M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle

M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle
Joséphine Serre

Théâtrales, juillet 2024

« La forêt se déchaîne, les vivants se soulèvent, la beauté mène l’insurrection, et à l’intérieur ça vit, ça chante, cherche, explose, ça s’étreint et se déchire, cela vit, vit, vit. »

par Lidia Filippini

M.A.D, Je te promets la forêt rebelle est une pièce engagée en faveur de la protection de la Terre.
Une jeune femme apprend à l’aéroport la mort de son frère dans une ZAD. Elle renonce alors au voyage d’affaire qui devait lui permettre de vendre un projet d’ingénierie à des start-ups pour se rendre sur les lieux où le jeune étudiant en botanique a disparu. Pacifiste et mu par le désir de vivre autrement son rapport à la terre, Frère était parti, son carnet en poche, pour recenser les espèces végétales présentes dans la ZAD. Il a été victime d’une grenade offensive, lancée par un gendarme lors d’affrontements opposant les zadistes aux forces de l’ordre.

 La ZAD est située dans une forêt qui, comme toutes les forêts, regorge de mystères. Entre les arbres, Sœur croit apercevoir Walden, le chien de son enfance. Lancée à sa poursuite, elle va rencontrer toute une galerie de personnages plus ou moins oniriques : un jardinier nommé Neil Armstrong qui, s’il avait eu un fils, aurait aimé l’appeler Judas, une fille-jaguar, une sorcière, mais aussi le fonctionnaire auteur de la bavure. Les zadistes, quant à eux, lui font entrevoir cette manière de vivre différente où chacun s’efforce de construire ensemble un « autre futur » qui avait tellement séduit son frère.

 L’enquête que mène Sœur pour comprendre ce qui est arrivé à Frère prend peu à peu la forme d’une quête identitaire. Au fil de des rencontres, la jeune femme qui, jusqu’alors ne comprenait pas l’engagement écologique et social de son frère, va voir ses certitudes vaciller.

Le texte est traversé de bout en bout par des références à Macbeth, et plus précisément à l’acte V de la pièce de Shakespeare, « La forêt qui marche » dans lequel une armée de soldats, portant chacun une branche d’arbre avance vers le château de Macbeth. Une des sorcières rencontrées pendant sa jeunesse avait bien prédit au roi : « Rien ne pourra t’arriver tant que la grande forêt ne se sera pas mise en marche contre toi. » Mais, Macbeth, qui était encore un jeune général à l’époque, avait pris cette prophétie à la légère : « Cela n’arrivera jamais ! Qui peut de force enrôler la forêt et ordonner à l’arbre d’ébranler sa racine enchaînée dans la terre ? […] notre grand Macbeth vivra jusqu’au terme normal de toute vie et rendra le dernier soupir à l’heure où tout homme doit le rendre. », s’était-il écrié, sûr de son pouvoir et de sa puissance. Dans M.A.D, la forêt rebelle, c’est celle des zadistes et des défenseurs de la nature qui, seuls, ont compris l’importance de changer notre modèle de société. M.A.D, acronyme de « monde à défendre », c’est la folie des hommes qui ne respectent plus leur planète.

Joséphine Serres s’est librement inspirée, pour écrire la pièce, de l’histoire de Rémi Fraisse, étudiant en botanique mort en 2014 lors de l’assaut d’un groupe de gendarmes. Le jeune militant écologiste occupait avec d’autres zadistes le site de Sivens, dans le Tarn, pour protester contre la construction d’un barrage. Pour Joséphine Serres, cet évènement tragique n’est pas « un fait divers mais vraiment un fait politique ». Elle considère Rémi Fraisse comme « un des premiers morts de ce qu’on pourrait appeler la guerre de l’eau en Europe ».  Très juste dans son ton, l’autrice ne verse à aucun moment dans une vision idéaliste de la ZAD. Le microcosme qu’elle dépeint (surtout d’ailleurs dans Nous habitons vos ruines, une des trois courtes pièces qui accompagnent M.A.D et qui peut être présentée « en parallèle des représentations » ou « en guise de prologue ou d’épilogue ») est loin d’être un monde parfait. On y trouve toutes sortes de gens – et même des « cons » – « [e]t ça discute tout le temps et ça s’embrouille, mais ça échange ». Car au fond, ce qui lie ce groupe hétérogène c’est bien cette idée d’échange, de partage de connaissance, la « liberté inconditionnelle de la conscience ».

Le texte est percutant et néanmoins poétique. Extrêmement bien documenté, il fait le lien, par le jeu de l’intertextualité, avec l’œuvre de Shakespeare, mais aussi avec des ouvrages plus récents, fictions, poésies ou essais (Yourcenar, Whitman, Jünger). Joséphine Serres cite également de nombreux articles donnant envie au lecteur de les lire à son tour. On plonge dans le texte en commençant par la fin, la mort de Frère, dans un troisième chapitre intitulé « Anekdiegesis » (un monde privé de récit). Une voix s’est éteinte, celle du jeune homme d’où tout est parti. On découvre ce qu’était cette voix en remontant le cours du récit grâce à l’enquête de Sœur qui se termine au chapitre un « Homo Sapiens. Humilis. ». Devenir des « humain[s], humble[s], sage[s] de la terre », tel est le message de M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle qui nous engage à faire entendre, à notre tour, notre voix.
La pièce a été jouée en juin 2024 au Théâtre de la Tempête à Paris, mise en scène par Joséphine Serres qui interprétait plusieurs personnages.

 

Le Petit Théâtre des émotions

Le Petit Théâtre des émotions
Antonin Louchard
Seuil Jeunesse 2024

Lapin cabotin

Par Michel Driol

De l’envie à la fierté, en passant par la joie et le dégout, ce sont de nombreuses émotions qui parcourent le visage, toujours en gros plan, de ce sympathique petit lapin d’Antonin Louchard, qu’on commence à bien connaitre (le lapin et l’auteur !). Bien sûr, avec un titre pareil où il est question de théâtre, on se doute bien que l’auteur ne surfe pas vraiment sur la vague des émotions qui submerge la littérature de jeunesse… d’autant que la quatrième de couverture met l’accent, avec un sérieux très antiphrastique, sur le respect de la règle des trois unités et la performance d’acteur ici réalisée… Bref, tout ceci nous conduit à une chute désopilante, comme d’habitude dans cette série, chute qu’on aura le bon gout de laisser le lecteur, ou la lectrice, découvrir par eux-mêmes !

Le petit lapin n’a pas suivi les cours de l’actor’s studo… Il en fait des tonnes pour illustrer chaque émotion. Tout y passe : position des mains, position des oreilles, couleur du visage, cernes sous les yeux… Chaque émotion est ici amplifiée, comme si le petit lapin passait un casting dans lequel on lui demande d’exprimer différents états. Devant la caméra fixe, il joue, sur joue, jusqu’à un retour brutal au réel, là où le plan s’élargit pour montrer quelque chose comme l’envers – ou plutôt l’endroit – du décor. Une sorte de comédie ludique, solitaire et jouissive, avant de reprendre son rôle au naturel : l’éternel grincheux, râleur, protestataire…. comme on l’aime !

Un nouvel album décalé, drôle, qui illustre une nouvelle fois toute la créativité d’Antonin Louchard lorsqu’il s’empare d’un sujet aussi rebattu que les émotions… pour notre plus grand plaisir !

Tous en scène

Tous en scène
Fanny Vandermeerch
Tom Pousse 2024

Surmonter les handicaps

Par Michel Driol

Dure année pour Alice, 15 ans. Sa meilleure amie part pour le sud de la France, et elle va devoir apprendre – et surtout dire en classe – un extrait d’Antigone de Sophocle. Elle vit seule avec son père depuis la mort de sa mère, mais son père a rencontré Manue, une comédienne, avec laquelle elle s’entend bien, mais qui a toujours des écouteurs sur les oreilles. Toute la famille part pour quelques jours à un festival de théâtre où va jouer la troupe de Manue, qu’Alice découvre sur scène pour la première fois. Mais pourquoi Manue refuse-t-elle d’aider Alice à apprendre son texte ? Et comment va-t-elle réagir en découvrant qu’Alice a lu le carnet où elle a noté des idées pour une prochaine pièce ?

Ce nouvel opus de la collection AdoDys en respecte la charte graphique : typographie adaptée, présentation des personnages avant le récit. La narration, à la première personne, reste au plus près des émotions et réactions d’Alice, jeune fille timide qui n’ose pas s’exprimer. C’est surtout le récit d’une découverte, celle de sa belle-mère, qu’elle côtoie, mais qui lui semble aussi sur la réserve avec elle. Elle commence à la découvrir sur scène, jouant un autre personnage. Mais ce que Manue n’ose pas révéler, c’est qu’elle est dyslexique, dysorthographique et dysgraphique, tant elle avoue qu’on s’est moqué d’elle lorsqu’elle était enfant.  C’est ce personnage de Manue qui est particulièrement intéressant, dans sa façon de ne pas vouloir révéler son secret qu’elle estime honteux, ce qui la restreint dans les relations interpersonnelles. C’est aussi la relation qui se noue avec sa belle-fille, par laquelle se clôt le roman, comme une double revanche, sur le handicap, sur la timidité, bref, sur ce qui empêche d’aller vers les autres.

Un récit optimiste pour donner confiance à ceux qui souffrent de troubles dys.

Le Prince & le monstre

Le Prince & le monstre. Extrait de Phèdre
Jean Racine, Thiery Dedieu
Seuil jeunesse, 2023

Par Anne-Marie Mercier

Le fameux récit de Théramène dans Phèdre, racontant la mort d’Hippolyte, fils de Thésée, attaqué par un monstre marin invoqué par son père, est bien connu des plus de quarante ans et de quelques autres : il faisait partie des exemples de narration classique, on l’apprenait par cœur… C’est sans doute ce qui a marqué l’auteur des illustrations, qui déclare en quatrième de couverture « Dans ma jeunesse, j’aurais voulu qu’on me présentât Phèdre de cette manière ».
Ah oui, Racine illustré par Dedieu, ça a de l’allure, du rythme, du suspense, c’est beau, poignant… On pourrait dire que le texte est tout cela et pourrait se suffire à lui-même, mais Dedieu épouse remarquablement son rythme, sa poésie, sa tragédie.
On peut ajouter que ce que propose Dedieu est court, avantage certain avec des jeunes lecteurs. On pourrait objecter que présenter Phèdre uniquement par le récit de Théramène, c’est un peu limité, mais pourquoi pas ? C’est un bel extrait, il résume en partie le propos sans évoquer en détail les sujets délicats (l’inceste projeté par Phèdre, son désir, sa fureur), il y a de l’action, de l’héroïsme, c’est magnifique.
A partir de 9 ans, dit le service de presse. D’ordinaire, on aborde Racine plutôt au lycée. Mais ce pourrait être, pas forcément à 9 ans mais un peu plus tard, une initiation à la poésie du récit et à la culture du siècle classique : les pages de garde reproduisent la typographie de l’édition originale (1677), entrée austère vers le flamboiement des images qui suivent.

Le Bourgeois gentilhomme

Le Bourgeois gentilhomme
Molière – Illustré par Nathalie Novi
Didier Jeunesse 2022

Théâtre illustré

Par Michel Driol

Parlons d’abord du texte. C’est le texte intégral du Bourgeois gentilhomme que cet album donne à lire, dans son découpage en actes et scènes, ses nombreuses didascalies. Il se clôt par le Ballet des nations. Quelques pages documentaires signées de Nathalie Somers, racontent l’histoire de l’écriture de la pièce, donnent un éclairage sur la comédie ballet, et évoquent les mises en scènes contemporaines de cette pièce. Mais l’intérêt de cet album est ailleurs, il est dans l’illustration de la célèbre pièce de théâtre par Nathalie Novi.

C’est un ouvrage qui évoque par certains côtés les « beaux » livres, ceux des distributions de prix : frontispice doré sur la page de titre, qu’on retrouve pour annoncer chacun des actes, phylactères indiquant les changements de scènes, tout donne une certaine solennité à l’ouvrage, comme celle peut-être qui accompagne la sortie au théâtre. Les illustrations de Nathalie Novi suivent plusieurs axes. D’abord celui des costumes des personnages, tantôt croqués seuls, à la manière d’une créatrice de costumes, tantôt saisis dans une interaction ou en plein dynamisme. Une dominante bleutée accompagne souvent ces images. Ensuite, en pleine page, très colorés, des plans très larges, évoquant la mise en scène du Bourgeois. Ainsi aux cintres pendent des tapis (d’Orient ?), tandis que sur d’autres tapis, au sol, M. Jourdain s’apprête à prendre sa leçon de danse. L’ensemble dessine un univers où la circularité de la piste de cirque semble omniprésente. Ailleurs, c’est un portrait féminin dessiné sur un rideau devant lequel se déroule la scène de dépit entre Covielle et Cléonte. On est au théâtre, et l’illustratrice ne manque pas une occasion de le rappeler, comme ces rideaux entre lesquels on aperçoit l’action, comme ces costumes d’Arlequin ou cet avatar de Monsieur Loyal. Enfin, en haut ou bas de pages, des frises qui nous font sortir : on est en pleine campagne, dans une pastorale bucolique, ou bien on apprend à faire la révérence, et, comme dans un dessin animé, on voit les différentes étapes, ailleurs, au milieu de rubans, on affronte un phi très grec. On laissera chacun découvrir cet univers très coloré qui forme comme un contrepoint au théâtre sous forme de papiers peints ou de tentures pleines de fleurs.

C’est aussi toute une ménagerie qui peuple ce plateau – ce livre – une vache, des moutons, une autruche, un dindon, un paon… parfois comme une façon de ridiculiser les personnages de la comédie lorsqu’ils viennent les côtoyer sur scène.

Une belle interprétation graphique de la comédie ballet de Molière, telle qu’on aimerait bien la voir au théâtre, avec des décors, des costumes, une scénographie signés Nathalie Novi !

LX 18

LX 18
Kamel Benaouda
Gallimard jeunesse, 2022

Un soldat à l’école des émotions

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une dystopie d’une grande actualité, et d’une extrême simplicité apparente. Elle traite d’un sujet hélas éternel, la guerre, et d’un autre, heureusement tout aussi éternel, celui des émotions et de l’empathie qui fondent l’humanité. Et tout en traitant de ces sujets, elle aborde le pouvoir de la littérature et de l’amour, la solidarité de groupes d’adolescents, les mécanismes de la résistance, de l’exclusion, et bien d’autres.
La simplicité du scenario tient à la nature du groupe d’adolescents auquel appartient le héros, LX18. Ils ont dès la naissance été donnés par leurs familles à la nation pour devenir des machines à combattre, formatés et élevés pour cela dès l’enfance. La guerre finie (toutes les guerres ont une fin, dit-on, sauf celle de 1984, et peut-être celle de ce roman), que faire d’eux ? Contre ceux qui, les considérant comme des monstres, voudraient les éliminer, d’autres proposent un programme de rééducation et de réinsertion : les jeunes gens, garçons et filles, sont envoyés au lycée et doivent se mêler aux autres. Leur « mission » est de s’intégrer le plus vite possible.
Si l’on suit en particulier le héros, d’autres itinéraires apparaissent ; certains sont éliminés rapidement, jugés incapables de s’adapter. La plupart des jeunes gens jouent le jeu avec plus ou moins de succès, certains rusent, d’autres tentent de se donner une mission plus active et arpentent les rues la nuit, en justiciers autoproclamés et vite redoutés, d’autres prennent le « maquis », d’autres enfin, comme LX18 qui passe par toutes ces étapes, découvrent peu à peu les émotions, l’humour, la douceur, en partie grâce à la littérature (il apprend le rôle de Titus, dans la pièce de Racine, Bérénice, pour le club théâtre), en partie grâce à ce qui n’a pas encore pour lui le nom d’amour.
L’évolution progressive du personnage se lit aussi à travers ses mots : c’est lui le narrateur de l’histoire. Comme dans Des Fleurs pour Algernon, le personnage s’ouvre en même temps que s’ouvre et s’enrichit le monde et la langue en lui. Ses certitudes, sa naïveté, sa confiance, puis son désarroi touchent le lecteur qui se prend d’amitié pour ce presque humain, tellement humain…

Kamel Benaouda qui a remporté la troisième édition du prix du premier roman jeunesse en 2018 signe ici un nouvel ouvrage passionnant, original et sensible.

Pas l’ombre d’un loup

Pas l’ombre d’un loup
Natali Fortier
Rouergue 2021

Un Petit Chaperon Rouge à la mode du Québec

Par Michel Driol

Marcel et Giselle (voir Marcel et Giselle) sont inquiets. Leur grand-mère Lisette n’est pas venue pour la fête de leur père Eustache. Ce dernier est trop occupé par les préparatifs de la Saint Jean, son restaurant, la cabane à sucre… Ce sont donc les deux enfants qui vont parcourir les saisons pour aller chez leur grand-mère, qui habite au cœur de l’hiver. Traversant le Saint Laurent à l’aide d’une baleine, ils trouvent un loup dans le lit de la grand-mère, avec de grands yeux, de grandes oreilles, de grandes mains… Un loup qui sert de modèle à leur plasticienne de grand-mère. Rassurés, les enfants n’ont plus qu’à traverser le printemps pour rentrer chez eux.

Cette réécriture du Petit Chaperon Rouge  reprend à la fois les codes du théâtre (ce sont les personnages qui parlent), du conte oral, et de l’album pour les illustrations en pleine page (voire en double page), avec un vocabulaire qui fleure bon le Québec. Elle place les personnages au cœur de la nature, omniprésente et luxuriante : animaux (cela va du loup à la baleine, de l’orignal à la paruline à capuchon doré et aux multiples oiseaux qui peuplent les illustrations), plantes (arbres et fleurs des illustrations). L’espace devient temps : le voyage se fait au travers de quatre saisons, dont un hiver tellement long que l’autrice suggère de relire la page six fois pour en éprouver la durée. Symboliquement, on passe ainsi du début de l’été de la jeunesse à l’hiver de la vieillesse. C’est bien la thématique du lien entre les générations propre au conte original qui est ici renouvelée avec poésie. Toutefois, sa morale est à l’inverse de celle de Perrault ou de Grimm : le loup n’y est pas l’animal sauvage, dangereux pour les petites filles ou leur grand-mère, mais au contraire un puissant adjuvant capable de guider et d’aider les enfants dans leur quête de leur grand-mère. C’est ce qu’il annonce à la fin, et, du coup, on se reprend à feuilleter à nouveau l’album et y découvrir, cachés dans les illustrations, de nombreux loups dont on ne sait pas s’ils constituent une menace ou une aide. Quels sont dès lors les dangers qui menacent les deux enfants ? Des fantômes dans le ventre de la baleine, un diable et une tête de mort. La figure du loup est ainsi repensée comme source d’inspiration (on songe à John Chatterton détective d’Yvan Pommaux), mais aussi comme figure d’une alliance possible entre la nature sauvage et l’humanité. L’illustration de couverture est alors pleine de sens : les dents du loup sont des lutins bienveillants et souriants, et le loup lui-même devient une allégorie de la terre porteuse d’arbres et de végétation.

Les illustrations de Natali Fortier (des pastels grattés à la plume, de la peinture à l’huile…) sont remplies de détails que ne renierait pas un Jérôme Bosch : animaux fantastiques, créatures mi-végétales, mi-animales,  oiseaux gigantesques… Rien d’inquiétant pourtant dans cet album qui invite à voir différemment le monde qui nous entoure.

Une réécriture inventive et très contemporaine du Petit Chaperon Rouge.

Coup de boule Corneille

Coup de boule, Corneille !
Pascal Ruter
Didier Jeunesse 2021

Rodrigue et Chimène : Plus belle la vie !

Par Michel Driol

Quand la nouvelle maitresse d’Helena arrive sur sa nouvelle moto, c’est la stupéfaction au village. D’autant qu’elle veut leur faire jouer le Cid, que la classe adaptera. Parents divisés : que deviennent les devoirs ? les conjugaisons ? Enfants motivés qui réécrivent à leur façon les dialogues de Corneille, construisent les décors et recherchent les accessoires, tout en discutant des personnages, des dilemmes qu’ils vivent. Même l’inspecteur est conquis : c’est dire !

Voilà un roman burlesque qui ne manque pas d’humour, façon Petit Nicolas. Une narratrice enfant, une bande de copains, bien différentiés, la découverte naïve du monde des adultes vue à travers leurs comportements. C’est aussi l’occasion de rajeunir Corneille, de le faire gueuler, dirait la maitresse de la classe, de montrer sa vigueur et sa force, tout en le rapprochant de la culture de masse contemporaine : Plus belle la vie, Laurent Delahousse et Stéphane Bern, sont convoqués par la narratrice. Les dialogues, réécrits dans une langue enfantine et contemporaine, ne manquent pas de panache et de drôlerie, mais cette intertextualité risque peut-être de  séduire plus ceux qui connaissent l’original que ceux qui ne le connaissent pas… Les situations cocasses et les quiproquos s’enchainent à un rythme endiablé, pour le plus grand plaisir du lecteur. Tout en conservant cette force comique, le roman aborde quelques thèmes plus sérieux : le rôle du théâtre dans la vie (qui va permettre à un enfant différent de parler autrement que par des mots en A pour la première fois), les angoisses des parents projetées sur les enfants dont ils peuvent pourtant s’émanciper, la force de la dynamique de projet dans une classe pour souder le groupe.

On ne peut que rapprocher ce livre de celui de Sophie Dieuaide, Œdipe schlac ! schlac !, dont on a rendu compte ici. Voilà de belles façons, par la parodie et le burlesque, de faire connaitre des œuvres patrimoniales, en restant fidèle non pas à la lettre du texte, mais aux problématiques et aux conflits de valeurs qu’elles exposent.

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre

Œdipe schlac ! schlac ! + Carnet de théâtre
Sophie Dieuaide
Casterman Poche 2002 – 2020

Quand Œdipe remplace Godzillor…

Par Michel Driol

Ne voulant pas que, pour la pièce de fin d’année, les élèves jouent le retour de Godzillor, la maitresse leur propose de jouer Œdipe roi. Tandis qu’elle leur raconte la pièce, ils en improvisent les dialogues, dans une langue jeune et contemporaine assez éloignée de la langue de la tragédie grecque.  On suit donc le projet théâtral de sa conception à la représentation, en passant par la confection des costumes, des décors, des programmes.

Le petit roman de Sophie Dieuaide, dont le narrateur est un des enfants de la classe, ne manque pas d’humour. D’abord par la langue, vigoureuse, imagée. Ensuite par la vision qu’offrent les enfants de la tragédie, leur façon de représenter – et de représenter –  l’Antiquité en fonction de leurs connaissances du monde actuel. Les anachronismes se multiplient donc, pour le plus grand plaisir du lecteur. Enfin parce que cette classe est un microcosme du monde du théâtre, avec ses codes, ses relations, ses métiers, le tout vu à hauteur d’enfant capable aussi d’avoir un trou de mémoire, et le trac !

Cette édition est enrichie d’un carnet de théâtre, véritable guide pour jouer la pièce. On retrouve le même narrateur que dans le roman, et on a une série de fiches pratiques pour les costumes, les décors, les accessoires en plus du texte complet de la pièce. On a en plus quelques trucs anti trac… Ce carnet, tout en permettant la mise en scène du texte,  est aussi plein d’humour et repose sur une adresse du personnage aux lecteurs, comme autant de suggestions, de conseils pour aller au bout de l’entreprise.

Un texte drôle pour évoquer l’un de nos mythes fondateurs les plus tragiques.

Le Nez de Cyrano

Le Nez de Cyrano
Géraldine Maincent d’après Edmond Rostand – illustration Thomas Baas
Père Castor 2017

Il faut imaginer Cyrano heureux…

Par Michel Driol

Cet album adapte, pour les plus jeunes, la célèbre pièce d’Edmond Rostand. Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une adaptation de la totalité de la pièce, l’album se focalisant sur le nez de Cyrano et sur la scène du balcon de l’acte 3, à laquelle il donne une autre conclusion. L’adaptation faite ici procède aussi d’un changement de genre : on passe du théâtre au récit. Mais ce récit se trouve finalement assez proche des mots mêmes de la pièce. Ainsi des expressions de la tirade des nez se retrouvent-elles, en version raccourcie pour les enfants, dans un vocabulaire modernisé (tasse et non hanap, par exemple). Le texte fait la part belle au dialogue, entre Cyrano et ses contempteurs. Puis on arrive à l’amour de Cyrano pour Roxane, amour que Cyrano sent impossible. Le personnage de Christian est montré comme l’anti Cyrano : aussi beau que l’autre est laid, aussi bête et grossier que l’autre est fin. Les deux s’unissent alors pour séduire Roxane avant une chute qui s’éloigne de Rostand. Le beau Christian prend à la lettre les mots de Roxane et s’en va. Cyrano s’évanouit de plaisir.  Roxane ferme ses volets. Mais Cyrano est heureux de savoir qu’il peut être aimé.

Cet album – comme toute adaptation – réinterprète le texte de Rostand. Le ton sait être tout à la fois familier – proche de l’oralité du moins – et poétique, jouant des rimes parfois, enjoué et dynamique. Il est fidèle aux personnages, dont il grossit un peu le trait et les caractéristiques, avec le support de l’illustration. Ainsi le nez de Cyrano, d’une couleur rouge prononcée dans un album en gris et rouge, devient-il support pour des dames prenant le thé, épée pointue et menaçante, perchoir à oiseaux, ou piédestal pour Christian devant la fenêtre de Roxane. Christian n’a qu’une qualité, sa beauté. Tout le reste est défauts : voix, esprit… Quant à Roxane, elle n’est plus la précieuse de la pièce, mais simplement la plus belle fille qui soit. De la sorte, les personnages  sont plus proches du jeune lecteur. L’illustration théâtralise le texte, avec la présence de rideaux rouges, de gigantesques ombres portées…

Ce qui se joue, c’est une variation sur l’être et le paraitre. Qu’est ce qui fait la valeur d’un homme ? La beauté du corps ou l’esprit et la façon d’utiliser la langue ? Ce qui séduit Roxane ici, ce sont les mots et c’est ce qui rend Cyrano heureux.