Peurs du soir

Peurs du soir
Laurie Agusti
La Partie 2024

La nuit, théâtre d’ombres…

Par Michel Driol

L’illustration de couverture donne bien à voir ce qui va se jouer dans cet album : une chambre sombre, où on devine une armoire où sont sagement rangés les vêtements, une porte entrouverte par laquelle se faufile un rai de lumière et la patte griffue, verdâtre, d’un monstre tapi, prêt à avancer…  Puis la première illustration nous montre la même chambre, lumineuse et claire, à l’heure d’aller au lit. Suivent les préparatifs : la vérification des issues de secours, des cachettes potentielles, la pose d’obstacles et l’extinction de la lumière, porte légèrement entrouverte pour laisser pénétrer un rai de lumière. Viennent alors les peurs. Celle d’une araignée géante. Puis cette ombre qui passe devant la porte, est-ce un ogre ? Reste alors à compter les moutons pour tenter de trouver le sommeil. Mais la nuit est peuplée de cauchemars : tentacules, pattes gigantesques, griffues, grenouilles, hiboux et autres animaux finissent par prendre possession de tout l’espace…

Les albums sur la peur, et en particulier sur les terreurs nocturnes pourraient constituer un genre à part entière en littérature jeunesse. Ils renvoient aux peurs de la nuit qui affectent nombre d’enfants, et, sans doute, plus largement, aux peurs inhérentes à l’homme dont la littérature fantastique ou les tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien se sont largement fait l’écho. Cet album aborde cette thématique avec beaucoup d’originalité et de réussite. On retrouve l’enfant narrateur, dont les propos sont sagement écrits en bas de page, sous l’illustration, confronté à une autre voix, qui provient de la pièce à côté, voix écrite en lettres capitales, trop grandes pour tenir sur la page. Voix d’un sur-moi ? Voix des parents, voix qui ordonne, qui impose un cadre, des ordres qui s’opposent au désordre mental de l’enfant. Ce désordre est remarquablement montré par les illustrations, dont la ligne graphique claire et rassurante du début devient vite espace inquiétant, espace noir et gris comme tranché par la ligne jaune du rai lumineux dans un cadrage très hitchcockien. Les choses commencent à se brouiller, à l’image de cet état de semi conscience qui précède le sommeil, et se superposent l’espace de la chambre, l’espace de l’école, un terrain de jeu. Si les moutons qu’on compte s’alignent sagement, les chiffres peu à peu se mêlent, s’emmêlent, jusqu’à la chute de l’album, qui n’a rien d’apaisant, contrairement à nombre d’albums. Après la dernière phrase, pleine de tranquillité, « C’est bon, je peux dormir » suivent trois doubles pages terrifiantes, fantastiques, montrant l’irruption des monstres qui finissent par envahir la chambre, les rêves, l’imaginaire de l’enfant.

Remarquons aussi la dramaturgie qui préside à la construction de cet album, et au regard qu’il nous fait porter sur cet enfant qui dresse le plan de sa chambre, pour vérifier les cachettes possibles, les issues de secours : voilà qui ressemble fort aux schémas d’évacuation des bâtiments publics, ou aux exercices conduits, en classe, dans le cadre des protocoles en cas d’intrusion. Si l’on peut sourire de le voir appliquer ainsi ces consignes de sécurité, on peut aussi s’inquiéter de ce qu’elles peuvent causer comme dommages dans l’esprit d’un enfant. Cette sombre menace qui pèse sur la chambre est peinte dans des grisailles et des formes qui, pour un adulte, ne peuvent qu’évoquer Guernica. Et tout cela culmine avec les monstres animaux omniprésents, comme pour dire, aux enfants comme aux adultes, que les peurs sont là, qu’on ne peut les éviter, quelles que soient les précautions qu’on prend, les rituels rassurants qu’on met en œuvre.

Se tenant sur une ligne étroite entre la drôlerie et le fantastique, cet album ne cherche pas forcément à rassurer bêtement, à apprendre à terrasser les monstres, à lutter contre les peurs de la nuit. Il dit plutôt qu’elles sont là, et qu’il faut vivre avec, même si elles ne sont que le fruit de notre imagination.

Le Grand Effroyable

Le Grand Effroyable
Angélique Villeneuve – Laetitia Le Saux
Sarbacane 2023

Où sont passés les méchants ?

Par Michel Driol

Albi, le chat, écoute avec attention et délectation les histoires du soir racontées à ses petits maitres. Ce ne sont que reines maléfiques, vieilles sorcières et autres monstres qu’il aimerait côtoyer pour de vrai. Un matin, il va dans la forêt à leur rencontre. Mais la sorcière, tout de rose vêtue, caresse un petit chien bien frisé. La dragonne devant sa coiffeuse se frise les cheveux, et les loups, en habits du dimanche, piquent niquent… Quant aux fantômes, c’est avec un verre de lait fraise qu’ils l’accueillent. C’est décidé. Albi sera le plus vilain chat de la terre avec ses griffes, le Grand Effroyable ! Mais quand les enfants reviennent déguisés d’un anniversaire, c’est le pauvre petit Albi qui tombe à la renverse !

La littérature de jeunesse entretient avec la peur et la cruauté des liens étroits. Monstres des contes, cruauté des personnages, il s’agit bien, selon la perspective classique analysée par Bettelheim, ou par Serge Boimare de permettre à l’enfant de vivre par procuration ses terreurs, de se confronter avec le mal sans courir le danger physique de l’affronter. Or, aujourd’hui, ce sont des peurs que l’on se joue, en particulier dans cet album où le personnage principal veut découvrir par lui-même si ce que dit la littérature est vrai. Avec courage, il entreprend sa quête pour se confronter aux vrais méchants, et non à leur représentation dans les histoires. On le sait, au moins depuis l’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. ». C’est bien cela que découvre le héros. Avec humour, l’album nous montre des monstres assagis, civilisés, fashion-victimes, urbains et courtois, bien loin de leur réputation. La nature ayant horreur du vide, ne reste plus à Albi qu’à prendre le rôle du méchant. Mais le renversement final montre une fois de plus le poids de l’illusion, de la représentation. Comme il avait été trompé par la littérature, Albi se retrouve trompé par les déguisements.

Quel rapport entretenons-nous avec nos peurs ? avec la fiction ? Avec le réel ? Telles sont les questions que pose subtilement cet album plein de malice et de retournements, dans lequel rien n’est jamais ce qu’il semble être, dans lequel le réel ne cesse de se travestir. Est-ce une mise en garde contre le pouvoir dangereux des fables ? Plutôt une mise en garde contre celles et ceux qui prendraient pour argent comptant les récits et l’illusion romanesque. Il y a de l’Emma Bovary dans Albi. L’une cherche l’amour comme dans les livres, l’autre cherche la peur. Mais tel est pris qui croyait prendre, et, au bout du compte, Albi est victime de sa naïveté, de sa crédulité, de ses sens. S’il y a un message dans cet album (mais peut-être ne faut-il pas en chercher !), c’est bien celui de se méfier des illusions ! Les illustrations, pleines de drôlerie, réalisées au tampon, contribuent à jouer et avec les stéréotypes et à les déconstruire, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Un album plein d’humour, où l’on va de surprise en surprise jusqu’à la chute finale, pour nous apprendre à rire de nos peurs.

Des papillons dans la nuit

Des papillons dans la nuit
Olivier Ka – Christophe Alline
(Les Grandes Personnes) 2023

Sur l’écran noir de mes nuits blanches

Par Michel Driol

Les deux auteurs proposent ici un livre animé de rabats multiformes autour de la question de la nuit et de la peur du noir. Le narrateur y évoque les terreurs nocturnes, lorsqu’il pense que les meubles changent de place et se moquent de lui. Il suffit alors de fermer les yeux et de faire des grimaces pour être plus effrayant qu’eux. Mais les pensées sont là, qui planent, pensées qu’on peut attraper et qui emmènent le narrateur avec elles dans des univers lointains, dans le ventre d’un monstre ou dans l’espace intersidéral, comme une ode au pouvoir de l’imagination. Reste alors la solitude dans le lit, dans la nuit, loin des autres, sur un radeau entrainé par le courant pour une douce traversée de la nuit.

Le texte évoque bien un certain nombre de fantasmes liés à la nuit, à l’obscurité, lorsque l’imagination supplée la perception visuelle. C’est l’univers qui se transforme. Ce sont aussi toutes les peurs d’être enfermé, dans le noir, et l’on passe successivement du ventre du dragon à la grotte préhistorique, puis la caisse fermée, à la cave.  Dans cet univers, le narrateur est à la fois acteur (nombre de phrases où « je » est sujet) ou jouet, jouet de ses pensées avec lesquelles se noue un scénario complexe fait d’abandon ou de domination. Le texte enfin propose un mouvement qui va de la peur de l’univers instable à la douce traversée de la nuit, du cauchemar à la paix, en acceptant le pouvoir de l’imagination.

Ce texte s’accorde avec le jeu des rabats, des formes et des couleurs. Dès la première page, le rabat propose des couleurs claires dans une page très sombre, opposant ainsi l’intérieur du personnage  (dont l’esprit devient papillon) au sombre de la chambre dont on ne voit rien. Puis on traverse une nuit sombre, animée par le motif du papillon. Quant aux pensées, elles sont représentées par des papillons colorés sur un disque rotatif que l’on perçoit par fragments. Les rabats épousent au mieux les formes du monstre ou de la grotte qui se déploient au-delà de l’espace de la page. Petit à petit surviennent des couleurs plus claires, plus lumineuses, qui vont finir par devenir la vague, la mer que l’on traverse.

Un album qui fait la part belle à l’imaginaire et à un travail graphique original pour rendre compte de cette peur du noir, pour l’illustrer, et pour donner à percevoir la puissance infinie de l’imagination enfantine. Rien n’existe que dans l’esprit, c’est ce que dit cet album qui laisse bien entrevoir le pouvoir des métamorphoses, des rêves, des fantasmes, mais aussi des terreurs.

Courage, petit ours !

Courage, petit ours !
Steve Small
Sarbacane 2023

Affronter la tempête !

Par Michel Driol

Fin d’hiver. Il y a dans la tanière Maman Ours, Eva l’intrépide et son frère Arlo qui aime la sécurité de l’abri. Mais c’est le jour où il faut traverser la montagne pour aller dans la Vallée du Printemps. Lorsque les trois ours affrontent une tempête de neige, Arlo s’aperçoit que sa sœur n’est plus là. Il part à sa recherche au milieu du blizzard, la retrouve, et tous deux suivent tant bien que mal les traces de leur mère jusqu’à la vallée tant attendue.

C’est bien un album dans lequel nombre d’enfants se reconnaitront car il fait appel à des sentiments puissants et bien partagés. Le plaisir de la maison, de la famille, le repli sur soi, sur ce qu’on connait. L’amour fraternel, comme un lien très fort qui fait qu’on accepte les différences, et qu’on va tout tenter pour retrouver l’autre qui s’est perdu. L’album pose la question de la peur et du courage à travers un personnage adorable de petit ours casanier confronté à une sœur aventurière, prompte à découvrir le monde, à grimper aux arbres. Son exact contraire ! C’est maman ourse qui tente de lui donner confiance en lui : Suis moi, mon petit ours courageux… Le texte, au plus près des sentiments, des émotions, des peurs d’Arlo nous permet de nous identifier à lui, de suivre son point de vue avec empathie. Il est tellement humain, ce petit ours, dans son envie de famille, d’amour, de sécurité, dans son désir aussi de sauver sa sœur en oubliant ses peurs.

Steve Small a d’abord beaucoup travaillé dans l’animation, et cela se sent dans ses illustrations à la fois réalistes et poétiques. Des oursons aux yeux grands ouverts, prêts à découvrir le monde avec désir ou inquiétude.  Illustrations tout en rondeur pour montrer la sécurité de la bulle qu’est la tanière, avec ces boules rondes concentriques. Plans larges de la grande forêt que les ours minuscules traversent. Pas lourds de la mère, suivie de son petit, traversant la tempête. Les dessins montrent l’épreuve difficile. Et puis, gros plans sur le frère et la sœur, d’abord isolés, puis ensemble, pistant les traces de pas de leur mère, se secourant lorsque l’un glisse… Et enfin le happy end attendu, image du bonheur, du printemps, des retrouvailles… avant une dernière image où Arlo retrouve le confort de dormir serré contre sa mère et sa sœur. Les dessins des oursons sont pleins d’expressivité pour nous les faire trouver adorables !

Etre courageux quand on a peur, c’est le plus grand des courages, conclut Maman Ourse. Cet album plein de tendresse prend la forme d’un récit initiatique pour  le montrer, à travers un petit ours timide, manquant de confiance en lui, et si craquant !

Il y a des monstres dans ma chambre

Il y a des monstres dans ma chambre
Fanny Pageaud
À pas de loups, 2023

Brrrr….

Par Anne-Marie Mercier

Drôle de livre… Dès la couverture : sur un fond noir, deux découpes blanches évoquent les yeux d’un animal (un chat ? une chauve-souris… ?). Il nous regarde, et le titre remplace les pupilles.
Mystère encore, quand on l’ouvre : les pages sont blanches et le texte est inscrit de manière très aérée sur ce fond blanc, comme un poème. Il nous dit la terreur d’un enfant, la nuit, chaque page ajoutant au suspense et à l’angoisse. Quel beau rythme !

Mais que l’on se rassure : la deuxième moitié de l’album évoque un adoucissement et une victoire contre les monstres et donc contre la peur.
Enfin, quand on a compris ce que cachent ces doubles pages blanches (se munir d’une lampe), on en découvre d’autres, et brrrrr… !  Fanny Pageaud sait non seulement évoquer les monstres mais elle sait aussi les invoquer à l’encre de chine.
Voir l’animation sur son site, qui vous révèlera le mystère.

note de l’auteur: « Après deux versions sérigraphiées aux éditions de La Nef des Fous en 2009 puis aux InÉditions en 2012, puis une version éditée  aux éditions du Poisson Soluble en novembre 2016, puis une seconde fois aux Inéditions en 2019…Voici une toute nouvelle version 2023 aux éditions À pas de loups! »

Le Géant / Le Chien attendait

Le Géant /Le Chien attendait
Mathis – Cahier d’illustrations de Marie Le Puil
Editions du Pourquoi Pas ? Collection Faire humanité 2023

Le meilleur ami de l’homme

Par Michel Driol

Dans cette nouvelle collection des Editions du Pourquoi pas, deux récits tête bêche. Le Chien attendait, c’est l’histoire de l’amitié entre Anatole un petit garçon – qui grandit – et un chien – qui vieillit – vue du point de vue du chien. Quant au Géant, c’est l’histoire d’un homme assez sauvage, que les enfants – dont le narrateur – prennent pour un ogre, attaché à son chien, aussi sauvage que lui.

Deux textes brefs, qui résonnent l’un avec l’autre, et qui parlent du temps qui passe, de ce que c’est que vieillir, pris entre le passé et le futur qui donnent le vertige au jeune narrateur du Géant. Deux histoires dans lesquelles c’est l’animal qui meurt, laissant une place vide, entrainant les pleurs du Géant – C’était la première fois que je voyais un homme pleurer – et ceux d’Anatole, concomitants de la mort du chien, bien que loin de lui.  Bien sûr à chaque fois il est question de l’attachement d’un homme pour un animal et de la douleur que c’est de perdre un être cher, fût-il un animal. Mais les deux récits savent dépasser le simple récit animalier pour évoquer des choses plus profondes, dans une langue simple, très factuelle dans le Géant, plus poétique, métaphorique, répétitive dans le Chien attendait, qui prête à l’animal comme des sentiments humains. Il y est question de l’abandon par Anatole de celui qui l’a aidé à grandir. Grandir, c’est aussi cela. C’est laisser derrière soi son enfance, ses amis, sans se douter de leur souffrance. Le Géant, quant à lui, parle de la peur qu’éprouvent les enfants face à ce personnage qui semble redoutable, et de leur surprise finale lorsqu’ils le voient pleurer à la fin. C’est l’éruption de la mort, à chaque fois, dans les deux récits, qui révèle la part d’humanité que l’on ne voulait pas voir, ou plus voir. Deux récits dont les chutes, en écho, évoquent des premières fois douloureuses, comme des expériences qui font sortir de l’innocence de l’enfance, où l’on croit tout éternel, où les gens sont entièrement bons ou mauvais.

Le carnet central d’illustrations met l’accent sur les personnages, dans des dominantes rouge et bleu, et montre avec expressivité les relations entre les humains et les chiens.

Deux récits dont la brièveté n’émousse pas l’acuité pour dire la force de l’amour.

Possession

Possession
Moka
Ecole des Loisirs Medium + 2022

Maison hantée ?

Par Michel Driol

Lorsque Malo, qui a environ 10 ans, revient chez lui après avoir passé deux mois dans une maison de repos, à la suite d’un épouvantable drame familial, il a du mal à renouer le contact avec ses parents et sa sœur ainé. Tous semblent sombrer de plus en plus dans la folie. Malo, quant à lui, est persuadé que la maison lui en veut : bruits inquiétant, formes bizarres, déplacements d’objets. Il s’en confie à une camarade d’école, Al, dont la sœur, aidée d’un curieux historien local, va mener l’enquête…

Comme tout bon roman fantastique ou d’épouvante, celui-ci s’ancre d’abord dans le réel. Les premiers chapitres, avec une forte dimension psychologique, nous plongent dans l’état d’esprit de Malo, dans le souvenir oublié d’une terrible tragédie dont personne, dans la famille, n’est sorti indemne. Ces premières pages ne présentent pas seulement les personnages. Elles contribuent à créer une impression oppressante, inquiétante, qui ne se dément pas. Tous les personnages de la famille, à l’exception de la grand-mère qui disparait vite du roman, semblent atteints par une folie insidieuse, celle du rangement pour la mère, phobie des réseaux et de la télévision pour le père. A cette famille anxiogène s’opposent d’autres personnages, en contrepoint bienvenu. Al, la petite copine, pleine de fantaisie et de désirs de métiers futurs, qui n’a pas la langue dans sa poche, Sa sœur, qui va petit à petit tomber amoureuse du jeune historien. Personnages pleins de vie, de légèreté, qui enquêtent sur le passé, sur le nom étrange de la rue où habite Malo, Rue de la Roue d’Abandon… La force du roman est de nous faire basculer petit à petit dans un récit d’épouvante, en semant des petits indices qui, d’abord, n’ont l’air de rien, mais en nous emmenant ensuite dans un univers de maison diabolique à laquelle il parvient à nous faire croire en maitrisant la montée de la peur, la montée du drame, la montée de la tension, la montée de la folie jusqu’à un climax terrifiant dans la plus pure tradition du genre.  Si le ressort dramatique est bien la peur – à la fois celle qu’éprouvent les personnages, celle qu’éprouve aussi le lecteur, en filigrane c’est aussi des dangers qui assaillent les enfants qu’il est question. Dangers qui rôdent depuis le moyen âge, comme une sorte de malédiction et qui rendent précieux les personnages comme la grand-mère protectrice et aimante, ou le couple d’amoureux qui se prennent de compassion pour Malo.

Un roman d’épouvante à lire d’une traite, avec des dialogues souvent savoureux qui équilibrent une atmosphère aussi terrifiante que possible !

Tartines de peur salée – Confessions d’une hyper sensible

Tartines de peur salée – Confessions d’une hyper sensible
Texte d’Elsa Valentin dit par Camille Claris ponctué à la flute par Julie Chevalier
Editions Trois Petits Points 2023

Recettes (de vie) en tout genre…

Par Michel Driol

A 9 ans, Léonie, qui vit dans le Queyras avec ses parents et son frère, éprouve de nombreuses crises d’angoisse. Peur du bruit du feu d’artifice, peur de ce qui se cache sous l’eau, peur que les volcans se réveillent. Ces crises d’angoisse changent la vie de famille : on ne regarde plus les informations, on ne regarde plus les films de Miyazaki… Grace à une psy, Eva, grâce à ses parents, mais aussi grâce à ses efforts, Léonie parvient à surmonter ces crises.

La question des émotions est l’une de celles que la littérature de jeunesse aujourd’hui traite aujourd’hui abondamment. Cette histoire à écouter le fait avec humour, sérieux, et en prenant le parti de traiter plutôt de l’hyperémotivité, de l’hyper sensibilité que des émotions ordinaires. Avec humour, Léonie se raconte, et il faut saluer une fois de plus la belle performance de Camille Claris qui prête sa voix et donne vie à ce monologue d’une enfant plus vraie que nature, parvenant à la rendre proche de l’auditeur. Humour du jeu de mots du titre.  Humour de questions telles que le point commun entre la flute traversière et les tartines. Humour dans la façon assez distancée de parler de soi et de ses problèmes. Et, en contrepoint, sérieux qui sait ne pas être pesant. Sérieux dans la façon précise de décrire les symptômes, les effets, d’analyser les causes, de donner des remèdes (comme la respiration). Si le récit se veut pédagogique (il s’agit en effet de montrer à partir d’exemple très concrets les effets de l’hyperémotivité à la fois pour permettre d’en repérer les phénomènes, d’apprendre à les distinguer, et de les soigner), il sait ne pas être indigeste et utilise la force de la narration pour faire passer son contenu sérieux. D’abord par le choix de la narratrice, une fillette vive, intelligente, sensible et volontaire. Comme souvent chez les héroïnes d’Elsa Valentin, c’est une enfant qui a confiance dans les adultes avec lesquelles elle s’entend bien. Ici ce sont les parents, le maitre, la psychologue, le professeur de flute, des adultes pas toujours parfaits (voir les colères du maitre ou de la directrice), mais à qui elle peut se fier et se confier. C’est aussi une enfant créative pleine d’imagination : deux qualités qui se retrouvent avec humour dans sa façon d’inventer et de réaliser des recettes de tartines (on aimerait que le disque soit livré avec quelques-unes de ces tartines qu’on a envie de déguster, à son tour !). C’est avant tout le récit d’une victoire sur soi-même, une façon de reprendre, petit à petit, confiance en soi. Et le récit relate bien ces étapes à partir de situations concrètes : le franchissement d’un torrent, la peur d’être seul chez soi le soir.  Ce n’est pas un récit qui cherche à édulcorer, mais qui confronte chacun à ses peurs les plus profondes, et qui sait évoquer la peur de la mort comme peur fondamentale avec laquelle chacun d’entre nous doit apprendre à vivre. On le voit, on est loin des textes parfois trop simplistes sur la gestion des émotions pour aborder des questions plus métaphysiques et essentielles. Quant aux ponctuations à la flute traversière de Julie Chevalier, elles apportent des notes douces, apaisantes, et permettent à l’auditeur de prolonger avec bonheur par l’écoute de la musique l’écoute des mots.

Une belle histoire à écouter, qui utilise toutes les ressources de la fiction pour mieux faire comprendre ces phénomènes d’hypersensibilité et d’hyperémotivité, en permettant à l’auditeur de se sentir en empathie avec l’héroïne.  Un récit dans lequel l’héroïne s’adresse aux auditeurs, comme pour établir un lien fort avec lui, une belle complicité…

Isaure et la fête foraine

Isaure et la fête foraine
Pauline Robinson
Seuil Jeunesse 2023

Manèges hallucinatoires

 Par Michel Driol

Isaure, pour la première fois, se rend seule à la fête foraine. Mais, au stand de confiserie, la vendeuse lui parait avoir deux canines menaçantes. Serait-elle une ogresse ? Et Isaure fuit de manège en manège, et il lui semble la retrouver dans toutes les attractions. Le dernier monstre terrifiant n’est autre que le pompon qu’elle attrape. Et tout se termine autour de deux barbes à papa.

La fête foraine est bien un lieu hors norme, où le réel côtoie le fantastique. C’est ce qu’expérimente ici l’héroïne, qui se laisse emporter par son imagination galopante, nourrie par toutes les choses à voir, les bruits étonnants et les odeurs évoqués dans les premières pages.  Cet album dépeint bien l’ambivalence de ce lieu, lieu de plaisir, mais aussi lieu de terreurs possibles, avec les miroirs déformants, les trains fantômes, les chenilles géantes qui glissent sur des rails. Les mots eux-mêmes deviennent des menaces, selon la façon dont ils sont prononcés, et les caramels, berlingots et croustillons peuvent être des sujets d’inquiétude. Le texte suit au plus près cette course d’Isaure qui tente d’échapper à ses peurs, tandis que les illustrations mettent en évidence ce caractère inquiétant de la fête, en saturant les pages d’éléments imagés (gâteaux devenus wagons) ou de personnages, voire d’animaux, monstrueux et dangereux. Au fond, cette expérience de la fête foraine apparait comme un récit d’initiation, dans lequel l’héroïne va apprendre à surmonter ses peurs, à voir la réalité en face et non ce que son imagination lui montre faussement. En acceptant de retourner voir la jeune confiseuse, Isaure découvre qu’elle a changé depuis ce matin : n’est-ce pas cela, grandir ?

Inscrit dans un univers à la fois familier et inquiétant, celui de la fête foraine, magnifiquement représenté ici, l’autrice signe un album personnel et original sur les petites étapes qui font grandir en permettant de vaincre ses peurs irrationnelles.

Noir. Une histoire dans la nuit

Noir. Une histoire dans la nuit
Stéphane Kiehl
La Martinière jeunesse 2023

Voyage au bout de la nuit…

Par Michel Driol

Un jeune garçon ramène Sauvage, son cheval,  dans son enclos un soir d’orage terrifiant. Les lumières du village s’éteignent, et il doit traverser une forêt très sombre et une rivière qui a débordé. Il saute sur le dos de Sauvage qui le ramène, sain et sauf, à la maison.

Après Vert (voir la chronique d’Anne Marie Mercier), Blanc et Rouge Stéphane Kiehl continue son exploration monochrome. Noir, c’est la nature devenue sauvage, extrême, indomptable, avec cet orage démesuré, ces rivières qui débordent, tous les repères brouillés, et un animal, au nom symbolique, qui apparait comme le sauveur, capable de se repérer dans cette nuit de cauchemar. Le texte, très discret, assure la narration, comme la voix off d’un enfant terrifié, ne sachant comment retrouver son chemin dans un monde normalement familier, mais devenu hostile. Par ses illustrations, d’un noir et blanc magnifique, l’album à un côté cinématographique, renforcé par son grand format à l’italienne, qui n’est pas sans faire penser aux grands films noirs comme la Nuit du chasseur dans son esthétique. De larges plans d’ensemble d’abord, dans lesquels le cheval (et l’enfant) se détachent sur le ciel menaçant. Puis on se rapproche de la forêt, le cadrage se fait plus serré, la matière même des pages change : du calque, laissant entrevoir des animaux sauvages dans la brume, rendant le sentiment d’immersion dans la forêt encore plus aigu. C’est là que les ombres des troncs se font menaçantes. Puis c’est le blanc de la rivière qui envahit la page, et c’est enfin la sortie de la forêt, vers les lumières accueillantes des fenêtres de la maison. C’est comme un voyage initiatique, comme pour nous rappeler nos craintes et frayeurs ancestrales, celles de la nuit, celles du noir, celle de l’orage, mais aussi pour dire qu’au bout du chemin, il y a l’espoir d’une petite lumière.

Un album à l’illustration absolument magnifique, d’une conception très originale, à contempler longuement, pour continuer de questionner notre relation aux animaux et à la nature.