Les Magni Freaks

Les Magni Freaks
Gaspard Flamant
Sarbacane (roman)

Comme des super héros de Marvel (en mieux)

Par Anne-Marie Mercier

Trois héros bien cabossés par la vie se retrouvent un peu par hasard et vivent des aventures entre Marseille, Aix et Lyon. Ils ont un point commun : chacun a un super-pouvoir. Squadro peut vivre sous l’eau et communique à distance à travers l’eau, Cheyenne est une passe-muraille, Liam peut voler. Chacun a un rapport différent à son pouvoir et l’a acquis dans des circonstances différentes, mais tous l’ont découvert au moment où, d’une manière ou d’une autre – mais toujours violemment –, ils sont devenus orphelins.
Ce cadre étant posé, on peut se dire que, un roman ne pouvant pas arriver à la hauteur de l’émerveillement des effets spéciaux des films de Marvel, à quoi bon en faire un roman ? Eh bien c’est une belle surprise : c’est un bon et un beau roman.
Tout d’abord parce qu’il est parfaitement écrit, composé, équilibré. Les dialogues sont justes, en langage très banlieue populaire pour Cheyenne, marseillaise à la famille bigarrée, en français approximatif pour Liam l’irlandais, en langage bizarre, italien ensemencé de Rap marseillais pour Squadro, l’homme poisson (comment il a découvert le rap, c’est aussi une belle invention !). Quant à la narration, elle est écrite dans une langue et un style riches, soignés, précis, souvent beaux, très justes.
Liam maitrise mal son pouvoir, découvert depuis peu, et cela donne lieu à de micro-épisodes comiques réussis. Cheyenne porte la dimension tragique du récit : elle cherche à venger son frère, assassiné au moment où il fouinait vers une usine de retraitement de déchets dont le propriétaire est le caïd du quartier. Tous sont redevables à ce criminel, et tout le monde le craint, à raison car il est lui aussi une autre espèce de monstre. Squadro, lui, met la préoccupation écologique au cœur du polar : il s’agit aussi bien de trouver et neutraliser l’assassin de Toufik que de punir l’homme qui salit les océans.
Rebondissements multiples, vision chaleureuse de la vie des quartiers urbains pauvres, sur le plan humain, mais désastreuse aussi, c’est une belle plongée dans un monde tantôt glauque tantôt lumineux, dans lequel les super héros font rêver à davantage de justice, comme des super héros de Marvel (en mieux).

C’est beau de mentir

C’est beau de mentir
Catherine Grive
Sarbacane (roman), 2023

Naissance dans un ascenseur

Par Anne-Marie Mercier

On peut être surpris par ce titre en forme de paradoxe. Mais Catherine Grive sait de quoi elle parle : elle creuse depuis quelques temps le sujet, soit directement, avec son album intitulé Le Mensonge (avec Frédérique Bertrand) paru aux éditions du Rouergue sous une couverture proche  – l’album a inspiré un spectacle qui sera créé en avril 2024 au théâtre de la Villette – soit indirectement, dans ses romans précédents, à travers les conséquences de mensonges ou de non-dits, notamment dans les familles.
Lucile (ou Hermione ?) va fêter ce jour-là ses quinze ans. L’appartement dans lequel elle invite ses amis (ou plutôt ceux qu’elle a souhaité afficher comme amis) n’est pas le sien, mais elle fait comme si : c’est plus beau que la petite chambre de bonne ou elle vit avec sa mère, et cela correspond mieux à la vie qu’elle s’est inventée pour être au niveau de ses camarades de lycée dans un quartier riche de Paris. Mais voilà, le destin veille et au milieu de ses préparatifs, elle se retrouve coincée dans l’ascenseur de l’immeuble (belle métaphore de l’ascenseur social dont elle rêve et qui jusqu’ici l’a, dans le réel, toujours fait descendre).
Elle est la narratrice du récit. Le temps de l’attente est long, cela lui permet de se remémorer ce qui l’a amenée à cette cascade de mensonges, à se gargariser de ses succès et se réjouir à l’avance de ce qui suivra, notamment avec le bel Octave qui l’émeut. Ce temps est d’autant plus long que la personne qui communique avec elle (on connaitra tout par la suite, il s’appelle Bertrand et semble ne rien avoir à cacher) prend son temps pour envoyer les secours. Bertrand lui parle pour la faire patienter et l’informer sur l’arrivée de l’équipe technique, mais plus encore pour tenter de la cerner et l’aider. Il semble avoir tout compris très vite et sans doute retarde sa libération tant qu’il ne la sent pas prête à affronter le réel. Cette voix au téléphone a des allures d’ange d’un film de Wim Wenders : humain, tellement humain qu’il en est surnaturel.
Les amis, réels ou fictifs, la mère, le père, la fée marraine, le chéri… les personnages secondaires sont attachants et divers. Grâce à eux et grâce à la voix de l’ascenseur, on assiste à la seconde naissance de Lucile, lucide cette fois. Ce beau roman parvient à ne pas condamner, juger, ridiculiser ses rêves : il fait d’abord rêver avec Lucile, dans des rêves convenus et formatés, parfois drôles : le mensonge c’est « une porte qui s’ouvre », comme la lecture. Puis, dans la seconde moitié il la conduit peu à peu vers des rêves plus personnels, plus difficiles aussi, d’autres portes à ouvrir, une aventure de vie assumée. Mais certaines resteront fermées à jamais : le mensonge a des conséquences aussi.
C’est un beau parcours de quête d’identité que Catherine Grive excelle à mettre en scène, comme dans Le bureau des objets perdus (2015) ; c’est  souvent « quand tout s’écroule autour de vous »  comme l’écrit Maryse Vuillermet à propos de La Plus Grande Chance de ma vie (2017) que tout s’éclaire.

 

 

Les 2 Loups

Les 2 Loups
Amalia Chevillot
Colophon 2023

Conte cherokee imprimé à la main

Par Michel Driol

Colophon, une maison d’édition pas comme les autres située à Grignan, revisite ce conte cherokee bien connu, en une version assez courte. Nous abritons deux loups, l’un incarne la joie et la compassion, le second la tristesse et la colère. Lequel va l’emporter ? Celui qu’on nourrit. Telle est la version habituelle de ce conte, mais ici, on trouve une fin un peu différente, également dans la tradition cherokee : Aucun ne l’emporte vraiment. Sachez les écouter et vous en nourrir.

Ce conte parle de façon imagée des émotions, des conflits intérieurs, des attitudes opposées que nous pouvons avoir. Nourrir l’un ou l’autre, c’est faire un choix, mais se nourrir des deux, c’est concilier des choses antagonistes, et être à l’écoute de soi. Belle leçon de sagesse !

La particularité de Colophon, c’est que tous les ouvrages y sont composés et imprimés à la main, entendons par là avec de vrais caractères en plomb, à l’ancienne. Quant aux illustrations, ce sont ici des linogravures signées d’Amalia Chevillot, bien sûr dans un pur noir et blanc (ou plutôt jaune, couleur du papier). Elles nous plongent dans un univers d’amérindiens, autour d’un feu de camp, dont la silhouette des flammes n’est pas sans évoquer les loups. Elles représentent aussi les deux loups, l’un lisse, l’autre hirsute.

Découvert cette année à la Fête du livre jeunesse de Saint Paul Trois Châteaux, Colophon mérite le respect pour sa façon de sauvegarder et de faire vivre toute la belle tradition humaniste de l’imprimerie.

Lilune

Lilune
Donatienne Ranc – illustrations d’Evelyne Mary
Colophon 2023

A la recherche d’une langue

Par Michel Driol

Lilune, ainsi nommée parce qu’elle est née un soir de pleine lune, ne pleure pas, mais ne parle pas non plus. A la place, elle fait danser ses mains. On pense qu’elle a donné sa langue au chat, ce qui incite ce dernier, Solal, à emmener Lilune à la recherche d’une langue. Sur la route, ils rencontrent un noisetier, un coquelicot, une truite, un coquillage qui chacun donnent quelque chose à Lilune. De retour à la maison, c’est une danse des mains et des doigts qui permet à Lilune et à ses parents de se parler.

Ce texte de Donatienne Ranc, comédienne, conteuse nous plonge dans un univers poétique par sa langue d’abord. Une langue imagée, rythmée, que l’on sent faite pour l’oralité avec ses reprises et sa prosodie. Par sa façon aussi de mêler le monde humain au monde naturel, par sa façon de donner vie aux arbres, aux animaux, aux plantes… Par sa façon enfin de raconter l’histoire d’une petite fille, comme dans de nombreux contes. C’est bien de conte merveilleux qu’il s’agit ici, pour une quête fondamentale, celle de la langue. De Lilune, on ne saura jamais si elle est muette. On saura juste sa façon de parler avec les mains, avec les doigts, dans une danse étonnante, comme une façon de parler à la fois de la différence mais aussi d’autres langages, langage du corps, langage des arts.

La particularité de Colophon, c’est que tous les ouvrages y sont composés et imprimés à la main, entendons par là avec de vrais caractères en plomb, à l’ancienne. Quant aux illustrations, ce sont deux linogravures signées d’Evelyne Mary, qui donnent vie aux éléments fondamentaux du récit, laissant toute la place au rêve et à la douceur.

Découvert cette année à la Fête du livre jeunesse de Saint Paul Trois Châteaux, Colophon mérite le respect pour sa façon de sauvegarder et de faire vivre toute la belle tradition humaniste de l’imprimerie..

Djibril

Djibril
Emilie Chazerand – illustrations Betty Bone
L’élan vert 2023

Lettres à l’absent

Par Michel Driol

Djibril, lycéen écrit des e-mails à son frère ainé Souley, parti à Dublin où il a trouvé la mort. Une dizaine de lettres, qui s’étalent entre juin 2023 et fin décembre 2023, dans lesquelles il tente de faire son deuil en racontant sa vie, ses activités, ses rapports avec ses parents, avec les files aussi, Prisca et Sarah.

Djibril exprime son mal-être dans une langue puissante et précise. Il est à la fois métisse, musulman et fils d’une famille aisée : la mère est artiste, le père ingénieur agronome. Il ne correspond pas aux stéréotypes et tente de s’en débarrasser pour être lui, avec ses peurs, peur de ne pas être à la hauteur dans ses rapports avec les filles, peur aussi de se retrouver seul, sans ce frère qui a fait le choix de quitter sa famille. Moment clef de la vie, le récit commence par un sauvetage, dans lequel Djibril sauve de la noyade Prisca, qui ne le remercie pas. Moment clef dans lequel Djibril est comme paralysé par la mort de son frère, et ne fait plus rien. Cette façon de mariner, comme dirait Roland Barthes, est dite dans des phrases courtes, imagées, fortes, pleines d’expressivité.  Djibril fait tout pour retrouver le gout de vivre, et c’est l’occasion aussi pour l’autrice de montrer quelques scènes de la vie : cours d’Education physique au lycée, soirées d’anniversaire, ou cette scène étonnante où Djibril se fait engager comme baby-sitter par le fils d’une grande bourgeoise qui parvient à l’imposer à sa mère. Tout ceci dénote un fort sens des rapports sociaux et une vision sans concession de la société. Tout se termine par une belle scène d’amour entre Djibril et Sarah, scène qui scelle l’acceptation du départ de Souley, et la promesse d’un nouveau futur, où Souley ne sera pas oublié, mais où la vie continuera. Ces lettres forment donc comme un beau roman, dont les phrases ont souvent la force du coup de poing percutant, sur le deuil.

Le texte est doublement illustré : d’une part par Betty Bone, qui isole certaines scènes, certains détails porteurs de sens, en particulier les moments où Djibril écrit, mais aussi par des reproductions d’œuvres d’art qui résonnent avec ce que vit Djibril. Œuvres d’artistes très différents, qui vont de l’Origine du monde de Courbet à un masque baoulé, en passant par Delaunay ou Caillebotte. Impossible de tous les citer, mais disons que cela, en illustration de certaines phrases du texte isolées dans une graphie différente, donne une épaisseur supplémentaire au texte et invite à considérer d’un autre œil cette conversation entre le texte et le tableau, entre le monde contemporain et le passé plus ou moins récent

Roman fort, sur un thème grave, avec une écriture qui laisse l’émotion jaillir, envahir le texte, qui exprime les doutes, les inquiétudes d’un adolescent qui cherche des repères après la mort de son frère ainé. Signalons enfin que ce roman est en écho avec Prisca, autre roman de la même autrice, dans la même collection, façon de montrer ces deux personnages qui se croisent dans le même lycée.

Ernest est à l’ouest

Ernest est à l’ouest
Fabien Arca et Ema Constant
Rouergue dacodac 2023

Fragments du discours amoureux…

Par Michel Driol

Le jour de la rentrée scolaire, Ernest est subjugué par Anne L’Or, et ses grands yeux vert émeraude. Mais, entre récits mythomanes et silences gênants, que lui dire ? Comment expliquer les troubles corporels et langagiers qui le saisissent ? Peut-on être jaloux à 10 ans ? Serait-il amoureux ?

Le roman est d’abord plein de drôlerie. Par son narrateur d’abord, sympathique, attachant, naïf et gaffeur, élève qui n’a rien d’un surdoué ! Il n’est pas le seul personnage farfelu : le maitre, M. Kero, est un enseignant à la fois trop typique (colérique, sévère, redouté…) et atypique (ah ! cette leçon sur les sandwichs pour faire toucher du doigt les questions de la différence et des origines !). Ajoutons à cela l’invention verbale de l’auteur dans les noms des camarades de classe d’Ernest et une série de situations de plus en plus improbables, qui vont du travail en commun aux mensonges du frère ainé… pour culminer avec la fête de l’école. L’improbable vient de ce léger décalage entre ce qui pourrait être réel dans la vie et ce que le hasard et les pensées du narrateur en font ! Ce décalage est aussi présent dans les nombreuses erreurs d’orthographe d’Ernest, qui, en fait, révèlent un autre sens, un autre message amoureux. Cet humour du texte fait d’Ernest un digne descendant du petit Nicolas, dans le discours sur l’école, les copains, la famille…

Au delà de ce comique, l’auteur tente de faire ressentir, à hauteur d’enfant, ces troubles liés au premier amour, avec beaucoup de délicatesse, sans jamais s’en moquer. C’est l’inquiétude devant le nouveau, l’incompréhension, les hésitations sur les conduites à tenir, la façon d’interpréter ou de sur interpréter les moindres détails qui sont ici racontées par un narrateur bien surpris par lui-même. A son tour d’éprouver des chamboulements intérieurs, de se trouver, à partir de presque rien, soumis à des émotions bien contradictoires ! C’est aussi en donnant la parole à ses personnages (la touchante lettre d’Anne L’Or à sa grand-mère, par exemple) que l’auteur cherche à être au plus près des émotions et sentiments des enfants.

Les  illustrations en noir et blanc d’Emma Constant renforcent souvent l’effet caricature de certains passages de ce roman, véritable éducation sentimentale et affective.

Anse rouge

Anse rouge
Sandrine Caillis
Editions Thierry Magnier 2022

Retour à Noirmoutier

Par Michel Driol

Etudiante en communication, Marie quitte précipitamment Paris à la réception d’un SMS « Viens ». Elle se retrouve à Noirmoutier, en plein hiver, et y revit les quatre étés qu’elle y a passés, entre ses 9 et 14 ans.  C’est là qu’elle a fait la rencontre d’un frère et d’une sœur, Augustin et Joséphine, d’une classe sociale bien supérieure à la sienne, deux enfants qui l’attirent, irrésistiblement.

On est saisi, dès les premières lignes, par l’écriture de ce roman. Des phrases, sèches, précises, sans concession. Rien de trop pour dire un monde gris, pour dire le mal de vivre, pour dire la souffrance. Intus, et in cute, réellement… Des phrases qui savent aller à l’essentiel, en se dépouillant de tout superflu, des phrases dans lesquelles les images ne sont pas de futiles ornements. C’est un roman dans lequel la narratrice tente de comprendre les mécanismes de la fascination et de l’emprise au cours de chapitres qui font alterner souvenirs du passé et récit du présent, étés et hiver. Emprise qui va jusqu’à la destruction de la victime, Marie, que l’on voit, dans le premier chapitre, incapable d’avoir des rapports simples et confiants avec les autres. Dès lors, le roman apparait comme une auto-analyse pleine de finesse, une tentative de comprendre, de se comprendre, pour dire non et se reconstruire. Saluons la fin, optimiste, du roman, qui sonne comme une libération, une sortie de Noirmoutier par le haut (le pont et non le passage du Gua).

Tout oppose Marie à Joséphine et Augustin. Elle, petite fille unique, vivant avec ses parents ses premières vacances à la mer, au camping. Enfant protégée (à 9 ans, elle est transportée dans la petite charrette derrière le vélo), surveillée (son espace sur la plage se réduit à celui des serviettes étendues). Enfant d’un milieu social modeste, vivant dans un lotissement. Et eux, beaux, bronzés, dominateurs, entourés d’une foule d’enfants qui leur obéissent, lancés dans des activités qui lui paraissent interdites, naturellement distingués et sûrs d’eux. Ils habitent dans une villa, de famille depuis des générations, dominant (au sens propre et figuré) la plage, sous la surveillance d’une grand-mère imbue de sa supériorité. Alors que Marie tente de se faire accepter par ces enfants, ils se jouent d’elle. Mépris – voire  haine de classe – sont décrits par une série d’anecdotes violentes et très concrètes  qui illustrent avec force des comportements qui vont de l’ignorance à la maltraitance, de la moquerie au mensonge. La force du roman est de montrer l’innocence et la naïveté de Marie qui, par toute une série de stratagèmes, de ruses, de volontés, ne peut pas renoncer à son désir de devenir l’amie au moins d’Augustin, au cours de ces quatre étés qui la font passer de l’enfance à l’adolescence, des jeux de sable aux premiers émois amoureux, en traversant le divorce de ses parents. Sa force repose aussi sur le regard sans pitié de sa narratrice, montrant toute la cruauté dont elle a été victime (consentante, telle est la question ?), montrant toute la violence des rapports de classe, d’autant plus cruels, insupportables, qu’ils sont l’œuvre d’enfants. Cela passe par les mots, les silences, les attitudes, les corps aussi. Les corps magnifiques d’Augustin et Joséphine qui s’opposent au corps chétif de Marie.

Un roman très fort, que l’on lit d’une traite, et qui ne laissera pas ses lecteurs indifférents. Pour le lecteur adulte, ce roman s’inscrira dans la lignée des théories de Pierre Bourdieu (la distinction), mais aussi dans le droit fil des textes de Didier Eribon ou d’Annie Ernaux, tout en marquant sa singulière originalité. Pour le lecteur adolescent, ce sera sans doute la découverte de mécanismes d’emprise, emprise liées aux rapports de domination à la fois sociale et sexuelle. Augustin, comme Don Juan, n’est autre qu’un grand seigneur méchant homme…

Henri l’escargot

Henri l’escargot
Katarina Macurová
Albatros 2023

Etre ou ne pas être comme les autres

Par Michel Driol

Il est né sans bave, Henri, le petit escargot, et, de ce fait, il ne peut pas grimper sur les plantes comme les autres. Il tente de pallier son handicap, à l’aide de ses antennes, de miel, de résine… Peine perdue ! Mais, en s’entrainant à porter de lourdes charges en équilibre pour se muscler, il parvient à faire l’acrobate sur les tiges. Et lorsqu’un beau jour une limace qui voulait une coquille comme la sienne l’emmène au sommet d’une fleur, c’est la découverte d’un nouveau monde : les autres apportent leur aide à Henri pour grimper, et en échange, il leur ouvre le monde du cirque et de l’acrobatie.

L’escargot est un des animaux récurrents en littérature pour la jeunesse. Lent, petit, fragile, il permet assez facilement que les enfants s’identifient à lui. Henri ne fait pas exception, lui qui est dessiné très peu anthropomorphisé (avec une bouche et des antennes expressives, et des yeux grand ouverts sur le monde). Mais surtout avec ses qualités : sa détermination, sa volonté sans faille, son désir de faire comme les autres, de vaincre le handicap avec lequel il est né. Il donne une belle leçon d’humanité ! La dynamique du récit fait passer, de façon intéressante et pertinente, d’une problématique individuelle à une problématique sociale. Seul, Henri ne peut réaliser ses rêves. Il a besoin des autres, mais, en échange, il a quelque chose à leur apporter. C’est cette solidarité, qui les conduit tous à ses dépasser dans une dimension joyeuse, ludique, artistique, circassienne, que l’album met en évidence avec beaucoup de douceur et de délicatesse. L’acceptation de la différence ouvra ainsi de nouveaux horizons.

Le texte, avec sobriété, épouse le point de vue d’Henri, lui donne la parole, et commente ses actions sans devenir envahissant, histoire de donner la part belle à de splendides illustrations qui rythment le récit. Tantôt en double page (avec des vues d’un grand réalisme poétique sur le jardin, la nature luxuriante), tantôt en strips animés montrant les efforts d’Henri, elles savent aussi faire un écho à la fantaisie du texte lorsque l’on voit les escargots devenus personnages de cirque (clowns, acrobates, équilibristes…). Et que dire de la dernière illustration où un pot de fleurs renversé, ébréché, devient un chapiteau de cirque vers lequel convergent tous les insectes ! C’est plein de couleurs et de vie…

Une douce histoire pour aborder des thèmes sérieux comme celui du handicap, de l’entraide, avec une grande simplicité et comme une espèce d’évidence dans la façon d’accepter la différence de la part des différents personnages… Un album pour développer naturellement des compétences sociales de ses lectrices et de ses lecteurs.

Mumbo Jumbo et les champignons mystères

Mumbo Jumbo et les champignons mystères
Jakob Martin Strid
Sarbacane, 2023

Gulliver, Baba Yaga et un hippopotame

Par Anne-Marie Mercier

Une grande fête se prépare chez les animaux de la Petite Vallée.
« Est-ce que je peux vous aider ? » C’est par cette question que Mumbo, le petit hippopotame plonge dans la catastrophe : on l’envoie chercher des chanterelles ; il part bravement, avec le sac à dos de son ami Fred, le crocodile, sans bien savoir à quoi ressemblent ces champignons. Il goute ceux qu’il trouve et découvre, en revenant vers ses amis, qu’ils ont rapetissé, ou plutôt que c’est lui qui est devenu un géant.
Nouveau Gulliver, Mumbo Jumbo se désespère et pleure pour redevenir petit, pouvoir être à nouveau dans les bras de sa maman, entrer dans sa petite maison, etc. Touchés, ses amis (guépard, éléphant bleu et tapir) s’unissent pour l’aider et l’emmènent voir la sorcière Baba Yaga qui devrait pouvoir le libérer de ce sortilège…
Le périple est très drôle, depuis ses préparatifs (comment faire pour que les distances immenses puissent être couvertes par des animaux de taille normale ­– on fabrique un ballon, la baignoire du crocodile servira de nacelle – Mumbo traversera la mer à pied comme Gulliver, et fera peur aux automobilistes sur l’autoroute) jusqu’à la Sibérie, en capturant au passage un satellite rempli de bonbons. Baba Yaga a bien changé : la magie lui donne mal à la tête, elle préfère l’énergie nucléaire. Elle a aussi une belle trousse à outil et des talents de bricoleuse.
Enfin, tout cela est charmant et plein de fantaisie. Les larges images aux couleurs fluo fourmillent de détails et tous ces animaux enfantins forment une belle équipe d’aventuriers timides.

 

L’Ascenseur

L’Ascenseur
Yael Frankel
Taduit (espagnol) par Lise Capitan
0briart, 2021

Envols dans une cage

Par Anne-Marie Mercier

Il y a parfois des albums parfaits. L’Ascenseur de Yael Frankel, primé à Bologne, aux Etats-Unis (USBBY), en Corée, à Moscou, aux Emirats, en Allemagne) en fait partie.
Le format est parfaitement adapté à son objet : ici une belle verticalité correspond au décor presque unique de l’histoire, l’intérieur d’un ascenseur. La situation est bien connue des lecteurs et pourtant étonnante : un ascenseur monte et descend au gré des appels effectués par les occupants d’un immeuble, et finit par s’arrêter pour une panne prolongée. Les occupants pestent, s’interrogent, s’inquiètent, se réconfortent, partagent, et finissent enfin par sortir pour se retrouver tous ensemble, soudés par ces émotions, chez la narratrice. Sont réunis : celle-ci accompagnée de son chien Roco, Madame Paula qui a peur des chiens, monsieur Miguel qui est très vieux et se déplace avec un déambulateur, Cora et ses jumeaux dans une poussette double… tout ce petit monde entassé passe par diverses émotions. Les « ouaf » de Roco le chien et le ton placide de la narratrice ajoutent une touche d’humour.
Le graphisme est parfait : tracés à grands traits, les personnages sont caractérisés sommairement. Le noir et banc domine, à quelques exceptions près (les grenouillères des jumeaux, le petit chapeau de la narratrice qui se multiplie parfois, l’intérieur d’une boite à gâteau, autant de traces de joie) et ce décor s’ouvre en surimpression au moment où Monsieur Miguel raconte une histoire pour faire patienter tout le monde après que le gâteau de madame Paula aura été offert à tous : le décor de l’ascenseur, toujours présent, s’incruste alors dans une forêt où s’inscrit l’histoire d’un ours qui va fêter tout seul son anniversaire, à moins que….
La nouvelle histoire, tragi-comique et charmante, est un autre exemple de gâteau à partager (mais avec une notion de partage un peu différente) et est offerte sous la forme d’un petit album souple et carré, glissé dans une enveloppe collée en fin d’album, permettant de prolonger le plaisir.
L’enfermement s’ouvre sur l’espace de la fiction, montrant le pouvoir des contes. Les surprises du quotidien créent l’occasion de belles rencontres et de nouvelles amitiés. Elles  mêlent toutes les générations : vieux ronchons et enfants affamés se réunissent dans le plaisir de savourer et partager ensemble gâteaux et histoires, et les lecteurs de tous âges sont bel et bien embarqués. C’est si joli qu’on a envie, une fois l’histoire terminée, de remonter à bord de cet ascenseur.