Papa est parti en voyage

Papa est parti en voyage
Daniel Nesquens, Maria Titos,
Traduit (espagnol) par Caroline Lamarche
Rouergue, 2010

Enfant au père absent

par François Quet

Dans Quand papa était loin (1984, traduction de Bernard Noël), Maurice Sendak associait l’absence du père à une plongée de l’enfant dans un au-delà qui le dépasse et qui l’écrase. De cruels lutins enlevaient la petite sœur d’Ida, dont elle se sentait responsable, en lui substituant un bloc de glace, et l’héroïne devait plonger à reculons dans l’ici là-bas. Une imagerie cauchemardesque démentait presque la sérénité du scénario puisque, in fine, la petite fille retrouvait et libérait le bébé prisonnier.

Dans l’album de Daniel Nesquens et Maria Titos, on trouve le même parti-pris de mettre à distance une hantise enfantine par un dispositif fictionnel très fort. Chez Sendak, l’univers du conte était sollicité par l’illustration, les personnages (les lutins), les transformations, la magie. L’absence du père est ici motivée par un improbable prétexte, du moins dans le cadre quotidien de la plupart des jeunes lecteurs : papa est parti (en bateau lui aussi) à la recherche des oiseaux les plus jolis du monde, oiseaux exotiques ou oiseaux de paradis.

La déréalisation ne tient pas seulement à ce prétexte.

Les illustrations d’abord, de Maria Titos, ne représentent jamais étroitement ce que dit le texte dont elles développent des fragments. Une fillette laisse-t-elle s’échapper un ballon que celui-ci prend une place considérable à l’image, laissant courir après-lui une ficelle que le bateau du père semble suivre comme un rail, une larme (bleue) sur le visage de la mère donne le motif qui répété et déformé constitue la matière même de la mer sur laquelle s’aventure le navire. De multiples arabesques, cordages, bulles, ailes d’oiseaux traversent les doubles pages, donnent un élan, aspirent le récit vers le merveilleux. Si l’enfant joue avec un bout de pain qu’il transforme en bateau, l’image montre un bateau sur une mer bleue et son petit capitaine, serviette autour du cou, casquette de marine chevillée au crâne, les doigts arrondis en forme de télescope.

Le texte aussi participe de l’émotion et du merveilleux, en multipliant les phrases nominales, en usant d’une syntaxe minimale et d’une disposition paratactique : « Maman me serrait fort la main. / Une rafale de vent a agité ses cheveux./ Une larme a glissé sur son visage./Doucement ». Écrit à la première personne, cet album épouse le point de vue de l’enfant entre inquiétude et rêverie, loin de l’option dramatique adoptée par Sendak. L’omelette a la forme d’un crocodile dans l’assiette du petit garçon, et tout ceci ne l’empêche pas de vivre (de manger l’omelette et un yaourt, de se brosser les dents et d’aller au lit). Tout juste, les bulles de savon bleutées qu’il fait en se lavant les mains s’envolent-elles, disproportionnées, vers les marges de l’album, traduisant qu’il y a bien un ailleurs incertain, mais pas nécessairement triste ou angoissant.

On aura compris que cet album, à hauteur d’enfance, est rassurant. « Bonne nuit, papa » dit le petit garçon qui, en fermant les yeux, revoit le visage de l’absent, au moment même où celui-ci lui disait au revoir. On aura compris que si Sendak utilisait toutes les ressources du conte y compris celle qui suppose un passage par l’effroi pour atteindre à une forme de réconciliation, les auteurs de Papa est parti en voyage, préfèrent explorer la face sensible un peu inquiète, un peu interrogative d’une rêverie immédiate. Ce visage que nous ne verrons jamais, l’enfant le porte en lui, c’est ce qui lui permet de trouver le repos.

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