Furia Perfax, t. 1 : Maudite

Furia Perfax, t. 1 : Maudite
Sébastien de Castell
Traduit de l’anglais (Canada) par Laetitia Devaux
Gallimard jeunesse, 2023

Aux origines

Par Anne-Marie Mercier

L’Anti-Magicien, la belle trilogie de Sébastien de Castell laissait bien des zones à explorer tant elle était riche et inventive. Parmi elles, le personnage mystérieux de Furia. Mentor du héros, elle intriguait par sa sagesse, ses pouvoirs qui n’avaient rien de magique dans un monde dominé par des sorciers, sa droiture et son efficacité.
Le roman montre ses origines : elle appartient au peuple massacré et spolié par le clan du héros de la série précédentes, celui des mages Jan Tep. Ceux-ci, après avoir tué toute sa tribu et sa famille, la pourchassent et font d’elle un sujet d’expériences cruelles. Il inscrivent en elles des marques qui donnent à chacun l’envie de la fuir ou de la tuer et qui la soumettent à l’emprise constante de l’un d’entre eux.
Le récit des errances de celle qui ne s’appelle pas encore Furia, la rencontre avec un Argosi qui l’introduira petit à petit et à grand mal dans la « voie de l’eau », l’entreprise qui consiste à tenter de la délivrer du sortilège, les effets de miroirs, d’échos et de mirages sont fascinants et les aventures et les rencontres se succèdent à un bon rythme : assez nombreuses pour que le récit reste palpitant, mais pas trop, pour que chaque épisode puisse être traité en profondeur. L’univers créé par l’auteur est cohérent, riche, poétique et parfois inquiétant.

Conseil : il est sans doute préférable de commencer par la première série.

Monsieur Remarquable

Monsieur Remarquable
Olga Tokarczuk, Joana Concejo
Traduit (polonais) par Margot Cartier
Format, 2023

Le Remarquable à l’ère de sa reproduction industrielle

Par Anne-Marie Mercier

« Il était une fois un homme remarquable »… Ainsi commence cet étrange récit, entre la science-fiction et la fable philosophique.
Le héros est une icône, tout le monde le remarque, le photographie ; lui-même s’admire et se photographie aussi souvent que possible. Un jour, il se rend compte que son image devient floue. Il finit par comprendre qu’elle s’est usée. C’est apparemment le cas de beaucoup d’autres, et il découvre un vaste trafic de faux visages, garantis « résistants aux clics », clandestin et ruineux.
On ne dévoilera pas la fin.
Ce récit alerte sur les dérives d’un monde numérique qui use jusqu’à la corde la représentation, met les individus en compétition, et pousse ses consommateurs à des excès dangereux. Il nous pousse à nous interroger sur notre rapports aux images, celles des êtres que nous aimons, les nôtres, celles que nous produisons, témoins de nos vie.
Les illustrations de Joana Concejo, crayonnés reprenant d’anciennes photos de famille, cartes postales touristiques détournées, images de vies solitaires ou de mondes disparus dont ne restent que des clichés, vues pixelisées…  donnent une perspective poétique et historique à cette fiction philosophique.

Les Facétieuses

Les Facétieuses
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2022

La facétieuse, l’éditeur et la fée

Par Anne-Marie Mercier

Quel est donc ce roman ? on serait tenté de répondre : une facétie. Clémentine Beauvais nous a fait une farce, ou bien son éditeur. Tout au long du roman on la voit tenter de répondre à une commande de celui-ci : il lui demande d’écrire un roman de fantasy alors qu’elle dit n’être à l’aise que dans le genre réaliste. Elle semble ici vouloir lui en donner une bonne preuve.
Le mot farce serait à prendre aussi dans son sens culinaire : c’est un mélange de différents ingrédients, tous dénaturés : faux roman historique, roman de fantasy, roman sentimental, conte moderne, parodie, auto-fiction… Aucun ne prend vraiment corps et le lecteur est véritablement baladé d’un genre à l’autre. Les derniers échanges de mels entre l’autrice et l’éditeur portent d’ailleurs sur l’impossibilité à se mettre d’accord sur la nature du livre, et donc sur le discours qui doit accompagner sa sortie.
Prenons l’auto-fiction : la convention veut que, quand on trouve un narrateur portant le nom de l’auteur et dont la vie correspond en gros à ce qu’on sait de lui, on a tendance à tout prendre pour à peu près véridique, on parle même de « pacte » autobiographique. On est ici d’abord surpris d’apprendre du nouveau… mais rien, semble-t-il, n’est vrai (enfin, si pas tout… alors quoi ?).
Le roman historique s’appuie sur des sources documentaires qui sont une vaste blague. Le conte et ses personnages des fées marraines (que curieusement on appelle « marraine la bonne fée ») s’introduisent dans l’histoire de France (l’héroïne cherche la marraine qui a laissé tomber le pauvre Louis XVII) comme dans la vie de Clémentine.
Le roman enquête est le plus réussi et les tentatives de la narratrice pour trouver des articles et des livres sur son sujet sont très drôles et offrent par moments une belle image du travail de chercheuse qui est le sien.
Enfin, au risque de spoiler, on aurait pu s’attendre à un autre genre, le college novel, Clémentine Beauvais intégrant in fine l’école de Fazencieux, où l’on forme les marraines la bonne fée, pour le devenir à son tour.  Mais non, ce sera peut-être pour la prochaine fois.

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La Nuit dort au fond de ma poche

La Nuit dort au fond de ma poche
Texte Véronique Borg – Interprétation Véronique Borg, Naton Goetz, Jean Lucas, Mathieu Pelletier
Editions Trois petits points 2023

La petite fille dans la forêt nocturne.

Par Michel Driol

Sur le chemin de l’exil, pour fuir son pays, la Petite traverse une forêt avec ses parents, en pleine nuit. Dans son sac, elle a un livre avec les noms des oiseaux et dans sa poche une noix offerte par sa grand-mère. Perchée sur un arbre, elle rencontre un merle. Pendant que ses parents dorment, elle plonge dans les profondeurs de la nuit à la suite du merle qui l’attend, rêve qu’elle est à l’intérieur de la noix, à l’abri. Attaqué par un renard, l’oiseau est blessé. Voulant le secourir, la Petite se réfugie dans une grotte où elle rencontre la Vieille et une Chouette chevêche qui l’aident à guérir le merle, malgré le danger représenté par l’Ogre. La Petite casse la noix et la Chouette guide alors la Petite vers ses parents, le rêve de trouver une nouvelle maison demain, et de retourner danser sur la terre natale.

La nuit, c’est à la fois le temps du repos et celui de tous les dangers. Surtout lorsqu’elle se conjugue avec la forêt. Dans une langue poétique et musicale, ce conte chante à la fois l’exil, avec la nostalgie du pays perdu, de la maison perdue, des douceurs perdues et l’aventure merveilleuse, celle qu’on ne peut trouver que dans le rêve où l’on rencontre des personnages archétypaux, des animaux dotés de la parole. On y entend en particulier un savoureux dialogue avec une chouette chevêche de souche, dialogue saturé de jeux de mots. Cette histoire, qui était d’abord un spectacle vivant,  associe des voix tantôt chuchotées, tantôt parlées,  des chansons et de la musique qui crée une atmosphère expressive. On remarque en particulier le jeu des guitares saturées pour signifier les dangers, mais aussi la douceur de l’hélicon et de l’accordéon.

Le récit se termine par une évocation très métaphorique de la nuit. Chacun sa nuit, chacun sa façon de la craindre ou d’en gouter les émotions. Un livre audio poétique, qui crée un univers sonore riche et poétique pour évoquer une Petite, exilée ayant perdu ses racines, conservant comme objet transitionnel une noix, mais en communion avec la nature tout entière.

C’est quoi la sagesse, grand-père ?

C’est quoi la sagesse, grand-père ?
Jean Marie Robillard – Fabien Doulut
Utopique 2023

Légende d’automne

Par Michel Driol

Grand-Aigle et Petit Castor ont l’habitude de descendre ensemble en canoé la rivière, et de discuter. A la question de son petit-fils, c’est quoi la sagesse ?, le grand-père montre un chêne qui, après avoir été l’arbre le plus majestueux de la forêt, se contente d’abriter les écureuils. Le voyage continue jusqu’aux rives du lac Massawippi où le grand-père raconte la création des hommes par le Grand-Esprit. Source-Claire, Flamme-Pure, Douce-Brise, Rouge-Terre qui vont rencontrer quatre femmes, Fleur-qui-Sommeille, Cheveux-au-Vent, Fleur-de-Matin et Perle-de-Rosée. Des ancêtres pour qui tout est sacré, la terre, l’eau, le souffle du vent ou le battement de l’aile d’un papillon. Quatre fils du Grand-Esprit dont on se transmet l’histoire, de génération en génération.

A la question philosophique du titre, l’album répond avec poésie, de façon indirecte, par la métaphore et la légende au cours d’un voyage initiatique. Le Grand-Père parle par images, des images que Petit-Castor, représentant du lecteur, ne comprend pas forcément, ce que souligne le texte. « Je t’apprendrai à plonger tes racines d’homme au creux du ventre chaud de notre Terre-Mère et à y puiser la force qui te portera ». D’une certaine façon, tout est dit dans cette promesse du lien qui doit unir les hommes et la terre, de la façon dont la Terre est mère nourricière. La métaphore du vieux chêne vient donner une première approche de cette philosophie, que l’iconographie rend encore plus sensible. Un chêne grandiose, dont les branches déclinent les quatre saisons, dont les racines s’enfoncent profondément dans la terre, et qui protège les deux personnages. A la fois figure des racines nécessaires et de l’acceptation du temps qui passe, de l’automne à l’été. Métaphore que le petit fils explicite : Tu es un peu comme cet arbre. Vient ensuite le récit des origines, que le grand-père transmet à son petit-fils là où son propre grand père le lui a transmis, comme une façon d’enraciner son petit-fils dans une histoire qui les dépasse. Un récit des origines poétique, qui associe l’homme aux quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, qui souligne l’importance de l’amour, et évoque le mythe d’une nature où vivaient en harmonie les hommes et les animaux. Au-delà de cette façon de célébrer l’union de l’homme et de la nature, voire du cosmos, d’un plaidoyer pour une écologie respectueuse du vivant, c’est la dimension de la transmission qui retient particulièrement notre attention. Transmission entre un grand-père et son petit-fils, c’est un lieu commun en littérature de jeunesse. Mais ici cette transmission trouve sa source dans les générations précédentes, et vise à faire de chacun le maillon d’une grande chaine qui commence à la création du monde. Cette transmission est aussi celle qui nous met, nous, occidentaux, à l’écoute des cultures et des sagesses amérindiennes, pour faire passer une sagesse venue du fond des temps à l’heure où les dérèglements climatiques et le culte de la vitesse, du nouveau, du moderne nous entrainent dans une course effrénée. Voilà un album qui nous dit de prendre le détour de la poésie, de la contemplation pour tenter de refaire un tout avec la nature qui, d’une certaine façon, fait corps avec celles et ceux qui nous ont précédés. Ce qui coule dans les arbres, ce n’est pas que de la sève, c’est le sang de nos ancêtres.

Si les contenus philosophiques sont peut-être un peu complexes pour des enfants, la poésie de l’album, la qualité de ses illustrations, avec ses dominantes de marron et d’ocre rendront sensible au plus grand nombre la question de notre rapport avec la nature : en sommes-nous une partie ou nous est-elle étrangère ? Comment peut-elle nous donner des leçons de sagesse et nous apprendre à mieux vivre ?

L’Ami du grenier

L’Ami du grenier
Mamiko Shiotani
La partie 2023

Le fantôme et la fillette

Par Michel Driol

Un petit fantôme, capable de changer de taille, un peu effrayé par le monde extérieur, vit tranquillement dans un grenier. Lorsque la petite fille de la maison vient explorer le grenier, il veut l’effrayer pour la faire partir. Sans résultat. Il décide alors de se glisser dans la chambre de la fillette, en pleine nuit. Mais la fillette, pas effrayée pour deux sous, lui propose de venir jouer avec elle le lendemain.

Belle histoire d’amitié entre deux personnages que tout oppose : un fantôme et une vivante, l’un peureux et l’autre intrépide, un garçon (à en croire les déterminants) et une fillette. C’est d’abord un album à regarder pour la magie de ses illustrations au fusain, dans des dominantes sombres, une ambiance de grenier mystérieux et un fantôme tantôt blanc, tantôt transparent. C’est tout l’univers du grenier qui est dessiné, grains de poussière et rais de lumière, avec ses objets abandonnés, des valises, un cheval de bois… abandonnés comme ce fantôme qui se trouve bien parmi eux, qui ne rencontre de couleurs qu’à l’extérieur, les couleurs bleu sombre de la nuit étoilée. Lorsque parait la fillette arrivent d’autres couleurs, couleurs de ses différents vêtements, au fil des pages, au fil des jours. Du bleu, du jaune, du rouge. Rien que ce procédé graphique illustre à merveille la façon dont l’univers du fantôme est perturbé. Ajoutons à cela la représentation de ce fantôme qui en fait un personnage sympathique, tout en rondeurs et en courbes, comme l’avatar d’un Barbapapa dont le rose aurait disparu. Du fantôme on retiendra d’abord les deux grands yeux blancs ouverts sur le monde, comme disant l’attente de quelque chose, d’un ou d’une autre. Ces grands yeux sont aussi ceux de la fillette, et, de prime abord, on se dit que ces deux là sont faits pour s’entendre. C’est aussi la variété des cadrages qui contribue à donner vie à cette histoire : plongées, contreplongées, gros plans, ou encore la façon dont le fantôme s’inscrit dans un autre rond, celui du hublot de son grenier, comme un ventre protecteur ?

Cette histoire d’amitié est aussi une histoire de territoires. Le grenier et la chambre, deux espaces sentis comme privés qui sont envahis par l’autre. Ce que le fantôme ressent comme une intrusion, ce que la fillette ressent comme un atout. D’où l’étrange négociation finale : la fillette renonce à aller au grenier si le fantôme vient jouer dans sa chambre. Ce serait plus drôle de jouer à cachecache au grenier, pense finalement le fantôme, qui serait alors prêt à accepter l’étrangère chez lui.

Le texte, traduit du japonais par Alice Hureau, épouse le point de vue du fantôme, ses pensées, ses sentiments, dans une langue simple qui fait la part belle au monologue intérieur du fantôme… comme une façon de suggérer qu’il n’a personne avec qui parler.

Cet album qui s’inscrit dans les récits de fantômes japonais, n’a rien de sombre ou de terrifiant. Lumineux, il raconte la rencontre et l’amitié naissante dans une maison représentée avec une foule de détails pittoresques.

La Malinche

La Malinche
Elise Fontenaille
Rouergue 2022

Oh, Maldición de Malinche, enfermedad del presente ¿Cuándo dejarás mi tierra cuando harás libre a mi gente?*

Par Michel Driol

L’histoire a retenu le nom d’Herman Cortez, qui conquit le Mexique. Elise Fontenaille choisit de raconter l’histoire d’une Indienne Nahua aux noms multiples, La Malinche, Doña Marina, la Malintzin. Traductrice, elle fut aussi bien plus que cela aux cotés de Cortez, à qui elle donna un fils, Martin. Sans elle, Cortez n’aurait jamais pu, sans doute, conquérir le Mexique. Pratiquement inconnue en France, elle est un véritable mythe au Mexique, mythe ambigu, car on la considère à la fois comme la fondatrice de la population mexicaine et celle qui l’a trahie. Elise Fontenaille entend réhabiliter cette figure féministe.

Pour cela, elle choisit comme narrateur un jeune Espagnol, le plus jeune membre de l’expédition de Cortez, amoureux transi de la Malinche. En quelques scènes, courtes, vivantes, il raconte les principaux épisodes de sa vie, retranscrit ses souvenirs d’enfance, et évoque son rôle de fidèle conseillère  fidèle auprès de Cortez. Elle adjoint à ce narrateur un compagnon, capable de dessiner et d’écrire un codex, à la façon des peuples d’Amérique du Sud. Ce roman historique, poétique, empreint d’une certaine mélancolie, nous projette il y a un demi-millénaire, à une époque et en un lieu particulièrement violents . Il donne vie aux coutumes aztèques (sans omettre le rôle des sacrifices humains en particulier), décrit leur organisation sociale, et n’occulte pas l’appât de l’or et les massacres commis par les Espagnols. Le récit se découpe en courts chapitres, qui sont comme autant de vignettes, d’éclairages sur un épisode particulier et donnent à voir une femme séduisante, diplomate, douée pour les langues, dotée aussi bien de qualités liées à l’intelligence qu’au cœur.  Une véritable héroïne, un véritable type de femme forte qui ne doit sa survie qu’à ses aptitudes, victime de nombreuses trahisons, aussi bien de sa propre famille que de Cortez, mais toujours digne et debout. Le roman se termine avec la disparition mystérieuse de la Malinche comme une ouverture vers l’univers du mythe, de la légende ou du conte.

Un roman historique dont l’écriture sensible réhabilite une figure peu connue en France, et en fait un personnage fascinant et iconique.

* Oh, Malédiction de Malinche,
maladie du présent
Quand quitteras-tu ma terre
quand libéreras-tu les miens ?

Dernier couplet d’une chanson d’Amparo Ochoa

Modeste

Modeste
Julier Baer – Magali Le Huche
Editions des éléphants 2023

Etre distingué…

Par Michel Driol

Il y a le narrateur, fils d’une famille modeste. Et il y a ses copains et copines d’école, dont les parents sont chirurgiens ou avocats, qui vivent dans de luxueuses maisons et passent leurs vacances dans des endroits de rêve. Pourtant, lorsque le narrateur les invite chez lui, et qu’il leur montre son animal de compagnie, les choses changent…

Si la fin de l’album prend l’aspect d’une farce improbable, avec cet animal carnavalesque, monstrueux, terrifiant, géant et inconnu, c’est un sujet grave qui y est abordé, celui des inégalités sociales et de la façon dont les enfants les vivent. D’un côté, il y a ceux qui n’hésitent pas à parler de leurs vies merveilleuses, hors du commun, de voyages extraordinaires. De l’autre côté, il y a ceux qui, comme le narrateur, ont des vies en apparence tellement banales, ordinaires qu’elles ne méritent pas d’être dites. Car c’est bien de cela qu’il est question dans le livre : comment se dire quand son vécu semble si commun ? Face aux « héritiers » qui ne l’interrogent pas sur ses parents, sa maison, le narrateur se réfugie dans le silence.  Ce que montre la première partie de l’album, c’est comment des enfants peuvent vivre côte à côte avec cette barrière sociale, culturelle qui les empêche de vraiment communiquer, générant ce sentiment de dévalorisation, voire de honte de ceux qui, comme le narrateur, ne sont pas des nantis. La deuxième partie sort du réalisme pour prendre la voie de l’imaginaire et permettre au narrateur d’exister aux yeux de ses amis. On laissera au lecteur le soin d’interpréter ce passage à l’imaginaire, cet animal fabuleux qui dérange l’ordre établi, brise symboliquement les murs, mais qui apparait comme réel aux yeux des enfants. On signalera simplement que c’est la force de l’imaginaire, de la poésie, de créer des réalités plus fascinantes encore que le monde qui nous entoure et susceptibles de rapprocher les uns et les autres par-delà les différences de classes. Les illustrations nous plongent dans un univers à la fois enfantin et réaliste, montrant la façon dont le narrateur est différent des trois autres, isolé d’eux, puis les présentant enfin ensemble chez lui, autour d’une même table, puis face à un même animal.

Un album surprenant, enlevé, qui laisse percevoir comment les inégalités sociales peuvent être le vecteur de discriminations, de hontes, mais dont la chute laisse entrevoir qu’on a tous quelque chose à partager.

Henri dans l’île

Henri dans l’île
Thomas Lavachery
L’école des loisirs (Medium), 2022

Robinson sombre

Par Anne-Marie Mercier

Henri, naufragé sur une île déserte, est un adulte. Il n’y trouvera pas de Vendredi, du moins pas au sens habituel. On est donc loin des réécritures devenues banales de Robinson Crusoe qui jouent sur l’âge des personnages et qui ajoutent des fioritures à un récit qui pourrait sembler dénué d’événements importants. Pas d’événements non plus, en dehors de ceux de la pure survie.
Ce Robinson a le parler rude et rare (il se parle à lui-même ou apostrophe les animaux ou les éléments) . Il crève de faim pendant la moitié du roman. Le bateau sur lequel il a fait naufrage est vite englouti avant qu’il puisse prélever des planches pour se construire une cabane ou récupérer des outils. De la vie d’antan il n’aura conservé essentiellement qu’une pipe (prélevée sur le corps de l’un de ses compagnons) et un couteau. Il se nourrit de coquillages et de jeunes lions de mer qu’il assomme, de phoques, ou d’oiseaux, tout le temps où il se trouve sur l’île (fictive) de de Litke, un « enfer » situé au large de la nouvelle Zélande, dans l’archipel (fictif) de Milford (ce nom vient sans doute de son Fjord fameux, le « Milford Sound »).
Une tentative d’apprivoisement d’un perroquet finit par échouer. Une tentative de fabrication de pirogue donne un résultat mitigé. Enfin, on est loin du personnage de Defoe, plein de ressources et régnant sur une troupe d’animaux familiers, comme du père de famille savant de Wyss (Le Robinson suisse). Ce Robinson là est âpre, sombre et le désespoir le plus profond marque le récit. Les belles encres en couleur qui illustrent le récit dans un cahier central, créées par l’auteur, donnent à cet enfer une profondeur particulière.

La deuxième moitié du roman renoue avec la dynamique ordinaire des robinsonnades : le héros parvient à aborder sur une île proche, plus riche en ressources, autrefois habitée, sur laquelle il trouve un village déserté par ses habitants et une cabane presque confortable, et divers objets, bref, de quoi progresser.
Il y sent aussi une présence, se croit observé. Le Vendredi qui surgira sera une surprise pour le lecteur. La relation qui se noue, méfiante puis hostile, qui tournera en une belle amitié est elle-aussi originale, on n’en dira pas plus. Lui même n’en parlera pas, une fois revenu à la civilisation et réservera cette révélation à la jeune femme, bellement esquissée, qui écrira et illustrera son histoire.
Après Bjorn, l’original personnage nordique, Ramulf, le valeureux chevalier, voici un autre personnage de Lavachery qu’on n’oubliera pas non plus.

Le Meilleur des pères

Le Meilleur des pères
Benjamin Desmares
Rouergue 2023

Les histoires d’amour finissent mal, en général…

Par Michel Driol

En apparence, Constance a tout pour être heureuse. Des parents qui travaillent dans le milieu du cinéma, et une réelle beauté qu’elle a héritée de son père et de sa mère. Mais, en fait, son père est violent, s’alcoolise de plus en plus, et bat sa femme et sa fille. Un jour, Constance ose prendre la défense de sa mère. Le lendemain, au lycée, le même que celui qu’ont fréquenté ses parents, elle trouve sur un bureau une trace leurs prénoms gravés, puis se retrouve projetée dans les années 89, à l’époque où ils étaient amoureux. Peut-on changer le futur ? Leur dire de ne pas avoir d’enfant ?

Ecrit à la première personne, le récit donne à entendre la voix de Constance, une voix où se mêlent la verve de l’adolescence et sa fraicheur, une voix que les premières lignes sonnent comme presque d’outre-tombe : Je suis morte. Je crois. Comment être sûre ? Telle est Constance la narratrice, avec ses questions, ses tourments, et sa difficulté à vivre la violence de ce père qu’elle comprend, dont elle perçoit la souffrance au travail, les fêlures (il se voulait réalisateur, il n’est qu’éclairagiste),  un père qu’elle excuserait presque. Dans cette ambivalence et confusion des sentiments, comment parler de cette violence intrafamiliale, de ces secrets difficiles à avouer sans détruire toute la cellule familiale ? Il faudra vraiment que sa propre mère soit en danger pour que Constance ose s’interposer. Au moment où Constance est en plein désarroi, le roman bascule dans le fantastique, avec le voyage dans le passé de ses parents, lorsqu’ils avaient son âge, lorsque Constance les découvre tels qu’ils devaient être, déjà beaux et amoureux, sans se douter de la violence qui allait les emporter. C’est un beau passage, fait à la fois pour dire de façon métaphorique le désir de suicide de Constance, qui voudrait bien ne jamais être née et l’écart qui existe entre les amours naissants et l’usure de la vie. Ce voyage dans le passé, qui montre ces traces de violence déjà présentes dans le père, qui dépayse Constance étonnée de voir les habits étranges portés par les personnages, a quelque chose de poignant dans ce qu’il dit de la façon dont la vie fait changer les individus, et de ce qu’il fait sentir de l’écart entre les rêves d’avenir des adolescents et les échecs qu’ils rencontrent par la suite. Ce voyage fantastique, dont le récit donne une explication classique, l’évanouissement et le rêve, sera pourtant l’un des éléments déclencheurs de la parole de Constance qui ira signaler à la CPE de son lycée les violences dont elle est victime. Le récit se clôt sur la mère et la fille partant vers un nouvel avenir qui reste à écrire.

Fait rare en littérature pour la jeunesse, le récit tisse un fil très intimiste, une description du mal être des adolescents en danger, et un fil fantastique pour une plongée dans un passé. C’est un récit grave et sensible sur les violences intrafamiliales, sur la nécessité de la parole, mais aussi sur l’écart entre les apparences et la réalité, sur le temps qui passe et emporte avec lui les rêves des enfants…