleine d’originalité est mise en mots dans un texte tout aussi poétique que le sont les illustrations. Tout est fait pour épouser le point de vue de Louise, petite fille dans son univers (elle aime les nuages, qui sont « un peu passés de mode »), pleine de soins et d’attention, de désir de bien faire, d’empathie, mais aussi pour épouser le point de vue de Milo, doté d’une véritable identité : un nom, et des pensées. C’est un récit sans dialogues – ce qui est rare en littérature jeunesse – , comme pour souligner la solitude de cette fillette dans sa ville, dans sa famille, dans son monde, avec son seul ami le nuage. Sans parole, ou presque, car les seuls mots prononcés le sont au moment de la séparation entre Louise et Milo, comme un ultime conseil de la fillette à celui qui va prendre son envol « Reste près des gros nuages ». C’est une histoire pleine de tendresse et de délicatesse, tant par le texte que l’illustration : une superbe façon d’aborder des problématiques graves, qui touchent tout le monde, celles de l’éducation et de l’attachement, à travers la belle métaphore du nuage dont on doit prendre soin, mais qu’il faudra libérer un jour.

On ne boude pas le plaisir que procure la lecture de cet album fantastique, intelligent et sensible.  Quand on songe que certains enfants n’ont qu’un tamagotchi dont ils doivent prendre soin, on envie Louise et son nuage autrement plus poétique, et on souhaite que tous les enfants aient envie de scruter le ciel comme Louise, pour y chercher un nuage « particulièrement doux et cotonneux ».