Machinchouette

Machinchouette
Marianna Coppo
Grasset jeunesse, 2024

Physique du bac à sable

 

Par Anne-Marie Mercier

Commençons par une petite leçon de physique : au début , il y a de la matière informe, et puis, après un grand boum (ou plutôt un « bang »), « toutes les choses que l’on connaît aujourd’hui ». Prennent forme les grandes choses (à l’image, oranges sur fond blanc : baleine, éléphant, arbre), les petites choses (bonbon, coccinelle, fourmi, bille…) et même « les choses très compliquées » (E=mc2, le signe Pi, un Rubick’s cube…), toutes, sauf un petit bout de quelque chose qui est resté informe, un « machin chouette ». C’est ainsi que sera nommé cet étrange personnage en forme de patate, orange, avec deux yeux, une bouche expressive et des membres tout juste crayonnés.
Cette espèce de Barbapapa (voir l’article de Cécile Boulaire consacré à la série) n’est ni assez ceci ni assez cela pour devenir quelque chose d’identifiable et surtout d’utile, jusqu’au jour où il rencontre un enfant qui l’accepte et lui permet de devenir ce qu’il devait être : un AMI.
C’est une jolie fable philosophique, sur l’identité, les interrogations sur les apparences, sur l’amitié, mais aussi un album drôle où les formes successives de Machinchouette, oranges sur fonds de blanc et de gris sont cocasses. Que Machinchouette trouve son destin dans un bac à sable est un bel hommage aux pouvoirs de l’imagination, et le clin d’œil final à l’album de Sendak, Max et les Maximonstres, un rappel joyeux de la liberté d’imaginer et d’être « ce que l’on veut ».

Sur ce « message » voir la critique sur le site de l’institut Perrault.

Haïkus du bord de mer

Haïkus du bord de mer
Rhéa Dufresne – Maud Legrand
Rouergue 2025

La plage, de page en page

Par Michel Driol

Ce sont 18 haïkus que Rhéa Dufresne donne à lire, un par page. Elle y convoque l’ouïe (cris des mouettes), l’odorat (le fioul ou les poissons), la vue (le gris, le bleu, l’indigo). Si le haïku est le poème de l’instant, le recueil couvre une large gamme d’époques (l’été, l’automne), l’aube ou le crépuscule. Il évoque aussi bien la vie sur les pages (promeneurs, enfants, coquillages, oiseaux) que les objets naturels (bois flottés, galets) ou fabriqués (pelle d’enfant). Ces 18 haïkus sont autant d’instantanés révélant une sensation, une émotion, un regard sur un rivage toujours changeant.

Instantanés saisis par qui ? Par deux fois affleure un je, un je qui sourit à la façon des ailes du héron, qui, à la façon du ciel au couchant, a mis son pyjama jaune. Rien de plus, rien pour tenter de qualifier ce je d’adulte ou d’enfant (c’est le parti pris par l’illustratrice), un je, en tous cas, à l’unisson lors de ses apparitions dans le recueil avec la nature qui l’environne.  Chaque haïku, dans sa concision, est écrit dans une langue particulièrement évocatrice, à travers le jeu des métaphores qui humanisent la nature. Mais c’est aussi parfois le jeu des sonorités qui s’impose (Crépuscule, Cap, Kaléidoscope). Parfois encore, c’est, sans métaphore, sans comparaison, sans effet de style, l’enchainement des notations sensorielles qui rendent sensible un lieu à imaginer.

Au minimalisme du haïku correspond le minimalisme de l’illustration et de la mise en page. Un haïku par double page, imprimé sur une page de gauche colorée dans des teintes pastels, jamais la même, offrent ainsi au regard la grande variété des couleurs qui ne cherchent pas à copier les couleurs chromo du bord de mer. Le nuancier est beaucoup plus subtil ! Page de droite, une illustration, volontiers géométrisante dans sa conception, dans l’agencement de ses éléments, articulant des lignes horizontales et verticales. Des illustrations dont l’humain est absent, pour laisser place à ses traces (la chaise vide du maitre-nageur, les châteaux de sable), ou, par deux fois, à des silhouettes jaunes : celle des pêcheurs, celle de la fillette en pyjama à la fin. Autant que les haïkus, les illustrations sont une façon de faire voir la nature, de la saisir dans l’immédiateté, dans l’instant, figeant les oiseaux en vol ou l’écume de la tempête, dans des couleurs souvent saturées, comme pour exacerber le présent.

Un recueil pour dire la variation des saisons au bord de la mer, la variété des activités et la diversité de la vie qui y trouve refuge ou nourriture, le tout à hauteur d’enfant, entre pyjama jaune et château de sable.

Celle qui rêvait des tigres

Celle qui rêvait des tigres
Elodie Chan

Sarbacane (Exprim’), 2025

Qui est la bête ?

Par Anne-Marie Mercier

Il est rare de lire un roman pour jeunes adultes entièrement écrit en vers, même s’il y a eu des exceptions notables, comme Songe à la douceur de Clémentine Beauvais (publié dans la même collection, Exprim’, en 2016). En littérature générale, le succès de Mahmoud ou la Montée des eaux, d’Antoine Wauters (Verdier, 2021), ou du Cri du sablier (2001) de Chloé Delaume, en vers blancs alexandrins, avait déjà surpris.
Si l’histoire s’inscrit dans le genre de la fantasy, c’est très légèrement, la dimension poétique primant sur tout. Ces « chants » semblent former un récit des origines proche des épopées et des récits mythiques d’autrefois. On assiste à la naissance du monde, né du conflit entre des forces opposant des éléments et des principes différents, comme le féminin et le masculin, avant de découvrir le village entre océan et forêt, Sel, puis les personnages de l’histoire qui débute et qui introduira une nouvelle ère.
L’héroïne ne sait pas d’où elle vient : des habitants de Sel, l’ont trouvée, enfant, abandonnée sur la plage avec un bébé, sa sœur sans doute. Recueillies dans une famille aimante, les deux fillettes suivent des voies différentes : la plus jeune ne veut rien savoir du passé ; la plus âgée, Kishi, adolescente au moment où commence l’histoire, cherche ses origines. Elle se rend la nuit dans la forêt interdite où règnent les sorcières et où les lucioles, dit-on, gardent le souvenir des morts.
En parallèle se déroule la vie du village de pêcheurs, avec ses travaux et ses jours ; vidage des poissons, conservation, fabrication de filets, tissages… Les fêtes allègent le poids du travail mais ajoutent, avec l’alcool, d’autres tourments. On apprend peu à peu qu’une jeune fille a dû remplacer sa mère morte dans le lit de son père ; elle disparaît dans les bois après avoir violée par deux garçons du village. Morte ? devenue sorcière ? ou changée en autre chose ?  Kishi est sauvée par les sorcières qui ont un lien mystérieux avec elle. Un peu sorcière elle-même, elle arrive à entrer dans l’esprit des animaux.
On devine peu à peu que les sorcières étaient autrefois des femmes et qu’elles ont dû fuir la violence des hommes, perdant leur humanité. Une métamorphose fait d’une femme un tigre, et inversement. Cependant, leur « bestialité nouvelle » n’est pas un abaissement, plutôt une élévation vers la puissance du vivant. Un avertissement (nommé « présage »), aux lectrices et lecteurs prévient d’ailleurs qu’il sera question de « la bestialité des hommes envers les femmes ».
D’autres histoires se tissent pour réunir deux amants qui, sans doute, fonderont une humanité nouvelle, régénérée. Dans le village voisin de Fange, à l’intérieur des terres, les hommes sont assommés par le travail, extrayant le souffre sur le volcan qui les fait mourir prématurément. Les deux univers s’opposent, l’un minéral et sec, l’autre humide et aquatique, mais des deux côtés on trouve des adolescents qui souhaitent avoir une autre vie. Entre les deux, le domaine de la forêt est celui de tous les sortilèges. Avec le garçon de Fange Kishi trouvera sa voie, hors des sentiers tracés, et le livre s’achève ainsi sur un beau chant d’amour, célébrant la rencontre plutôt que la prédation, et l’agriculture plutôt que l’industrie.

Déplacements

Déplacements
Elisa Sartori
Cotcotcot 2025

Solitude de l’exilée…

Par Michel Driol

Un récit encadrant qui pose la fin d’un repas de famille, un dimanche, au cours duquel la mère raconte ses premiers pas dans ce pays, après avoir dû quitter le sien, trop chaud, après avoir traversé la mer. Puis ce récit, récit à la troisième personne, récit qui mêle solitude, inconnu, souvenirs de la famille restée au pays, quête d’une nouvelle identité jusqu’à la rencontre finale avec une nouvelle amie, mais qui s’arrête avant la fondation d’une nouvelle famille.

C’est d’abord un récit tout en sobriété, un récit qui se veut neutre, évoquant tantôt les habitudes, celle du café noir le matin avec les chaises comme seule compagnie, tantôt des épisodes, comme cet album photo trouvé dans un marché aux puces. Récit à la troisième personne, donc, façon d’objectiver les notations, mais en fait autant mise à distance de l’émotion que procédé permettant de mieux la faire ressentir. C’est aussi une façon de mettre en évidence le regard et les interrogations de l’étrangère qui cherche à décrypter le monde dans lequel elle se trouve, en particulier au travers de l’emploi régulier du verbe semble, invitant à questionner le monde, les êtres, les objets au-delà de leur apparence.

Ce sentiment d’étrangéisation est renforcé par les illustrations qui donnent à voir des personnages, de choses inquiétantes et sombres. Et ce, dès la couverture, une bouille d’enfant émergeant d’une forme géométrique, difforme, noire, au-dessus de deux bottes d’un orange bien terne. On serait au théâtre, on serait chez Tadeusz Kantor. On va retrouver tout au long de l’album cette représentation des passants, photographie des visages en noir et blanc, visages sans sourires,  silhouettes géométriques gommant toute humanité. Toutefois, au fil de l’album, les visages deviennent corps photographiés, de loin, silhouettes minuscules. Autant de façons de montrer plastiquement cette mise à distance, cette coupure entre ceux d’ici et celle d’ailleurs. Les photographies montrent peu à peu le décor, un décor urbain, de maisons collées les unes aux autres, comme dans les villes  ouvrières anglaises, d’où émergent parfois des grands immeubles. Toujours du noir et blanc, parfois marqué de cet orange terne, photos pixellisées comme pour dire le flou de la perception. Troisième axe de l’illustration, les représentations de l’intérieur du logement de la mère, illustrations à la géométrie marquée qui montrent le vide et la solitude au début, une installation plus confortable à la fin, avec les fauteuils,  le chat, l’appareil photo polaroid et la plante en fleurs. Enfin, dernier axe de l’illustration, les objets du marché aux puces, objets abandonnées, tout comme la mère, échoués là par hasard, avec pourtant une histoire propre digne d’être racontée, reconstituée, ou inventée Objets mis en réserve, en blanc sur fond orange, représentations des photos de personnages retraçant des épisodes de vie, mais visages sans traits, inexpressifs, anonymes. Autant de procédés pour dire le manque et l’absence.

Il y a là un vrai travail et une vraie réflexion sur l’illustration, et sur le rapport texte image qui, à eux deux, disent la solitude, la nostalgie, la tentative de s’intégrer et ses difficultés. Difficulté d’entrer en contact avec les autres, parlant une langue inconnue, quête de sens à travers des objets abandonnés, exposés et exposant une intimité dans un marché aux puces. Cette approche esthétique rend parfaitement sensible la difficulté de l’exil et de l’adaptation à un monde nouveau, aux êtres étranges et inquiétants, au paysage urbain uniforme et labyrinthique, envoyant à la solitude au milieu de la foule.

Sur un thème difficile, un album d’une grande originalité formelle, et d’une grande sensibilité. A lire à tout âge.

Tractopelles

Tractopelles
Fiona Meynier
Cotcotcot 2025

Pour un imaginaire des engins de chantier

Par Michel Driol

Voilà un album à la fois très beau et très déconcertant. Tout commence par un enfant qui glisse sur la neige d’une bosse créée par une pelle, dans laquelle il va buter. Puis on change d’échelle, et, quelques années plus tard, on évoque les pelles pour creuser les tranchées de la première guerre, ainsi que la création, à la même époque, de la première pelleteuse.  Nouveau saut dans le temps, et les reconstructions d’après les deux guerres, les champs de bataille devenant champs agricoles, et l’apparition des premiers tracteurs, puis celle des premiers tractopelles. Retour à l’enfant, quelques années plus tard, découvrant, en pleine nature, des engins abandonnés, et se demandant à quoi  ils ont bien pu servir.

Evoquons d’abord l’originalité des illustrations, feutres, gouaches, peinture à l’essuie-tout, et couleurs, qui installent dans un univers principalement en noir et blanc, d’abord tâché d’un peu du rouge du sang de l’enfant blessé. Les images peuvent être impressionnantes, comme celle d’une tranchée bien sombre, surmontée de pelles comme autant de croix, et d’arbres dépouillés,  immédiatement suivie de la seule image tout en couleur, montrant des engins de chantier en activité, engins de la taille d’un dé à jouer. Est-on dans le réel ? Est-on dans une salle de jeu ? Puis on va suivre des tracteurs dans différentes nuances de rouge, toujours sur cet arrière-plan en noir et blanc, routes, barbelés, bâtiments agricoles, avant une dernière partie montrant des engins abandonnés verts, dans une nature en noir et blanc déstructurée par la peinture à l’essuie tout.  Dans leur dépouillement symbolique, les illustrations dévoilent bien une vision du monde, du progrès, des technologies et de leur conséquences, parfois absurdes, du temps qui passe, de l’abandon des activités humaines dont subsistent des traces…

Le texte ne se veut pas documentaire, ne se veut pas non plus ancré dans une temporalité bien précise. On saute les époques, les lieux, l’après seconde guerre mondiale est évoqué de façon assez implicite, où il est question de trois zones pour organiser la reconstruction du pays.  Si l’on suit bien l’apparition des machines, la mécanisation des campagnes, il déploie un imaginaire qui confronte cette modernisation avec un éloge de la lenteur, en évoquant un tour d’Europe fait, en tracteur, par Claude (Goubeau). En d’autres termes, le texte laisse ouvertes les interprétations entre un regard positif et négatif sur ces engins. Figures de progrès dans le monde agricole, soulageant le travail manuel pénible, ils sont aussi vestiges d’activités avortées, inachevées, traces d’un passé qui fut, à l’image de ces trous béants et qu’on n’a pas refermé. Quelque part, le texte touche à une poésie , loin d’un Apollinaire qui vantait les progrès dans la mécanisation, l’industrie,, mais développant toute une poétique des engins mécaniques, loin des usines, en pleine nature.

Un bel ouvrage, en particulier parce qu’il n’entre pas dans les catégories prédéfinies. Ce n’est pas un documentaire, quoi que…, ce n’est pas un récit, quoi que…, ce n’est pas un ouvrage historique, quoi que… Sa signification elle-même a du mal à se laisser saisir. Ce n’est pas une ode au progrès tout en montrant l’ingéniosité nécessaire… Il invite à coup sûr à réfléchir à l’utilisation de ces engins, aux dégâts qu’ils peuvent faire dans la nature, et donc à s’interroger sur le sens des activités humaines.  Cet ouvrage, qui ne se laisse pas saisir d’emblée, qui requiert activité du lecteur, questionnement, recherches, à la façon d’un livre d’artiste, laisse entrevoir une poétique des engins agricoles, de travaux publics tout à fait inattendue et bien originale.

De Délicieux Enfants

De Délicieux Enfants
Flore Vesco
L’école des loisirs (Médium+), 2024

Au bonheur des ogres

Par Anne-Marie Mercier

Réécriture du « Petit Poucet » de Perrault, le roman de Flore Vesco nous promène dans les labyrinthes d’une forêt bien mystérieuse où chaque apparence est trompeuse, comme est trompeuse la familiarité qui nous fait croire que la famille que nous découvrons est celle du fameux héros.
Les parents sont aimants, trop sans doute pour abandonner leurs enfants, mais la misère est bien là. Les enfants vont par paires jumelles (Nico, Dédé, Gégé, Fifi, Sami et Jo), trois fois, le plus petit, Tipou, étant le dernier. Il y a des mystères dans le passé des parents, et dans l’isolement de leur maison. Tout bascule au moment où le lecteur découvre que ces enfants sont des filles, lorsque sept autres enfants affamés frappent une nuit à leur porte, des garçons, eux aussi en trois paires de jumeaux suivies d’un isolé, nommé Poucet.
Changement de cap : nous sommes donc dans la maison de l’ogre :  les sept filles sont-elles promises à un sort sinistre ? Mais le récit bifurque encore : les sept garçons, une fois rassurés, plus ou moins nourris et choyés par le couple des parents, prennent de l’assurance, font les petits coqs et méprisent en secret les jeunes filles qui se sont entichées d’eux, toutes sauf Tipou la solitaire et la rebelle. Méprisant l’amour naïf des jeunes filles, et la générosité aimante des parents, ils complotent et ils projettent de livrer les filles aux villageois en leur promettant fiançailles et romances. L’issue sera sanglante.
Des retournements multiples de situations provoquent la fuite au plus profond de la forêt des deux plus jeunes, Tipou et Poucet, qu’un amour naissant lie. Ils trouvent la fée marraine de l’ogre, celle qui est à l’origine de toutes les histoires, dans une petite maison qui ressemble à celle de la sorcière de Hansel et Gretel. Des épreuves les attendent et la fin ne sera pas celle qu’on croit, à moins qu’on le veuille, tant elle reste ouverte. La fée marraine est en effet celle qui tisse les histoires et distribue éloges et blâmes aux auditeurs – lecteurs. Elle est aussi celle qui invite à s’emparer des histoires pour les transformer.
Le récit est parfaitement maitrisé, promenant le lecteur, le baladant même allègrement. Composée en un récit choral, la narration est portée par un beau style, souvent poétique, parfois lyrique, faisant alterner en courts chapitres différentes voix, (celles des filles, de la mère, du père, de Tipou).
Manger, être mangé, aimer à en dévorer l’autre, savourer… tout cela est décliné de façon de plus en plus inquiétante, sans qu’aucune rime ni moralité explicite ne surgisse, hormis celle de la liberté, de l’amour et de l’étrangeté assumées.

Feuilleter

La Guerre de Jeanne

La Guerre de Jeanne
Kochka
Flammarion jeunesse 2025

Proses pour se souvenir

Par Michel Driol

Elève de troisième, Jeanne est bouleversée par la seconde guerre mondiale au point qu’elle préfère faire des recherches sur la guerre, les camps, la Résistance, plutôt que d’aller au collège. A la fin du roman, toute la classe se rend sur les plages du débarquement, pour un hommage plein d’émotion et de vie aux soldats qui y sont morts.

On est d’abord séduit, dans ce roman, par l’écriture de Kochka, une écriture toute en finesse et pleine de force dans les images qu’elle parvient à imposer au lecteur, tel cet incipit :

Elle ne tomba pas tout de suite comme une bombe, la guerre dans la vie de Jeanne.

Un incipit qui, dans la déstructuration de la phrase, annonce le bouleversement  que la découverte de la guerre, de ses horreurs, sera pour Jeanne. Et c’est bien la force de ce roman de moins raconter la guerre – d’autres l’ont fait – que de dire les émotions, des questionnements, les sentiments éprouvés par sa jeune héroïne tout au long de ses découvertes et de ses rencontres. Jeanne est une belle héroïne de roman jeunesse, adolescente sérieuse, engagée dans ses études, dans ses recherches, elle vit les choses en profondeur de tout son être. Elle affronte de face ses découvertes, ce qu’est l’horreur de la guerre, avec une profonde humanité. Elle s’indigne, se révolte, ne reste pas indifférente. Et, au lieu d’une copie sur la seconde guerre mondiale, elle rend un essai bouleversant retraçant la façon dont elle ressent cette époque, en mettant en évidence certains des héros, mais terminant par un vibrant plaidoyer pour la fraternité.

De fait, Kochka entremêle plusieurs thèmes ou fils narratifs. D’abord, il y a l’entourage de Jeanne, son amitié d’enfance pour Sidoine, qu’une otite a privé de l’audition. Amitié enfantine, qui a crû tout au long de l’adolescence, exemple vivant de fraternité. Ensuite il y a le personnage étonnant de Simon, jeune stagiaire à la médiathèque, descendant de résistant, mais surtout esprit libre, non conformiste, porteur de la sagesse de sa grand-mère. Ce qui conduit au deuxième thème, la transmission. Transmission familiale, transmission entre les derniers survivants et la jeune génération. Mais le roman va plus loin que le rappel d’un nécessaire devoir de mémoire. La question qu’il pose est celle du rapport entre le passé et le présent, mais aussi celle des leçons que l’histoire peut donner.  Parmi les leçons que Jeanne apprend, il y  a celle du pardon. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre, comprendre l’engrenage des faits, mais aussi connaitre ses propres valeurs. Que répondre à la question qu’elle pose à ses parents, quand elle leur demande s’ils auraient caché des juifs ? Jeanne grandit, comprend la complexité du monde, s’interroge sur les responsabilités individuelles et collectives, mais comprend surtout les valeurs qui permettent de résister face à la barbarie, et principalement celle de la fraternité, maitre mot de l’ouvrage.

Au-delà d’un récit de la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage accompagne Jeanne dans une réflexion philosophique sur le Mal, sur ce qui peut conduire l’humanité à s’engouffrer dans cette voie-là, et les façons d’y résister, c’est-à-dire de faire humanité. Thèmes exigeants, mais lecture facilitée par la brièveté des chapitres, par le découpage rigoureux et chronologique en 7 parties, par l’usage des dialogues, vivants, touchant aux questions de fond, jamais superficiels, et par un point de vue omniscient qui aide à décrypter les attitudes, les pensées de chacun dans une réelle polyphonie., où se mêlent les voix et les propos de Jeanne, de son entourage, des descendants d’un Résistant., autant de voix qui invitent à ne pas oublier, mais aussi à vivre pleinement le présent sans occulter le passé.

A l’heure où tremblent les valeurs qu’on croyait les plus assurées, à l’heure où les derniers survivants disparaissent, un roman salutaire et profondément humain, humaniste, pour illustrer la façon dont la jeunesse d’aujourd’hui peut s’emparer de cette histoire dans ce qu’elle a de plus tragique afin d’apprendre d’abord à écouter sans juger, à se défier des phrases fausses, à semer partout des grains de fraternité.

Le Silence est à nous

Le Silence est à nous
Coline Pierré

Flammarion Jeunesse, 2025

Le poids des silences

Par Pauline Barge

Leo est une lycéenne discrète et sans histoire, qui aime passer du temps avec sa meilleure amie, Aïssa. Un jour, à la sortie d’un contrôle de mathématiques, sa vie est bouleversée. Elle assiste, impuissante, à une agression sexuelle. Leo reste sans voix, incapable de faire quoi que ce soit pour s’interposer. La culpabilité la ronge, et elle se décide à écrire à Maryam pour lui avouer ce qu’elle a vu et son silence. C’est la naissance d’une amitié et surtout, la naissance d’une révolte. Au lycée, les règles patriarcales règnent et les coupables ne sont pas punis. Alors Leo, Aïssa et Maryam lancent une grève de la parole. Si leur voix n’est pas écoutée, est-ce que leur silence sera plus fort ?
Coline Pierré nous livre un roman en vers libres, ce qui donne au texte un rythme fluide. Tout est court et fragmenté, permettant une immersion totale dans l’histoire où les émotions sont d’autant plus ressenties. Le vocabulaire, simple et accessible, s’adresse directement aux adolescents. La mise en page propose aussi des échanges par messages, ce qui rend d’autant plus vivant ce texte et les adolescentes qui prennent vie dans ses mots.
C’est un roman engagé qui met en avant des thèmes sensibles et actuels, évoqués tout en poésie. Dès le début, nous sommes happés par la question de l’environnement et du réchauffement climatique, qui révolte Leo. Cela fait également un pont avec les questions de sexisme très présentes à l’école sur la réglementation des tenues : « on couvrira nos nombrils quand il ne fera plus trente degrés en avril », sexisme et environnement s’entrecroisent. Si le roman parvient à tisser un lien entre des luttes souvent traitées séparément, c’est tout de même la liberté des femmes qui est au cœur de ce roman. C’est un livre qui met en avant la sororité et qui montre à quel point la lutte pour le droit des femmes est importante. Enfin, c’est un livre sur le silence. Il nous dit les non-dits à ne pas garder pour soi, les non-dits qu’il faut énoncer de vive voix pour que tout change, mais il explique aussi que certains silences sont inévitables et utiles. C’est un roman nécessaire, à la fois poétique et politique, qui offre aux adolescentes d’aujourd’hui un espace de réflexion sur l’importance de ces luttes féministes.

Mots clefs : adolescence, amitié, poésie, féminisme, liberté

Catégorie : LJ : roman réaliste / LJ : poésie

La grande Peur de mes petits cauchemars

La grande Peur de mes petits cauchemars
Rosalinde Bonnet
Flammarion Jeunesse – Père Castor 2025

Pour une nuit paisible

Par Michel Driol

Quatre cauchemars acceptent de quitter le narrateur s’il leur trouve un autre endroit où aller. Mais, les quatre logements visités des amis du narrateur ne leur plaisent pas. Alors avec sa mère, il fabrique une couverture anti cauchemars, avec son père une potion qui, si elle endort les plus petits, excite les plus grands cauchemars. Reste à faire le plein de bonnes choses pendant la journée pour inventer les rêves chasseurs de cauchemars. Mais qui sanglote durant ces rêves ? Les cauchemars, hantés par la peur de disparaitre pour toujours…

La peur, les cauchemars, voilà des thèmes bien classiques en littérature jeunesse, en écho avec le vécu, parfois terrifiant, des enfants.  La dernière phrase de cet album en donne le ton : C’est amusant de se faire peur parfois… Mettre à distance la peur, en faire un jeu, grâce au pouvoir de l’imagination, voilà ce qui est proposé par ce jeune héros, plus ennuyé par ses cauchemars qu’effrayé. Ce qui le gêne, c’est de ne pas pouvoir dormir. Il faut voir sur quel ton, comminatoire, il s’adresse à ses cauchemars, comment il les menace, au prix d’un chantage, comment il négocie avec eux. Il leur parle d’égal à égal. Ce ne sont pas les scrupules qui l’étouffent lors qu’il leur fait visiter les maisons de ses amis pour se débarrasser d’eux. Premier indice pour le lecteur curieux : la peur de ces maisons qu’éprouvent les cauchemars. Sous leur air terrifiant, ils ne sont pas si courageux que ça ! L’album place l’imagination au centre – et quoi de mieux que l’imagination pour lutter contre ce qu’elle produit – dans un double effet de renversement. Un imaginaire positif et heureux pour lutter contre un imaginaire sombre, et l’acceptation de jouer avec ce dernier à se faire peur, façon de le dominer en s’en jouant, en en étant maitre.  De ce fait, l’album devient une ode à l’imagination enfantine.

Rien d’effrayant dans cet album, en raison, on l’a signalé, du caractère bien trempé du héros, mais aussi des illustrations qui savent conserver un côté très enfantin et naïf dans leur facture. Les cauchemars y apparaissent parfois rigolards, parfois surprenants, mais jamais terrifiants. L’humour se glisse partout, dans les multiples détails, comme les pantoufles animalières de la maman et du héros, dans les chapeaux de sorcière, indispensables pour confectionner la potion…

Un album plein de tendresse, de bienveillance pour aborder, en les dédramatisant, des sujets sérieux comme la peur et les cauchemars, dans une perspective très carnavalesque selon laquelle le rire vient à bout des terreurs les plus profondes. Il n’est que de relire le tire qui opère déjà ce renversement en dépréciant les cauchemars, qualifiés de petits, et en leur attribuant une peur majuscule !

Une île st née

Une île st née
Virginie Aladjidi et Caroline Pellissier- illustrations de  Manon Diemer
Saltimbanque 2025

Quand la nature accueille la vie

Par Michel Driol

Quelque part au sud de l’Islande, en 1963, l’éruption d’un volcan donne naissance à une ile, qu’on baptisera Surtsey. Ce documentaire retrace son histoire, et chronologiquement montre comment des traces de vie, d’abord infimes, s’y implantent. Aujourd’hui cette ile est vierge, véritable laboratoire à ciel ouvert, réserve naturelle accessible seulement aux chercheurs quelques jours par an.

L’album se présente comme un livre de bord, avec quelques notations datées en bas de page, et une grande illustration dans des teintes bleutés. On peut ainsi suivre pas à pas, heure par heure, d’abord l’éruption du volcan, Pendant près de trois ans, tant que la lave coule, seuls quelques oiseaux ou insectes survolent l’ile, sans s’y installer. La première plante à y pousser ne résiste pas aux laves qui proviennent d’une ile éphémère voisine. Puis fleurs et lichens apparaissent, des oiseaux viennent nicher, leurs déjections fertilisant le sol sur lequel prospère la végétation. La dernière image montre une vie prospère, variée, forte et belle.

Basé sur des observations scientifiques, le texte énonce des faits, mettant à distance toute émotion (si l’on omet quelques points d’exclamation) jusqu’à la dernière phrase, adressée directement au lecteur, explicitant ce qui était sous-jacent, la beauté et la force de la vie capable de s’installer dans des conditions extrêmes. Les illustrations, au contraire, parfaitement cadrées, soulignent la beauté et le merveilleux de cette naissance dans une atmosphère à la fois réaliste – voir par exemple la délicatesse de la représentation des plantes, des oiseaux, des mammifères – et onirique – dans la représentation de  la lave, du minéral, qui confèrent aux illustrations cette impression de création du monde.

Entre réalisme scientifique et poésie (rappelons les liens étymologiques entre la poésie et la création), un magnifique album qui laisse rêveur, contemplatif, face à la force de la vie et à ses conditions d’apparition dans des milieux hostiles.