Penny Sugar. La Sorcière des Everglades

Penny Sugar. La Sorcière des Everglades
Yan Le Gat, Pierre Fouillet
Sarbacane, 2024

Enquête écologique en Floride

Par Anne-Marie Mercier

Cet album de BD de facture assez classique présente une nouvelle enquête du détective Angus Nyper. Il se travestit en femme sous le nom de Penny Sugar (anagramme de son nom) pour mener ses enquêtes et pouvoir se dédoubler ainsi.
Un sinistre propriétaire de mine de phosphate fait appel à lui pour lutter contre une sorcière qui terrorise les mineurs avec des apparitions bruyantes au fond de la mine. Le méchant est très caricatural, comme sa femme (couverte de bijoux). Sa sœur en fauteuil roulant est plus mystérieuse, de même que les domestiques noirs et hispanos qui cachent quelque chose. Les moustiques, les crocodiles et les descendants de l’ancienne tribu des Séminoles rôdent en arrière-plan de tout cela.
Filatures, enquête, déguisements, laboratoire secret, histoires d’amour et de vengeance, tous les ingrédients sont là pour un joli imbroglio vite résolu par la fausse demoiselle. À tout cela s’ajoute la dénonciation de l’exploitation de mines sans respect pour les autochtones et les atteintes à l’environnement.

Le Garçon aux dents sculptées

Le Garçon aux dents sculptées
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

Sur les traces de l’Exposition Universelle de 1904

Par Michel Driol

Voici une nouvelle série proposée chez Rue du Monde par Didier Daeninckx. Le lieu : un château en Normandie, où se sont réfugiés des électrosensibles, dont le grand père de l’héroïne, Lola. En vacance chez ses grands-parents, elle y fait la connaissance d’un garçon de son âge, Sami.  Explorant le château, ils découvrent une boite en fer, contenant un arc indien miniature et la photo d’un jeune homme et d’un petit homme aux dents sculptées. Et les voilà sur la trace de l’origine de cette photo, découvrant le racisme qui prévalait à l’exposition universelle de Saint Louis, en 1904.

On retrouve là aussi bien les valeurs défendues par Didier Daeninckx que ses procédés favoris d’écriture.  Comme dans Cannibale, c’est le regard sur les peuples colonisés, et la façon de les exhiber dans des expositions (universelles, coloniales) que dénonce l’auteur. On y apprend ainsi comment Geronimo a terminé sa vie. On y découvre aussi le prix d’un homme… 2 kg de sel… C’est, bien sûr, documenté, et situé à hauteur d’enfant.  Quant aux procédés, c’est bien sûr l’enquête, à partir de traces que l’on cherche à comprendre. Enquête aussi menée à hauteur d’enfants qui questionnent, interrogent, dans un lieu où Internet est banni. C’est une belle idée car cela oblige les personnages à en rencontrer d’autres, sans se contenter de  recherches virtuelles. Le roman vaut aussi par la galerie de personnages secondaires porteurs de solides valeurs humanistes : la solidarité, l’accueil, l’ouverture aux autres.

Rien de didactique dans ce livre qui lève le voile sur des épisodes souvent occultés de notre histoire : le massacre des peuples indigènes, le colonialisme. Au contraire, un roman d’aventures, avec comme moteur des mystères à percer, des héros attachants auxquels on peut s’identifier, une fille pleine de courage et de volonté, un garçon sympathique. Et l’idée de constituer un musée au fil des enquêtes, pour mieux connaitre le passé et comprendre le présent. Un mot sur les illustrations en pleine page de Bruno Pilorget, qui aèrent l’ouvrage et donnent à voir, en alternance, les faits objets de l’enquête et les deux enquêteurs dont il montre la relation peut-être plus complexe que le texte ne le dit…

Billy – Il était une fois un garçon venu de l’ouest

Billy – Il était une fois un garçon venu de l’ouest
Loïc Clément – Clément Lefèvre
Little Urban 2024

Son nom est Tekoa

Par Michel Driol

On retrouve avec plaisir dans ce nouvel opus des aventures de Billy sa bande de copains dont Jane, la téméraire, et les horribles Loveless. Un nouvel élève vient d’arriver à l’école, Tekoa, fils d’un Ecossais et d’une Cherokee. S’il se tient à l’écart, il est bientôt pris à partie par le fils Loveless. Suit une bagarre générale, où l’on laisse quelques dents et récolte quelques rougeurs, et voilà la bande qui s’enrichit d’un nouveau membre, Tekoa.

On retrouve la même disposition que dans les volumes précédents : un texte assez conséquent, pris en charge par Billy le narrateur, en bas de page laissant libre le haut de page pour une grande illustration très colorée, en cinémascope. Il est bien sûr ici question d’intégration, de racisme, et d’accueil de l’autre, tout cela vu à la hauteur d’un enfant, Billy, qui découvre – et fait découvrir- quelques réalités historiques au lecteur. Le refus des unions mixtes : Tekoa et sa famille ne sont acceptés ni par les Blancs, ni par les Cherokee. Les rumeurs qu’on raconte sur les Indiens, la pratique du scalp et la danse de la pluie, tandis que le vieux Dick, qui a recueilli Billy, explique l’expropriation de ces premiers habitants de l’Amérique. Mais cette cour de récréation de l’Ouest sauvage ressemble en fait à celles de la vieille Europe : les enfants y sont confrontés aux mêmes stéréotypes dès lors qu’ils sont un peu différents, quand on les traite d’orphelins ou qu’on se moque de leur petite taille. C’est contre cela, contre cette bêtise ambiante incarnée par les Loveless et leur bande, que se bat Billy avec vigueur, et le fait de situer cela au Far West permet de justifier la bagarre comme un archétype du western, bagarre racontée tandis que l’illustration ne la montre pas, qui préfère se focaliser sur les regards des assistants et les visages édentés ou tuméfiés qui s’ensuivent, visages d’enfants sagement assis derrière leur pupitre.

Tout en promouvant ces valeurs d’accueil, tout en s’interrogeant avec le vieux Dick sur la violence incompréhensible des hommes, le texte, souvent écrit dans la langue familière de Billy, est plein d’humour. Que signifie être une moitié d’Indien ? Réponses naïves d’enfants à cette question… Dévalorisation de l’adversaire, traité de grande saucisse… Réactions enfantines de la bande de gamins face à la culture indienne dont ils ont entendu parler.  Quant aux illustrations, elles exploitent trois univers différents. La nature, avec des plans très larges de montagnes, d’arbres, d’oiseaux. L’école, avec ses pupitres alignés et sa maitresse. La ville, et en particulier la devanture de l’épicerie. Ce sont autant de clins d’œil aux codes du western classique, à ses lieux familiers et stéréotypés que le lecteur adulte aura plaisir à retrouver. Et, comme pour assurer le lien avec le volume précédent, on retrouve le chien voleur de saucisses…

Un album décalé pour inciter à lutter contre le racisme et accueillir l’autre, s’inscrivant parfaitement dans le renouveau du western pour proposer un univers drôle et plein de références.

Voir la chronique de Billy – Le Bon, la brute et l’héroïne

Sauvages

Sauvages
Nathalie Bernard
Thierry Magnier 2024

Chasse à l’enfant…

Par Michel Driol

Encore deux mois et Jonas, « numéro 5 », aura 16 ans, et pourra partir de ce pensionnat religieux canadien où l’on tente, de force, de tuer  l’indien en chaque enfant. Silencieux, solitaire, fort et musclé, il supporte les brimades, et est employé à bûcheronner avec un autre adolescent de son âge, moins solide que lui, Gabriel, sous la conduite de Samson, le seul adulte un peu sympathique envers eux. La mort de Lucie, qui avait demandé son aide pour lutter contre le prêtre surnommé La Vipère est le déclencheur d’une série d’évènements, et de sa fuite, en compagnie de Gabriel, en pleine débâcle de fin d’hiver. Poursuivis par quatre chasseurs racistes, brutaux et sanguinaires, parviendront-ils à rejoindre la ligne de chemin de fer ?

Le roman, dont l’action se situe dans les années 50, montre ce que fut l’enfer de ces pensionnats dans lesquels les autorités canadiennes, ou l’Eglise, enfermaient les jeunes Inuits, Chris, afin de les éduquer, en les coupant de leurs racines, de leur familles. Terreur, violence, brimades, et morts fréquentes, abus sexuels, absence de tendresse ou de compassion… Avec réalisme, le roman raconte la vie de ces enfants, auxquels il était interdit de parler leur langue, et qui étaient réduits à un numéro.  Le narrateur, Jonas, entremêle le récit de son présent des souvenirs de son enfance avec sa mère, rendant encore plus odieuse la tentative de déculturation à laquelle se livrent les blancs. Après la fuite, le roman, jusqu’alors réaliste et historique, prend des allures de thriller, au milieu du Grand Nord canadien, au sein de la forêt, élément que connaissent bien les deux fugitifs qui vont tirer profit de tout ce qu’ils n’ont pas oublié de leurs cultures, de leurs traditions. L’écriture du roman est fluide, et campe des personnages dont on découvre petit à petit les motivations profondes, et leur façon d’avoir survécu à l’atmosphère infernale du pensionnat.  Elle signe ici un cheminement vers la liberté, qui ne pourra être acquise qu’après avoir surmonté de nombreuses épreuves dans un univers hostile où la mort n’est jamais loin.

D’abord édité en 2018, ce roman aide à ne pas oublier ce que fut la colonisation du Canada, la tentative d’éradication des Nations Premières (une note historique finale revient sur ce contexte). Un roman qui sait jouer sur l’émotion, le suspense, et qui touchera profondément ses lectrices et ses lecteurs.

Eddie & Noé : Les Agitateurs

Eddie & Noé : Les Agitateurs
Max de Radiguès et Hugo Piette

Sarbacane, 2023

Une Lecture empreinte d’optimisme citoyen

Par Loick Blanc

Eddie & Noé : Les Agitateurs, est le deuxième opus de la collaboration entre Max de Radiguès et l’illustrateur Hugo Piette. Nous suivons les péripéties d’une jeunesse engagée dans une lutte contre les injustices qui émaillent notre société.
Derrière des traits d’apparence relativement sobre, l’illustrateur parvient à concentrer toute la complexité des personnages à travers une palette d’expressions faciales qui habille l’intrigue. Le nœud narratif quant à lui, tisse une trame autour des enjeux sociétaux qui marquent la jeunesse contemporaine : changements climatiques, racisme, questionnements sur l’identité de genre, le vivre ensemble, …
Confrontés au racisme de leur enseignante d’histoire, dont les traits du visage ne laissent guère de place au doute sur la nature profonde du personnage, cinq jeunes collégiens décident, une fois le sentiment d’injustice exprimé et assimilé, de s’engager pour améliorer le quotidien de leur établissement. Ils choisiront de répondre aux agissements de cette dernière de manière positive, à travers l’organisation d’une journée citoyenne. L’auteur met alors en avant la confiance qu’il place dans les agissements de la jeunesse pour réinventer le monde de demain.
Cette série de bandes dessinées se profile ainsi comme une réflexion constructive sur l’engagement de la jeunesse d’aujourd’hui. Le sous-titre, Les agitateurs, prend alors tout son sens, non comme une bande d’élèves indisciplinés semant le chaos, mais plutôt comme des individus qui secouent les certitudes, éveillent les consciences de leurs pairs et des lecteurs, avec pour objectif d’apporter des améliorations tangibles au monde de demain.
En somme, c’est une lecture qui, à travers les aventures des jeunes collégiens engagés, encourage une réflexion sur les enjeux sociétaux contemporains tout en transmettant un message d’espoir quant au pouvoir transformateur de la jeunesse.

Astréa

Astréa
Alexis Brocas
Sarbacane, 2023

Space opéra et Campus novel

Par Anne-Marie Mercier

Alexis Brocas nous avait ravis avec son héroïne, Meryma, dans La Honte de la galaxie, beau roman s’inscrivant dans le genre du Space opéra, en subvertissant un peu ses codes par l’humour (public jeune oblige ?). Il offre un miroir à celle-ci avec une nouvelle héroïne, issue du même univers, nommée Astréa, au nom prédestiné. Astréa n’est pas née sur une planète bleue mais dans un monde gris et sinistre. Elle n’est pas Officière au service de l’Empire et ose à peine imaginer les côtoyer un jour. Comme Meryma elle a un regard critique sur l’Empire et la guerre en cours, mais elle l’a d’emblée, contrairement à son aînée ; contrairement à elle, elle ne nourrit aucune fascination pour les ennemis, la démocratie patrienne, et leur voue au contraire une haine farouche depuis qu’elle a assisté à une attaque terroriste dans le campus où elle étudiait. Ainsi les deux héroïnes proposent des regards parfois divergents sur le même univers, ce qui en soit est fort intéressant.
Le personnage, qui est le narrateur de sa propre histoire et la raconte avec une bonne dose d’humour, est attachant : son affection pour sa famille et pour ses amis, quelles que soient leurs qualités et leurs ridicules, ses regrets lorsqu’elle les perd, et surtout sa curiosité qui l’amène à briller dans les domaines de la recherche astronomique. Cette qualité  lui vaut d’être proposée comme candidate à l’entrée dans la prestigieuse école des Beaux-Arts chargée de recruter des façonneurs de planètes, des guérisseurs de mondes détruits. Incorporant à 14 ans (l’âge des lecteurs?) la future élite de l’Empire, elle incarne un parcours de « transfuge de classe », sa planète industrielle, Ravnia, étant un peu à l’image d’une Cité de banlieue d’aujourd’hui.
Le roman tient du Campus novel : on suit Astréa dans les affres de la préparation du concours avant l’arrivée sur la planète académique qui forme tous les étudiants de l’Empire, lors du bizutage, dans l’errance à la recherche de ses salles de cours, la vie de collocation avec des camarades peu bienveillantes et pétries de morgue de classe, les soirées alcoolisées, les amours, les cours d’intérêt variable, les révisions et les examens. On la suit aussi dans ses stages, fascinante plongée dans la fabrication de planètes qui tient un peu du jeu vidéo, tout comme les scènes de batailles stellaires, d’ailleurs.
C’est aussi un roman de formation dans lequel l’héroïne doit lutter pour surmonter la douleur de la séparation et des deuils, pour se faire une place, pour trouver des amis et neutraliser ses ennemis, pour comprendre enfin les ressorts de la trahison et de la dissimulation, jusqu’aux siennes propres. La notion de trahison, trahison de personne à personne ou trahison d’État, est travaillée de façon étonnante et complexe.
Le livre tient aussi de la dystopie : les relations de l’Empire avec ses colonies pauvres (dont celle sur laquelle est née et a grandi Astréa) font l’objet de nombreux commentaires acerbes et ce n’est que progressivement que l’héroïne se range à la loyauté envers ce système, une loyauté critique cependant : les inégalités sont la règles, entre planètes riches et planètes pauvres comme entre individus. L’apparence physique de chaque population introduit un système de classes voire de castes proche des postures racistes d’aujourd’hui. Le contrôle de l’information et la surveillance généralisée font de cet Empire un état totalitaire dans lequel les individus sont conditionnés par leurs implants et ne résistent à la pression psychologique et aux traumas que grâce à l’usage de drogues – Astréa arrivant cependant à se délivrer de ce recours confortable. Enfin, Astréa a des idées pour changer tout cela.
C’est aussi un roman d’espionnage : on sait que l’ennemi est partout et il est impossible de savoir qui, parmi les étudiants, est espion, agent double, ou policier. La vérité est impossible à cerner, ni les intentions des dirigeants. Les mystères s’accumulent jusqu’à l’explosion lors de scènes violentes.
Mais c’est toujours avant tout un grand et gros (plus de 400 pages) roman de science-fiction, avec les merveilles de la technologie, des déplacements en plateformes, en bulles ou en caisson d’hibernation, des connaissances acquises en dormant, des architectures magnifiques et gigantesques. La poésie des étoiles et les mystères de peuples étranges déjà aperçus dans le volume précédent ajoutent ce volume au précédent avec une grande cohérence et fait espérer la suite de ce cycle passionnant et riche qui devrait prendre encore plus d’ampleur au fil des volumes.

Sur France Inter, une libraire décrit le livre comme  » une aventure incroyable portée par une écriture hyper efficace et immersive ».

Au 2ème étage

Au 2ème étage
JonArno Lawson – Illustrations de Qin Leng
D’eux 2023

Changer la vie…

Par Michel Driol

Une petite fille vit avec un de ses grands-parents, qui tient un magasin général dans un immeuble bien défraichi. Au second étage, il y a un appartement qu’il tente de louer. Mais, sans doute devant l’importance des travaux à effectuer, sept visiteurs renoncent. Un jeune couple se présente, et ce n’est que sur l’insistance de la petite fille que le grand-parent accepte de louer. Ce jeune couple se révèle bricoleur, rénove l’appartement, repeint la boutique dans laquelle il semble désormais travailler, et tout se termine par une fête sur le balcon.

Voilà un album qui sort de l’ordinaire à plus d’un titre. D’abord, c’est un album sans texte, et ce doit bien être le premier que l’on chronique ici à indiquer un nom d’auteur qui n’est pas aussi illustrateur : c’est dire à quel point le travail sur le scenario a dû être important, et l’on aimerait bien savoir comment auteur et illustratrice ont collaboré. Les aquarelles de Qin Leng découpent la page, à la façon d’une bande dessinée sans cadre, jouant sur la taille des vignettes, les gros plans, les plans larges, comme une façon de donner à percevoir le temps qui passe.  Avec beaucoup de délicatesse dans les détails, les couleurs, les illustrations disent à la fois la routine et les habitudes et le changement que le jeune couple apporte.

On pourrait en rester là si la dédicace « Pour les militants trans de tous les âges », signée de l’auteur, ne figurait en bonne place… Ce qui incite donc à relire, avec peut être un autre regard, l’album. Et d’abord constater le genre indifférencié du grand-parent : grand-père ? grand-mère ? Tout comme l’indifférenciation du genre du voisin (de la voisine ?), avec son éternel  pantalon rouge à pois blancs. Quant au jeune couple de locataires, si l’une a bien tous les attributs de la féminité (jupe, cheveux longs), l’autre semble bien plus androgyne par sa silhouette, sa coupe de cheveux, ses vêtements. Il – ou elle – porte de façon discrète une ceinture aux couleurs de l’arc en ciel, et, sur une image, un bonnet aux mêmes couleurs. Quelles sont les raisons des réticences du grand-parent à leur louer la boutique ? Le fait qu’ils soient un couple interracial ? Transgenre ? Homosexuel ? On apprécie la délicatesse avec laquelle cela est montré avec finesse, tout comme le rôle de la petite fille qui semble avoir senti ce que ce jeune couple pouvait apporter. La volonté de l’album est de ne pas choquer son public, mais de procéder par allusions auxquelles, selon sa culture, son degré d’information on sera ou pas sensible.

Car, au fond, cet album est un plaidoyer, en acte, pour l’acceptation de la différence et l’abolition des préjugés. Il parle de relation intergénérationnelle, de transmission (physiquement d’une boutique, mais de bien d’autres choses en fait), de rénovation et de l’énergie nécessaire pour redonner la vie à une maison abandonnée, et il montre dans le dernier plan comment cette énergie, cette volonté de transformer la vie, se communique aux autres maisons. Tout ceci sans un seul mot – à l’exception d’une enseigne sur laquelle le mot Amis est rajouté à l’historique Lowell – Magasin général. C’est dire l’importance ici des actes, des attitudes, de ce que l’on fait ensemble. Ajoutons à cela, pour terminer, une allusion à une intrigue secondaire qui réunit la petite fille et un chat abandonné qui trouvera, lui aussi, une famille.

Qu’est-ce que faire famille aujourd’hui ?  Qu’est-ce que vivre ensemble ? Comment faire revenir la joie et redonner vie ? Voilà un album qui, sans aucun texte, mais avec un scénario rigoureux, avec des illustrations précises, invite à s’interroger sur ces questions, avec optimisme, avec beaucoup de tendresse et avec un certain sens de la fête ! Un feel-good album, bien réconfortant pour défendre l’amour, l’amitié et la solidarité.

Zéphyr, Alabama

Zéphyr, Alabama
Robert McCammon
Traduit (anglais, USA) par Stéphane Carn
Monsieur Toussaint Laventure, 2022

La vie d’un garçon, Alabama, 1964

Par Anne-Marie Mercier

«  La grâce, c’est de pouvoir supporter une perte qui vous touche, de l’accepter et d’en retirer une sorte de joie ». p. 366

Quel beau roman ! Il est bien écrit, touche à de nombreux sujets, et offre aux garçons une lecture dans laquelle ils peuvent pleinement se reconnaitre ou se trouver. Le titre original, « Boy’s life » était sans doute plus fidèle à l’esprit du livre. En effet, on y trouve l’essence d’une enfance : promenades, parties de pêche ou de vélo avec les copains, premier bivouac, cinéma (de Tarzan qui les ravit aux Envahisseurs de la planète rouge qui les terrifie), bagarres épiques, premiers émois amoureux, soucis scolaires, histoires de voisinage, vie de famille… C’est toute une part d’enfance qui est représentée. L’ensemble est intéressant et charmant, la narration à la première personne sonne vrai : la traduction est sur ce plan (et les autres) impeccable. Si ce titre n’a pas été conservé c’est sans doute parce que les éditeurs ont voulu indiquer la spécificité de cette enfance, marquée par son décor et par les particularités de la région. Le héros a douze ans en 1964, c’est-à-dire au moment où les premières lois sur les droits civiques des Afro-Américains sont votées aux USA. Mais ce n’est qu’un début et le racisme est toujours très actif dans le Sud, en Alabama (et on en verra de sinistres et surtout médiocres exemples) ; le jeune héros découvre l’envers sombre de la vie à travers les photos du magazine Life : obsèques de Kennedy, bonze s’immolant, église brûlée par le Ku Klux Klan…

« En regardant les photos de l’enterrement du président Kennedy – le cheval sans cavalier, le salut de son petit garçon, les spectateurs alignés devant le passage du cercueil – je compris soudain ce qui éveillait en moi un sentiment d’inquiétude et de peur. Dans ces photos, on voit se développer des taches de pénombre […] les photos semblent s’emplir d’obscurité. Leurs coins sont rongés d’ombres noires qui déploient leurs tentacules sur les hommes en complet sombre et les femmes éplorées, et qui relient de leurs longs doigts ténébreux les voitures, les bâtiments et les pelouses pimpantes. […] Sur ces photos, on dirait que le noir est un organisme vivant, un virus qui se répand parmi les êtres, prêt à faire irruption hors du cadre de l’image pour poursuivre son entreprise d’engloutissement. »(p. 195)

Le garçon sera hanté par les photos d’un attentat contre une église baptiste dans lesquels des fillettes noires ont été tuées.
Mais les personnages de couleur ont dans la ville de Zéphyr et dans le récit une présence qui va au-delà de l’actualité. Ils ont encore des traditions fortes, de la mémoire de leur histoire, et des pratiques magiques. Une vielle femme mystérieuse, plus que centenaire, semble les diriger. La rivière est une autre divinité, avec de redoutables inondations et un monstre qu’elle cache. Toute cette vie est au cœur du roman et offre de belles pages. On voit aussi la difficile cohabitation entre les communautés, le prix de la solidarité, des personnages excentriques (le copain amérindien et sa famille, un pasteur fanatique qui tente de lutter contre la passion des jeunes pour les Beach boys, l’héritier du plus riche propriétaire qui se promène en ville nu, etc.).
Cet original joue aussi un rôle important : il est celui qui guide le héros, Cory, dans sa carrière littéraire. En effet, Cory invente des histoires pour ses amis, il sait capter son auditoire, et il finit par raconter un événement étrange dont il a été le témoin : un homme été assassiné dans sa voiture, engloutie dans le lac de Zéphyr, trop profond pour qu’on l’y retrouve. Il écrit cela dans une nouvelle qui sera publiée par le journal.
Ce meurtre, raconté dès le début du roman, hante bien des gens : son père, qui en a été témoin comme lui, mais n’a pas tout vu et qui meurt à petit feu de ne pas savoir comment apaiser l’âme du mort, la vieille reine noire qui entend elle aussi ce mort qui réclame justice, la rivière qui a recueilli le corps supplicié de l’inconnu, l’assassin lui-même… L’enquête bâclée, les tentatives pour éclaircir le mystère. Et enfin le dénouement donne à ce beau roman, poétique et parfois fantastique, une allure de thriller dans sa dernière partie. Pourtant, autant le reste du roman est original, intéressant et attachant, autant ces éléments sont un peu convenus. Il semble que McCammon ait subi le destin de l’écrivain dont il est question au cœur du roman, obligé par son éditeur à ajouter un meurtre dans son histoire pour la faire vendre et ainsi de la « prostituer »  :

« il a écrit un livre sur la ville et ses habitants, sur ceux qui en font ce qu’elle est. Il n’y avait sans doute pas une vraie intrigue là-dedans. Peut-être que rien dans ce livre ne vous saisissait à la gorge ou ne vous glaçait le sang, mis il décrivait la vie. Le flux des choses et des voix, ces petits riens du quotidien dont sont faits les souvenirs ». (p. 346)

Ces propos semblent décrire Boy’s life. Mais si cette intrigue parait un peu plaquée, elle apporte néanmoins de beaux moments de mystère et une cohésion au roman qui commence avec la découverte du meurtre et s’achève avec sa résolution. Au fil du temps, Cory a grandi, a affronté ses peurs, aidé sa famille, pleuré un ami et un amour, et compris que la confiance enfantine avait un temps. Un critique américain évoque le roman de Harper Lee, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, autre roman du Sud : on y trouve effectivement des personnages aussi surprenants et attachants, une vision sans concession du monde des adultes, un amour de la terre et de l’enfance, et la découverte par un enfant d’une dure réalité.

La Longue route de Little Charlie

La Longue route de Little Charlie
Christopher Paul Curtis
Ecole des loisirs – Medium – 2021

Le chemin se construit en marchant

Par Michel Driol

Caroline du Sud, 1858, Fils d’un métayer pauvre, à 12 ans, Little Charlie voit son père mourir sous ses yeux en abattant un arbre. Le contremaitre de la plantation, Captain Buck, vient réclamer de l’argent que lui devait le père, et  l’oblige à l’accompagner dans le nord, à Detroit, rechercher un couple d’esclaves fugitifs.

C’est d’abord un roman historique, qui retrace avec réalisme la situation des Etats Unis au milieu du XIXème siècle. D’un côté les Etats du Sud, esclavagistes, de l’autre les Etats du Nord, qui ont aboli l’esclavage, et où nombre de Noirs vont se réfugier sans y être forcément bien accueillis. Au-delà, le Canada, terre d’exil et d’accueil. C’est un roman qui parle aussi des pauvres blancs, obligés de travailler sans posséder leurs terres, qui ne bénéficient d’aucune instruction. Le roman est très documenté et très précis sur les conditions de vie, les supplices infligés aux esclaves, le racisme ambiant et sa façon d’imprégner les mentalités, les jugements, la vision du monde. C’est ensuite un roman d’initiation, au cours duquel Little Charlie découvre le monde qui l’entoure loin de sa ferme natale : la grande ville, Detroit, mais aussi le chemin de fer, la réalité de la vie des Noirs de cette époque, la cruauté des possédants et de certains représentants de la loi, qui l’amèneront peu à peu à changer sa conception du monde pour une vision plus humaniste et fraternelle. C’est enfin un roman psychologique, qui fait le portrait sans concession d’un des personnages les plus sombres de la littérature de jeunesse, la contremaitre, Captain Buck. Raciste, sadique, sans parole, menteur, on cherche quelle qualité il peut avoir… Il incarne à l’outrance la violence avec laquelle les Blancs ont traité les Noirs tant dans son comportement que dans ses pensées. Cette violence, omniprésente dans le roman, rend encore plus sensible le côté odieux du racisme. Un mot sur l’auteur,  Christopher Paul Curtis, premier homme Afro-américain à avoir remporté la Médaille Newbery, prestigieux prix littéraire américain de littérature jeunesse, pour son second roman, Bud, Not Buddy.

Un roman historique qui se lit d’une traite, et sait rendre sensible la condition des Noirs et des pauvres Blancs du Sud des Etats Unis au milieu du XIXème siècle.

Poing levé

Poing levé
Yaël Hassan
Le Muscadier 2021

Quelques jours en mai juin 2020

Par Michel Driol

Dans la famille Bellerose, d’origine antillaise, il y a le père kiné, la mère coiffeuse, deux jumelles en école d’infirmière, et Junior, le héros de l’histoire, bon élève de 4ème. Durant le confinement, il doit préparer un exposé sur une personnalité qui a changé le cours de l’histoire : il a choisi Tommie Smith, le coureur américain qui a levé le poing sur le podium aux jeux olympiques de Mexico en 1968. Tandis qu’il hésite entre Anissa et de Yasmine, deux filles de sa classe, c’est Anna, sa voisine, avec laquelle il va sympathiser, qui va l’aider à préparer son exposé, et dont il va finalement tomber amoureux.

Ecrit à la troisième personne, ce roman polyphonique rend compte d’une actualité brûlante, et de la période de la fin du confinement. S’y croisent en effet des extraits de l’autobiographie de Tommie Smith, la mort de George Floyd aux Etats Unis à travers des flashs du journal télévisé, des documentaires résumés, dont on a l’adresse pour aller les revoir, des articles sur les préjugés, mais aussi des échanges de SMS. S’y croisent aussi les paroles singulières des membres de la famille Bellerose, des amis de Junior, le regard d’Anissa et de Yasmine sur l’actualité française, l’affaire Adama Traore, les violences policières ou les contrôles au faciès. Le roman vaut donc par ces voix singulières, et par la galerie de personnages secondaires qui vont des grands parents de Junior restés aux Antilles à ses amis, Arthur, d’origine asiatique, Anna, d’origine polonaise, Yasmine et Anissa, d’origine maghrébine, voire à une ancienne déportée qui porte encore un numéro tatoué sur le bras.  Tout cela laisserait croire à une France black-blanc-beur, mais le roman s’avère moins optimiste qu’il n’y parait. Ce sont des clans, par origine, qui se forment au collège. C’est Anissa, jeune fille rieuse, qui est en fait sous la coupe de son grand frère, islamiste intégriste, et que l’on voit porter le voile. C’est Yasmine qui constate qu’on ne se mélange pas en fait, et que chacun reste dans son clan, son groupe, sa communauté pour sortir ensemble. Pour autant, le roman n’est pas complètement désenchanté. D’abord parce que l’histoire de Tommie Smith, reçu par le président Obama, montre que les choses peuvent changer, et qu’on n’est pas condamné au communautarisme. Ensuite parce que Junior veut échapper à ces déterminismes socio-culturels et veut combattre les préjugés, parce qu’avec ses sœurs et Anna il participe à un rassemblement pour protester contre les violences policières. Le roman est un appel à ne pas faire d’amalgame, à faire la part des choses, à s’interroger sur les préjugés, les manipulations d’opinion d’où qu’elles viennent, à dialoguer, même si les points de vue sont différents.

Un roman sur le monde contemporain, dans lequel on retrouve la force narratrice de Yaël Hassan, l’importance qu’ont pour elle l’histoire et le souvenir, et l’espoir en un monde plus fraternel.