Dédée / Un jardin pour Maman

Dédée / Un jardin pour maman
Claire Beuve / illustrations de Tildé Barbey
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Le pouvoir des fleurs

Par Michel Driol

Comme dans tous les ouvrages de la collection Faire humanité, deux récits tête bêche, signés de la même autrice, Claire Beuve, et un cahier d’illustrations au centre.

Dédée, c’est une vieille femme sans abri, qui vit en pleine ville sous une tente autour de laquelle elle entretient un petit jardin de fleurs avec des rejets de rosiers ou des tulipes. Elle raconte sa vie, le décès de son mari Jojo, la perte de revenus qui l’ont conduite à la rue. Tous les gens du quartier l’entourent, mais elle se refuse à aller chez l’un d’eux. Un jour, malade, elle doit être hospitalisée…Un jardin pour maman, c’est celui d’Ariel, que tout le monde vient admirer. Pourtant, il n’y a pas une seule fleur bleue… C’est que le bleu est la couleur des coups qu’IL faisait pleuvoir sur toute la famille.

Au-delà des différences entre les lieux ou les personnages, les deux récits partagent des situations, des valeurs et des aspirations communes. C’est d’abord le lien qu’entretiennent les personnages avec la nature, et plus spécifiquement le jardin de fleurs, le jardin d’agrément. C’est le rosier blanc de Dédée qui fait le lien avec sa vie d’avant, c’est le jardin d’Ariel, pour recréer celui que sa mère entretenait, et qu’IL a détruit. Dans ces deux textes, c’est bien du rapport entre le présent et le passé qu’il est question, les fleurs faisant le lien. Passé heureux pour Dédée, passé douloureux pour Ariel. Comment survivre  dans les deux cas ? Comment survivre après un décès et la perte de tout, comment survivre après la rupture du lien familial causée par un père violent ? Quel que soit l’âge des personnages, c’est la question des traumatismes moraux, psychiques qui est ici abordée. Ce que disent ces deux textes, c’est qu’il y a de l’espoir. Espoir lié à la solidarité entre tous les voisins, à l’accueil de la vieille femme sans abri, à la façon de l’insérer dans un monde plus chaud que la rue, tout en respectant sa volonté d’indépendance et de ne pas gêner, de ne pas s’imposer. Espoir lié à la paix qu’on peut faire avec le bleu, c’est-à-dire à la façon d’aller de l’avant, en étant soutenu par sa mère et par Enzo, le jeune neveu d’Ariel. Ce qui frappe dans ces deux textes, c’est l’absolue humanité des personnages, leur solidarité, leur façon de vouloir s’aider, leur façon aussi de vouloir créer du beau, malgré leurs blessures. Façon de dire le rôle du beau, de l’esthétique, pour surmonter les épreuves de la vie. Façon de dire que l’art n’est pas un plus, une chose superflue, mais une composante essentielle.

L’écriture est à la hauteur des enjeux philosophiques des textes. Une écriture fine, qui sait se faire parfois métaphorique lorsque Dédée évoque le décès de Jojo « parti taquiner la voute céleste », elliptique lorsqu’Ariel ne désigne son père que par le pronom « IL », les capitales d’imprimerie disant tout le pouvoir de malfaisance de cet homme. Une écriture qui donne à entendre les noms des fleurs dans toute leur poésie,  myosotis, agastaches, centaurées… Une belle écriture, aussi concrète qu’Ariel qui aime avoir les mains dans la terre… Plutôt réalisé avec des dominantes de couleurs froides, bleu, vert, le cahier d’illustrations met l’accent sur l’humanité de ces personnages au milieu de fleurs rouges et jaunes.

Il faut cultiver notre jardin, écrivait Voltaire… Deux récits qui montrent toute l’importance psychologique, sociale du rapport avec les fleurs.

demanderl’impossible.com

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Irène Cohen-Janca

Rouergue, 2012

Révolutions muettes

Par Matthieu Freyheit

demanderl’impossible.comMuettes, comme les nombreux silences qui tissent ce roman nourri de non-dits et de dialogues en creux. Voilà un livre plutôt subtil qui mérite de s’y arrêter et de passer un premier malaise : car c’est bien un malaise, et non de l’ennui. Mais sans abricela, il faut le découvrir, comme on découvre peu à peu tout ce qui, dans la vie d’Antonin, va de travers.

Antonin a quelque chose du loser : c’est en ces termes en tout cas qu’il se présente au lecteur. Loser, il n’a cependant que le sentiment de l’être. En réalité, c’est un adolescent comme les autres, et c’est peut-être ce qui pose problème. Car Antonin se réfère parfois malgré lui aux idées de son oncle Max, celles de mai 68. Là, ça y est, vous avez compris le titre. Mai 68 ? Il était temps, c’est vrai, qu’un roman intelligent y revienne. Car mai 68, il y a ceux qui l’ont vécu, et il y a les autres. Entre les deux, un fossé, un on-ne-sait-quoi d’inexplicable. Et pourtant, c’est bien mai 68 qui, de ses relents libertaires, gangrène l’existence d’Antonin et celle de sa famille. Ce qui ne va pas ? Mai 68, qui fait penser à Antonin qu’il n’est peut-être pas à la hauteur. Et la grande révolution étudiante de donner naissance à de muettes révolutions familiales, et personnelles.

Au départ, rien que de très normal. Antonin va au lycée. Il sort avec Léa. Se sépare de Léa. Sa sœur, parfaite (ou presque), est la première à introduire le bouleversement dans la famille. Sa mère, parfaite (ou presque, bis), nie le réel jusqu’à ce qu’il s’impose violemment à elle. Son père… RAS. Et sur le trottoir en face de la maison, ce sans abri qui s’est installé et qui intrigue tant Antonin. Antonin qui, dans une belle sensibilité, comprend et nous fait comprendre les maux et les silences, et qui devant l’écran de son ordinateur jouit d’autres formes de révolutions : sur le web, l’existence fait jour, le rêve se poursuit, et le réel des sentiments s’impose bien plus que dans un quotidien désespérément tacite. Il faut en passer par là pour que les mots surgissent, et que la vie reprenne ses droits. Pour que l’anorexie de sa sœur soit enfin chose dite, et que la tristesse de sa mère soit chose du passé. Pour balayer l’ombre de mai 68, et bâtir des rêves nouveaux.

Manquer la joie, c’est manquer tout, écrit Stevenson. C’est le fond du discours délicatement mené par Irène Cohen-Janca, qui derrière quelques lieux communs parvient à tisser une trame d’une belle finesse. Et de rappeler que si l’on nous parle sans cesse de révolutions technologiques, notre temps connaît aussi des révolutions de sensibilité, plus discrètes mais peut-être plus profondes.