Entrer dans le monde

Entrer dans le monde
Claire Duvivier
L’école des loisirs (medium), 2024

Allons donc sur Mars !

Par Anne-Marie Mercier

Vingt-six adolescents, garçons et filles, chacun avec un animal de compagnie, vivent dans un domaine nommé Danube. Ils sont encadrés par des tuteurs, chacun avec un rôle précis (tuteur fermier, tutrice vétérinaire…) et chacun accompagné par sa « baba », un genre de maman, toujours disponible, toujours souriante. Les leçons sont données par une hologrammiste qui prend l’apparence d’une muse, selon la matière à enseigner (il y a sans doute un clin d’œil à Méto, avec ces références à l’Antiquité). De temps en temps, ils quittent leur dôme pour se rendre à la surface, explorer la forêt et observer les animaux sauvages. Tout cela forme une jolie description d’un groupe, chacun avec son caractère (et celui de son animal). Ils attendent en s’instruisant l’âge adulte, âge où ils entreront « dans le monde », quel monde, ils n’en savant rien et la suite du roman les éclairera cruellement.
Claire Duvivier a l’art de distiller les informations peu à peu, à chaque chapitre, aussi bien pour le lecteur que pour l’adolescent qui focalise le point de vue et qui sera le moteur de l’histoire. C’est Xabi qui, avec son groupe d’amis un peu plus intrépides et un peu moins disciplinés que les autres, découvre des zones interdites du dôme, où leur origine est révélée. Lorsqu’un sénateur venu d’Euphrate, le dôme voisin, leur rend visite avec sa famille pour de mystérieuses et inquiétantes discussions avec les tuteurs, c’est Xabi qui entre en contact avec sa fille, qui s’appelle, comme par hasard, Aryana, et qui l’aidera par la suite. Enfin, lorsque des visiteurs venus de plus loin encore détruiront leur petit monde, c’est lui qui pourra s’échapper et c’est à travers ses yeux que se dévoilera peu à peu la vérité : ils se trouvent sur la planète Mars, et ce qu’ils prenaient pour l’extérieur se trouve sous un super dôme ; la Terre, polluée et dévastées par des épidémies incontrôlables à cause du réchauffement qui a libéré les virus du permafrost, a été abandonnée au cours d’un immense exode des survivants. Le dôme Danube est un domaine expérimental bien loin du réel des autres humains, et le monde réel de Mars, le dôme Euphrate, est un cauchemar (surpeuplement, vie souterraine, sans nature et sans animaux…) tandis que celui vers lequel ils vont être enlevés, la Terre, est un cauchemar pire encore.
Si la fin (relativement heureuse, comme toujours en littérature de jeunesse) est un peu facile avec l’intervention d’une geek qui détourne les systèmes les plus sophistiqués et une IA docile et experte en navigation interstellaire, le roman demeure plein de qualités. Très bien écrit et construit, il est porté par des personnages variés et attachants ; Xabi, un peu à part, solitaire et fragile, soucieux essentiellement de son chat, ce qui sera l’un des moteurs du récit, Aryana, généreuse, au trajet perturbé par un handicap de naissance, entravée par des difficultés à trouver sa place dans sa famille. Cette famille même, elle-aussi très intéressante, propose une figure de résistance dans un monde hyper contrôlé. Certains tuteurs sont un peu inquiétants et l’on découvre peu à peu qu’ils n’ont pas tous pour objectif le bonheur des enfants ; comme dans les romans scolaires, tâcher de deviner qui sera le (ou les) méchant(s) de l’histoire est un des points de suspens. Les «Babas»  amusent le lecteur qui devine vite ce qu’elle sont, alors que Xabi et ses amis sont prisonniers d’une illusion. La narration propose des mystères en cascades, petits tout d’abord, ou qui mènent à des fausses pistes, puis à des retournements spectaculaires.
Le roman est riche et extrêmement cohérent, parfaitement maitrisé. En trois parties, Claire Duvivier crée trois monde différents, celui de Danube (premier tiers, entre utopie futuriste et roman scolaire), celui d’Euphrate, entre anticipation et dystopie (Euphrate est le résultat d’un cauchemar mais la société est démocratique et la famille d’Aryana est un modèle, certes menacé; c’est un futur possible et peut-être probable pour notre humanité) et un troisième à l’intérieur du port spatial, qui est le théâtre d’une traque et de combats; les adolescents y sont particulièrement ingénieux. Enfin, le roman s’achève avec une ouverture sur un espoir, peut-être une nouvelle utopie, certes fragile… Mêlant préoccupations écologiques, inquiétudes catastrophiques, réflexion sur l’histoire et récit d’apprentissage, elle fait avec ce premier titre une belle entrée en littérature de jeunesse.

La Terre, notre combat

La Terre, notre combat. Rencontre avec six jeunes autochtones engagés
Louise Pluyaud, Elodie Flavenot
Sarbacane, 2024

Bien d’autres Greta Thunberg

Par Anne-Marie Mercier

Six jeunes autochtones, pour six continents. On les découvre dans leur combat pour l’eau, l’air, la propriété des terres…, combats qu’ils ont pour la plupart initiés très jeunes, parfois autour de douze / treize ans, allant à la rencontre de politiques, créant un mouvement, etc. Mais on découvre aussi l’ancienneté de ces luttes, et on en apprend beaucoup sur les peuples autochtones auxquels ils appartiennent : 6% de la population mondiale, avec un capital culturel énorme, de nombreuses langues, des mythes, des arts, mais aussi des savoirs positifs utilisés et récupérés par les sociétés dites avancées. Chaque continent est abordé par une double page qui présente ses populations, son histoire, ses premiers héros pour l’affirmation d’une identité.
Cette introduction est suivie par le portrait des six jeunes gens : Autumn Peltier, Anishinaabe (Amérique du Nord, Canada), Bitaté Juma, Uru-Eu-Wau-Wau (Amérique du Sud, Brésil), Fitimata Hamadalher, Afrique, Niger, Touareg), Shivu Ja, Jenu Kuruba (Asie, Inde) Dujuan Hoosan (Océanie, Australie, Aborigène) Áila Elise Gamst (Europe, Norvège, Samie). Chacun a développé un moyen de lutte. Notons l’arme de la dernière, la jeune Samie, qui se sert de la mode pour sensibiliser le monde à son combat.
La fin de l’album propose divers moyens de s’engager :  s’informer, partager, échanger, aider les ONG, manifester, ou s’émerveiller… Ainsi chacun peut se sentir acteur, selon le lieu où il vit, la famille dans laquelle il est né, ses envies. Enfin, on propose un temps « pour aller plus loin » avec des titres de livres, des podcast, des liens et même un jeu vidéo. S’engager devient presque un jeu d’enfant, mais un serious game tout de même. La lecture de cet album, sérieux et très documenté est aussi un parcours superbe dans des images chargées en couleurs et une belle exploration  des origines : langues, sports, végétaux, animaux…  on apprend beaucoup.

 

 

 

 

 

Liberté

Liberté
Paul Eluard – 15 illustratrices et illustrateurs
Rue du Monde 2024

Sur mes cahiers d’écolier…

Par Michel Driol

Chacun, bien sûr, connait ce poème célèbre de Paul Eluard. Mais, si 80 ans ont passé depuis la Libération, on peut toujours aujourd’hui mesurer et apprécier la force, le souffle, de cette ode à la liberté, sans cesse menacée, bafouée si souvent dans le monde. Pour que les enfants en mesurent le prix, et replacent dans son contexte historique le poème et son auteur, les éditions Rue du Monde le republient aujourd’hui, illustré par une quinzaine d’illustrateurs, comme une façon de montrer son universalité.

On saluera d’abord la diversité des illustrateurs, venus de France, d’Iran ou de Berlin. Chacun a la charge d’une double page, format à l’italienne, pour illustrer une ou deux  strophes, voire un seul mot. Chaque strophe prend ainsi une couleur différente, et entraine le lecteur dans des imaginaires très différents, des imaginaires qui, pour beaucoup, sont des hommages au mouvement surréaliste, à ses collages, à la rencontre d’objets incongrus, à un univers qui fait la part belle au rêve. Chacun a tenu à établir un lien entre les vers illustrés et l’illustration, sans servilité, mais en offrant une réelle lecture du poème. Certains nous plongent dans un univers très enfantin, comme la jungle de Marc Majewski où cohabitent tigres, léopards et enfants, ou comme les cerfs-volants de Vanessa Hié. D’autres jouent sur la couleur, comme Nathalie Novi avec cet univers bleu où la barque vogue en plein ciel, ou Sandra Poirot Cherif avec le jaune éclatant et lumineux d’un ciel africain traversé d’oiseaux. Mais d’autres proposent des images plus graves, comme la jeune Iranienne Noushin Sadeghian, qui propose un face à face parfaitement construit à partir de deux compositions en triangle entre des puissants et des soldats, d’une part, noirs sur fond blanc, menaçants, et un vol de colombes blanches sur fond noir qui vient vers eux… Illustration sombre aussi proposée par Zaü, paysage marin sous un ciel menaçant, avec barbelés et bateau échoué, d’où s’échappe un vol d’oiseaux blancs… Impossible ici de citer les techniques utilisées par tous, la déconstruction cubiste de Javier Zabala, l’orientalisme de Bei Lynn qui suggère les choses… Les trois dernières pages, soit la dernière strophe et la chute Liberté, sont illustrées par Laurent Corvaisier, dans des compositions aux teintes très fauves, très lumineuses qui associent la femme, la nature et les animaux et où l’on devine parfois comme le trait ou les motifs de Matisse. Autant d’illustrations qui prolongent les mots d’Eluard dans ce qu’ils ont d’intemporel et d’universel.

Au poème, Alain Serres ajoute un cahier documentaire qui replace Eluard et le poème dans leur contexte historique. Ce sont des pages superbement illustrées de photographies d’Eluard, de Gala, de Nusch, mais aussi de reproductions de la première édition (octobre 42, antidaté à avril 42), ou d’archives historiques. Alain Serres présente ainsi une biographie d’Éluard, le replace dans son milieu familial, puis dans le monde de l’après première guerre mondiale, celui du dadaïsme et du surréalisme. S’il évoque l’engagement communiste d’Eluard, il préfère insister sur l’histoire du poème Liberté, de son écriture à sa publication, de son rôle dans la Résistance. Enfin, une double page présente chacun des illustrateurs de l’album.

Quoi de mieux, pour clore cette chronique, que de reprendre la conclusion d’Alain Serres, s’adressant aux enfants, aux lecteurs ? La liberté n’aura-t-elle pas toujours besoin de poésie, besoin de vous pour exister ?

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

80 ans après

Par Michel Driol

Pour ce second opus du Musée secret de Sami et Lola, les deux héros profitent de la journée où se débarrasse des vieilles choses inutiles mais qui peuvent encore servir pour prendre un vieux cartable. Ils y trouvent un cahier, avec de drôles de poèmes Le chat volant a décollé à minuit ou la langouste a bu son café, une drôle de pierre et un plan des souterrains du château. Souterrains qu’ils explorent, remplis d’inscriptions en allemand, avant de rencontrer la vieille dame à qui appartenait le cahier, durant l’occupation, et qui fut la plus jeune résistante.

On retrouve avec plaisir Sami et Lola, leur curiosité pour l’histoire, ainsi que les personnages secondaire (le grand père et la grand-mère de Lola), et toujours le décor du château du Fil d’Or, dont le nom sonne comme une métaphore de l’Histoire. L’enquête, cette fois-ci, conduit à découvrir la période de la seconde guerre mondiale, la façon dont des enfants pouvaient résister, prendre des risques, être porteurs de messages, au grand étonnement et émerveillement des deux héros.  Là encore, Didier Daeninckx se fait passeur de mémoire, autour de la figure de cette petite fille devenue vieille dame dans un EHPAD, qui raconte son enfance et ses engagements.

Ce second volume tient les promesses du premier, et rend sensibles et proches des faits historiques au travers des questions, des investigations, des rencontres menées par les deux jeunes enfants, découvrant avec une certaine naïveté et candeur des épisodes bien troubles de notre histoire nationale.

Lire la chronique du tome 1

Indigo

Indigo
Alex Cousseau et Charles Dutertre
Rouergue 2024

Des indiennes et des esclaves

Par Michel Driol

Né en 1789, Gaspard vit dans une famille d’indienneurs. Sa mère blanchit les tissus, son père grave les motifs sur des planches de bois, et son oncle est teinturier. Enfant solitaire et curieux, il s’invente un double, un ami imaginaire, Melchior, l’un des trois rois mages, dont il trace la silhouette sur différents tissus. Mais que deviennent ces indiennes, une fois chargées à Nantes sur des bateaux ? Gaspard découvre qu’elles sont destinées à être échangées contre des esclaves, et que son père a gravé cet échange cruel sur des planches de bois pour raconter lui aussi ce commerce inhumain.

Alex Cousseau et Charles Dutertre signent ici un très riche album, qui, grâce à la fiction, permet de rendre compte de façon très documentée et du métier d’indienneur, et de la sombre réalité du trafic d’êtres humains.  La curiosité du personnage de Gaspard rend toutes les questions possibles, et à ses parents, et à son ami imaginaire, afin de donner des détails techniques sur la technique de fabrication des indiennes, avec une grande précision du lexique pour nommer les outils ou les colorants utilisés, sans que cela ne brise la dynamique du récit. Face aux réticences de ses parents à lui révéler la vérité du trafic d’esclaves, Gaspard explore les planches gravées par son père, en découvre certaines qui, mises bout à bout, comme dans une bande dessinée, révèlent la sombre réalité. Ces planches secrètes le conduisent alors à poser d’autres questions à ses parents, et c’est là que l’album aborde une nouvelle problématique, celle de la complicité ou pas des ouvriers avec la finalité de leur production. C’est le père qui donne ses réponses, et ouvre la voie à une forme de résistance, de révolte. Comment conserver son gagne-pain et sa dignité ? Comment rendre compte de ce que l’on sait pour que cela change ? Questions fondamentales, et réponses à hauteur des enfants lecteurs qui découvrent ici une autre forme de résistance.

On regrettera peut-être la fin de l’album, qui omet de préciser le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, en 1802, pour se focaliser sur le mot abolition, sur la circulation d’idées nouvelles, et sur la rencontre avec un homme noir sur le port de Nantes, façon de montrer la fraternité.

Comme les indiennes, les illustrations sont de véritables tableaux colorés, pleins de détails d’une fine précision : animaux, végétaux, silhouettes à contempler, à admirer. On est là très près d’un art populaire, celui des cartes à jouer aussi, avec ses personnages dont on retrouve parfois la représentation naïve. L’une des illustrations est particulièrement marquante, celle où l’on voit les esclaves entassés dans le bateau.

Un album plein de surprises qui dit les pouvoirs de l’imagination, de l’art pour témoigner et lutter pour plus de fraternité, tout en s’appuyant sur l’histoire vraie des indienneurs de Nantes et du commerce triangulaire.

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge

Missak et Mélinée – Une histoire de l’affiche rouge
Elise Fontenaille
Rouergue doado 2024

Prose pour se souvenir

Par Michel Driol

80 ans après l’exécution de Missak Manouchian, au moment de son entrée au Panthéon, Elise Fontenaille rend hommage, non seulement à Missak et Mélinée, mais aussi aux 23 fusillés du 21 février 1944, et, plus largement, à tous les résistants, dans un texte qui mêle subtilement fiction et documentaire biographique.

Le réel, il est bien là, dans le récit de la vie de Missak Manouchian, de son enfance marquée par le génocide arménien, qui fait qu’il se retrouve vite seul avec son frère ainé, dans un orphelinat syrien où il apprend le français et découvre la poésie. Puis c’est l’arrivée à Paris, où il devient un poète et intellectuel arménien, engagé, communiste, rêvant de retourner à Erevan. C’est enfin la guerre, l’entrée dans la Résistance où ses qualités humaines le conduisent à diriger le groupe FTP-MOI, constitué de résistants communistes d’origine étrangère. Le réel, c’est aussi l’histoire individuelle de quelques-uns des 23, c’est aussi la reproduction des lettres qu’ils écrivent à leurs proches, c’est aussi le récit de leur exécution documenté par le prêtre qui y assista, ainsi que par les trois photos prises par un soldat allemand. Le réel, c’est enfin la vie de Mélinée, les circonstances de l’écriture du poème d’Aragon, de sa mise en musique par Léo Ferré… et sa censure, à l’ORTF, jusqu’en 1982…

La fiction, elle est là, avec d’abord le récit (fantastique) qui encadre l’histoire de Missak et Mélinée. Récit dans lequel un adolescent, Jibril, marchant devant la fresque murale d’Artof Popof représentant Manouchian, est accueilli par Hermine qui lui offre à manger dans son restaurant arménien. C’est Hermine qui raconte ensuite l’histoire, explicitant les détails de la fresque. Mais le lendemain, le restaurant n’est qu’un rideau de fer rouillé… La fiction, elle est aussi là dans les dialogues, dans la construction littéraire des personnages de ce roman historique, afin de rendre plus sensibles les valeurs qu’ils incarnent, jusqu’à en mourir : le gout de la liberté, de la fraternité, le gout du beau et de la poésie, le refus de toutes les oppressions et de toute xénophobie.

En assumant aussi bien la dimension réaliste que la nécessité de la fiction, le texte sait s’adresser à des adolescents d’aujourd’hui en adoptant une grande variété de styles en fonction des époques relatées. L’enthousiasme de la jeunesse, ses aspirations, marqués par des phrases exclamatives, pleines de vie, entrecoupées de poèmes bien choisis de Villon, Hugo, Baudelaire… Puis la guerre, les actes de résistance, relatés en des phrases plus sobres, comme une façon de constater, de dire sans effet de style le courage et les dangers, puis de raconter, sans emphase, sans pathos, l’exécution des 23 résistants. A ce moment-là, la poésie a disparu, pour revenir à la fin avec le poème d’Aragon.

Texte essentiel pour l’autrice qui explicite les raisons très familiales qu’elle a eu à l’écrire, elle qui est issue d’une famille de résistants. Par-là, le texte assume bien toute une fonction de la littérature, de jeunesse en particulier – qui est celle de la transmission. Transmission d’une génération à une autre, transmission qui passe par les mots. Et ce n’est pas pour rien qu’on trouve la figure d’Hermine comme passeuse qui raconte cette histoire, dans une véritable mise en abyme, et que Jibril à son tour se met à écrire.

Faut-il enfin souligner l’actualité et la nécessité de ce texte, en ce début 2024, au-delà des effets d’anniversaire, dire à quel point il montre bien que ceux que l’affiche rouge présentait comme des terroristes étrangers étaient en fait plus français que bien d’autres, en ayant épousé les valeurs qui nous font vivre ensemble ? On laissera à Missak la conclusion de cette chronique :

Vous avez hérité de la nationalité française. Nous, nous l’avons méritée…

Dans la gueule du loup

Dans la gueule du loup
Michal Morpurgo – Barroux (illustrations)
Gallimard Jeunesse 2018

Le Partisan

Par Michel Driol

On vient de fêter les 90 ans de Francis au village du Pouget. Durant la nuit, rythmée par les hululements d’un petit-duc et les coups d’une cloche fêlée, il se remémore sa vie. Ses rapports avec son jeune frère, qui, au début de la seconde guerre mondiale, s’engage dans la Royal Air Force, et meurt dans un accident d’avion. Sa décision alors, lui le pacifiste, objecteur de conscience, de s’engager contre ses convictions, et de se jeter dans la gueule du loup comme espion britannique, résistant en France occupée.

Une histoire vraie, dit le sous-titre. L’histoire de Francis et Pieter Cammaerts, les deux oncles maternels de l’auteur. C’est dire ce que représente ce récit pour son auteur, sans doute le plus personnel qu’il ait écrit. Sa réussite tient à la façon dont il retrace la vie de son oncle, à la première personne, comme s’identifiant à lui qui revoit les épisodes importants de sa vie défiler.  La sobriété et la pudeur du récit n’excluent pas la sensibilité et émotion, en particulier parce que Francis s’adresse chapitre après chapitre à son père, à Pieter, ou à ses autres compagnons de lutte, d’autres résistants et résistantes qui parfois ont payé de leur vie leur engagement. Il s’étonne d’être parvenu à 90 ans et leur rend hommage, incluant dans cet hommage les plus anonymes, en particulier les femmes. Ce dispositif narratif qui mêle le passé et le présent, les vivants et les morts, est d’une grande force et contribue à donner de l’épaisseur humaine au héros. Tout autant que la précision des souvenirs, des actions conduites par Francis, ce qui frappe ce sont les valeurs qui animent ses engagements. Valeurs humanistes, courage, amour : le roman fait le portrait en action d’un héros de notre temps, d’un enseignant, d’un pacifiste convaincu qui se jette dans l’action clandestine afin que la mort de son frère ne soit pas inutile.

Les illustrations de Barroux, « avec [ses] propres armes, la ligne et la lumière », du noir, du blanc et du gris, donnent une réelle intensité dramatique aux scènes représentées, mais se concentrent aussi sur les visages, les joies, les peurs, les angoisses.

Un cahier documentaire, illustré des photographies des personnages, complète le récit.

Un récit particulièrement émouvant dans sa simplicité, pour rendre hommage à la vie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale, le replacer dans son milieu familial, qui est aussi celui de l’auteur, à travers ses identités successives de frère, père, professeur et espion, et permettant à tous de comprendre aujourd’hui ce que signifie le verbe « résister ».

La Brigade de l’oeil

La Brigade de l’oeil
Guillaume Guéraud
Rouergue, 2019

Le Fahrenheit 451 des images

Par Anne-Marie Mercier

L’univers décrit par Guillaume Guéraud en 2007 (il s’agit ici d’une réédition en grand format d’un poche de « doAdo noir ») ressemble à une inversion de celui que l’on trouve dans le roman célèbre de Bradbury, Fahrenheit 451 : ici, ce ne sont plus les livres qui sont traqués, mais les images, toutes les images. Elles sont soupçonnées d’asservir les esprits, de fausser les jugements, de faire l’apologie de la violence et d’être l’opium du peuple. On les brûle. Au contraire, la littérature est au centre de la culture (on parle un peu du théâtre, mais pas autant qu’on aurait pu) : les rues portent des noms d’écrivains, la faculté des lettres est l’objet de toutes les attentions…

Monde idyllique ? non : tout cela a été accompli à travers une répression sauvage menée contre les cinéphiles, les artistes, les amateurs de porno, les sentimentaux attachés à leur passé… Plusieurs scènes décrivant des massacres montrent la brutalité de la Brigade de l’oeil (un genre de police des mœurs, et notre présent rejoint le livre) qui lutte contre ceux-ci et l’acharnement des défenseurs d’images. L’impératrice Harmony veille sur tout, et l’on apprend qu’elle est même l’auteur des livres du philosophe qui dicte sa conduite à toute la société. Tout cela rappelle les pires moments des régimes totalitaires, notamment celui de Ceausescu, mais fait écho à d’autres récits comme 1984 qui montrent comment on peut guider par la propagande et la police de la pensée toute une société.

Lorsque l’histoire commence, le « mal » est quasiment éradiqué et l’on suit un lycéen réfractaire, Kao, qui entre en contact avec les derniers résistants, et un capitaine de la Brigade. L’alternance des points de vue donne à ce récit une épaisseur humaine intéressante (chacun a ses raisons et doute parfois). Tout cela se finit très mal, mais entre-temps on aura vu l’importance des images, leur force, leur capacité à témoigner de l’Histoire (belle évocation de Nuit et brouillard) et on aura pu lire un bel hommage à toute l’histoire du cinéma (Les Temps modernes de Chaplin joue un rôle de premier plan).

Ce texte est provocateur, tant il prend le contre-pied de toutes les condamnations du monde des images dans lequel nous vivons et fait le procès de la lamentation sur la perte d’influence de la littérature mais il fera consensus (ou du moins un certain consensus) sur un point : la télévision seule est condamnée par tous.

Le suspens est très bien mené, les personnages intéressants, l’univers futuriste est très proche du nôtre, de plus en plus proche… (que de mauvais chemin fait en quinze ans seulement !)  et convaincant et tout cela est combiné avec la question de la place des images poussée jusqu’à son paradoxe.

(reprise un peu modifiée de mon article de 2007)

 

 

Trois amis pendant la guerre – Alsace 1940

Trois amis pendant la guerre – Alsace 1940
Béatrice Mesnil
L’Harmattan 2022

Une enfance alsacienne pendant la seconde guerre

Par Michel Driol

Septembre 1940. A Thann, en Alsace, trois amis adolescents, François, Charles et Gauthier, ont du mal à supporter l’arrivée des Allemands, qui imposent une langue, de changer de prénom. Cette germanisation forcée va de pair avec un endoctrinement forcé. Chacune des trois familles va connaitre un destin différent. Celle de Charles se déchire entre le père pasteur démocrate et le fils ainé, acquis aux thèses des nazis. La famille de Gauthier est juive, et ses parents sont arrêtés. Mais lui réussit à s’enfuit. Quant à celle de François, le narrateur, elle entre dans la résistance.

Inspirée des souvenirs de Jean Eugène Muller racontés à l’autrice, voilà un récit qui tente de faire revivre, au plus près du vécu des personnages adolescents, ce qu’a été la guerre en Alsace, dans cette région qui, entre 1870 et 1918, avait déjà été allemande. Mais rien de comparable entre cette première annexion, dont, finalement, les protagonistes ne gardent pas de très mauvais souvenirs, et cette nouvelle occupation, marquée par la brutalité et l’idéologie nazie. Ce récit d’aventures vécues montre bien les façons de résister en secret, ou de se laisser endoctriner par la propagande. Il est vivant, et fait la part belle aux sentiments, émotions et peurs ressenties par le héros, permettant au lecteur contemporain du même âge de s’identifier à lui.

Un récit sobre, à la limite du documentaire narrativisé, pour mieux comprendre ce qu’a été l’occupation.

 

La Fuite sans fin de Joseph Meyer

La Fuite sans fin de Joseph Meyer
Claude Gutman
Gallimard 2022

Chasse à l’enfant…

Par Michel Driol

Né en Pologne, Joseph a fui avec son père les pogroms qui ont tué sa mère et ses frères. En 1933, bon élève, il est reçu au certificat d’études, mais son père, brutal, veut qu’il soit tailleur comme lui. Et de le lui expliquer à coups de ceinturon. Joseph fugue, pour rejoindre son oncle fourreur à Paris, qui le fait héberger dans une ferme dont le propriétaire martyrise deux enfants placés par l’assistance publique. Prenant leur défense, Joseph donne un coup de bêche sur la tête du fermier, est arrêté pour vagabondage et, après quelques péripéties judiciaires, envoyé à la colonie pénitentiaire de Belle Ile en Mer, puis d’Eysses, dont il ne sort que pour faire ses classes et participer à la drôle de guerre. Il déserte l’armée en déroute, s’engage par amour dans la Résistance, est capturé et renvoyé à Eysses, devenu prison pour politiques. Parvenant à s’évader, il se retrouve à la Libération à Paris. On laissera au lecteur le soin de découvrir par lui-même le dénouement…

Avec un récit à la première personne, celle de Joseph, voilà un gros roman (plus de 300 pages) à l’écriture enlevée, alerte, qui se lit d’une traite tant on est  pressé de connaitre la suite de cette aventure dans laquelle la petite histoire du héros croise la grande histoire. On retrouve tous les ressorts de ce qui a fait le succès de la littérature populaire, au sens noble du terme. Un personnage d’orphelin, au grand cœur, avec ses rêves, en butte à l’hostilité du monde. Des péripéties nombreuses, qui font qu’à chaque fois qu’il croit toucher au bonheur, le tragique survient, qui l’empêche de trouver la stabilité et l’épanouissement. On songe à Hector Malo, mais aussi à Alexandre Dumas – et ce n’est sans doute pas pour rien que Joseph lit chaque fois qu’il en a l’occasion Le Comte de Monte Cristo, au point de choisir le pseudo de Dantès… L’arrière-plan historique et politique est soigné et particulièrement bien documenté, tant dans les conditions de vie des enfants dans les colonies pénitentiaires que dans leur vocabulaire. Violence insupportable, brimades, injustice, tout ce que dénonçait le Prévert de Chasse à l’enfant est présent avec réalisme dans le roman qui le rend d’autant plus sensible que c’est une victime du système qui le décrit. L’arrière-plan politique apparait petit à petit, avec ces surveillants qui lisent l’Action Française, où l’on trouve les échos des manifestations anti-républicaines. Puis c’est le Front Populaire, découvert à travers la figure d’un menuisier communiste. C’est enfin la guerre et la Résistance, dans laquelle le héros se retrouve un peu par hasard et par amour, avec ses mouvements non encore unifiés, que le héros croise, sans vraiment savoir dans lequel il est engagé. Car, d’une certaine façon, Joseph est le jouet d’un destin qui s’acharne contre lui. Parmi les figures de brutes épaisses et inhumaines se détachent pourtant quelques « justes », véritables points de lumière dans un univers déshumanisé. Un policier parisien, deux menuisiers à Eysses, un compagnon d’armes, une institutrice résistante, un couple de cheminots résistants…  Pas de manichéisme pourtant, car on retrouve dans le camp des bons, à la fin, d’autres hommes, juifs et résistants, aveuglés par leur propre idéologie et dont le comportement est tout aussi inhumain. C’est au final un beau roman d’initiation, picaresque et épique par certains côtés, qui montre comment se forge le caractère d’un adolescent à fleur de peau, impulsif, courageux qui découvre finalement ce que c’est qu’être un homme. C’est enfin un roman optimiste, à la fin presque heureuse, dans laquelle Joseph, revenu à son point de départ, trouve un nouveau sens à sa vie près une fuite sans fin.

Il faut dire enfin l’actualité de ce roman. Selon Lukács, un roman historique parle autant de la période historique qu’il décrit que de l’époque qui l’a vu écrire. Une époque où l’on trouve la justice des mineurs trop laxiste, une époque qui voit la montée des racismes – antijuif, anti-arabe, -, une époque qui voit la disparition des témoins directs de la Résistance, une époque qui constate, impuissante, la montée des extrêmes-droites en Europe… On ne saurait donc que trop en conseiller la lecture aux adolescents d’aujourd’hui et aux adultes.