Eternité. Demain, tous immortels ?
Philippe Nessmann et Léonard Dupond
De la Martinière, 2018
Forever young
Par Matthieu Freyheit
Une idée reçue laisse entendre que la littérature de jeunesse se refuse aux sujet difficiles, et en particulier la mort, alors même que celle-ci figure au rang des motifs incontournables des récits d’aventures, d’initiation, ou bien entendu des contes. Et si le panorama a pu connaître un phénomène d’édulcoration, le retour des coups durs et des coups du sort est maintenant acté par une production largement affranchie d’un certain nombre de pudeurs – qui, par ailleurs, sont loin d’avoir été son privilège. La mort, puisque c’est de cela qu’il s’agit, s’est tant et si bien installée dans l’imaginaire des publications de la jeunesse qu’elle est désormais traitée frontalement, dans la lignée des grands thèmes philosophiques dont les auteurs cherchent à s’emparer pour leur trouver un langage adéquat. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette perspective en proposant une réflexion, plus contemporaine, sur la « mort de la mort », selon l’expression fameuse de Laurent Alexandre. Car au panthéon des rêves humains, l’immortalité figure en bonne position, ce qui suppose, comme l’annonce cet album, une spécificité humaine : la conscience du temps, et celle de la finitude.
Dans une approche tour à tour diachronique et synchronique, Eternité retrace le parcours de cette rêverie singulière qui met en jeu l’évolution de notre rapport au temps, mais également celle de notre compréhension de la vie, du vivant, et de leur opposition à la mort ainsi que de leur complémentarité avec celle-ci. La mort apparaît à ce titre, par la quête de son dépassement, aussi bien comme le support de pratiques à expliciter (la momification), de phénomènes à observer et à explorer (diversité de la chronobiologie des formes du vivants), de lecture des phénomènes de grande échelle (relativisme temporel par élargissement à l’échelle de l’évolution, prise en compte des extinctions de masse, etc.), de figures imaginaires dont nous sommes devenus familiers (le zombie, entre autres), ou de stratégies de résistance par continuation de soi (« survivre par son œuvre »).
Il s’agit donc, avant tout, de comprendre comment la vie et la mort constituent des principes structurants de notre organisation individuelle et collective, qu’il s’agisse de la compréhension de notre environnement ou de nos pratiques sociales et interpersonnelles, de notre propension à rêver et à désirer, et peut-être aussi de notre capacité à créer. Faut-il voir alors dans l’abolition de la mort le démantèlement de ces structures mentales individuelles et collectives ?
C’est nourri de ce questionnement sous-jacent que progresse Eternité pour mettre ensuite en avant les modalités pratiques du recul de la mort : qu’est-ce que vieillir, et comment évolue la perception du vieillissement ? La nature, qui semble induire le vieillissement, peut-elle paradoxalement nous aider à échapper aux effets du temps (biomimétisme) ? Quels usages faire des nouvelles technologies, dans un contexte de popularisation des rêves transhumanistes ? Et, bien sûr : comment penser l’éthique de l’immortalité ? Car le propos est aussi de distinguer ce qui peut être fait de ce qui doit être fait. De rappeler, en somme, les dangers de ce que Günther Anders appelait la « valeur obligeante » des technologies, dont il tirait, en 1977, la conclusion morale suivante : « La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. » Et peut-être, pour ce faire, de produire et de trouver les outils nécessaires à la compréhension des phénomènes auxquels il donne naissance. En ne cédant pas à la panique mais en traitant l’inquiétude, qui est absence de repos, par le savoir autant que par l’esthétique, par le réalisme autant que par le fabuleux, par l’organique autant que par le technique, par le passé autant que par le présent et l’avenir, et bien sûr par le sérieux autant que par le ludique, Eternité. Demain, tous immortels ? est l’un de ces prodigieux outils, assurément.