Merci mille fois

Merci mille fois
Didier Jean – Joséphine Onteniente
Utopique 2025

Gracias a la vida que me ha dado tanto

Par Michel Driol

Tout au long de l’album, la narratrice évoque certaines circonstances de sa vie dans lesquelles elle a dit merci. En pleine forêt, au milieu d’un orage, lorsque sa maman la console… Au garçon qui lui a envoyé son premier mot d’amour…. A celle qui l’a sauvée de la noyade… Au personnel de l’hôpital après une opération. Ce qu’elle évoque aussi, ce sont les mercis reçus, tant d’un garçon dans la cour de récréation que de celui à qui on tient la porte.

La première originalité de l’album est de montrer un personnage tout au long de sa vie, de son plus jeune âge, à table avec ses parents, à un âge avancé, se promenant avec  son bien-aimé, ses enfants et petits-enfants. Façon de prouver que dire merci, ce n’est pas réservé aux enfants, pour montrer qu’on est bien élevé, pas seulement un automatisme de politesse dénué de sens, mais que c’est un acte profond de gratitude envers l’autre. Ce qui se joue à travers ce mot, c’est une forme de lien interpersonnel  de reconnaissance, dans différentes circonstances. Les situations illustrées dans l’album vont du plus quotidien, le repas à table, le cadeau d’anniversaire aux situations les plus dramatiques, dans lesquelles la vie est en jeu. C’est bien là la seconde originalité de l’album, de redonner son sens plein et entier à ce petit mot qui entre dans le système du contre don après un don, à la condition qu’il soit humain, engageant, authentique. Ce que souligne aussi l’album, c’est qu’il n’est pas toujours facile de recevoir un merci, qu’on peut oublier de remercier, et que ce mot a pris un sens dévoyé, celui de licenciement.

En pleine page, pleines de vie et de douceur, les illustrations mettent l’accent sur le regard de la narratrice, un regard bleu, intense, profond, donnant une belle épaisseur à ce personnage et aux différentes étapes e sa vie. Une vie banale, ordinaire, avec des hauts et des bas de plaisirs et des deuils, un de ce vies minuscules, mais si proche de celle du lecteur ou de la lectrice. Un carnet de gratitude à remplir, en fin d’ouvrage, permet de garder trace des bons moments passés.

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu, écrivait Mallarmé. C’est bien ce à quoi nous invite cet ouvrage, afin que des rapports de fraternité, authentiques, puissent se tisser entre nous.  Un ouvrage loin des ouvrages traditionnels de morale ou de politesse, mais qui milite pour plus d’humanité, pour plus d’attention les uns envers les autres. Un grand merci à l’auteur et à l’illustratrice pour nous le rappeler.

Ma maison jaune

Ma maison jaune
Catherine Girouard – Clémentine Pochon
D’eux 2025

Déménager – Partir – Reconstruire

Par Michel Driol

La narratrice habite une maison jaune, entre mare et forêt, près d’un magasin, à 83 pas de la maison bleue d’Eloi, son ami. Mais un jour elle doit déménager, et va habiter en ville, dans une maison blanche, entre un parc et une ruelle, entourée de maisons de toutes les couleurs.

Ce n’est pas le premier album jeunesse à parler de déménagement, de transition, de déracinement et d’enracinement, mais celui –ci le fait avec une grande originalité qui tient aux couleurs. L’album raconte en effet comment on passe d’un monde en deux couleurs – le jaune et le bleu – à un monde arc-en-ciel, comment, symboliquement, on passe d’un univers protégé, un peu clos, refermé sur lui-même, sur ce qu’on a toujours connu, à un univers dans lequel le blanc de la maison ne demande qu’à se parer des couleurs de la diversité du monde. Le texte parvient à créer une atmosphère poétique, liée au travail sur les sonorités (rimes ou assonances), liée aux répétitions, répétitions de quatre qualificatifs associés aux couleurs – le jaune, le bleu, le blanc -, mais aussi répétition des structures initiées par « il y a »  afin d’évoquer les alentours des maisons, répétition aussi des motifs en écho, celui du parc en écho à la forêt, celui du boulanger en écho au magasin. Cette construction en échos pleinement maitrisée est une manière de rassurer en trouvant du semblable dans le différent, donc d’aller de l’avant sans perdre ses repères.

L’album commence un peu comme une énigme, l’illustration et le texte confrontant le lecteur à un caillou jaune, dont la narratrice prétend qu’il est sa maison. Caillou transitionnel, souvenir emporté pour ne pas oublier, que l’on retrouve ensuite dans la main du personnage, lorsqu’elle se retrouve en ville. Autre énigme, celle de l’âge de ce personnage, enfant solitaire dans la maison, dont on ne voit jamais les parents, allant seule dans les magasins, mais cherchant la compagnie d’enfants. Façon de dire que les déracinements peuvent arriver à tout âge, surtout lorsqu’on n’en est pas responsable.

Les illustrations, encre noire, encre aquarelle et crayons de couleur sont d’une grande douceur. Elles jouent finement sur  les cadrages, la composition, les couleurs bien sûr pour rendre sensibles les sentiments éprouvés par la narratrice, toujours paisible, toujours calme, toujours revêtue de la même robe jaune, jusqu’à l’explosion de couleurs finale.

Se tenant toujours sur la ligne de crête entre nostalgie et nouveauté, l’album offre des perspectives intéressantes et touchantes sur la fidélité au passé, aux souvenirs, et sur l’ouverture nécessaire au futur, aux autres.

La Nuit est notre amie

La Nuit est notre amie

Zina Modiano – Caroline Péron

Gallimard Jeunesse 2025

Si, par une nuit d’hiver, deux enfants…

Par Michel Driol

Deux enfants malicieux refusent que la nuit entre dans leur chambre, et l’accusent d’être noire, froide, et méchante. Attristée, la nuit se met à pleurer des larmes qui se transforment en flocons de neige. Emerveillés par ce spectacle, les deux enfants demandent à la nuit d’entrer.

 Cet album poétique entend rassurer les enfants qui ont souvent peur de la nuit, d’abord en la personnifiant. Elle devient un personnage à part entière, dotée de sentiments, au milieu d’un monde dans lequel le jour, la lune deviennent des entités mythologiques, qui ont leur propre sociabilité. Si elle est bien noire et froide, car elle vit dehors, la nuit n’est pas méchante. Elle s’avère sensible et désireuse d’être l’amie des enfants, à qui elle promet de beaux rêves. Poète, la nuit sublime sa tristesse pour en faire le plus beau des spectacles, celui de la neige luisant sous les étoiles. Avec beaucoup de douceur et de légèreté, le texte évoque cet instant de basculement entre le jour et la nuit, entre le noir de la nuit et le blanc de la neige, entre le refus de la nuit et son acceptation.

Les illustrations, toutes en ondulations, en courbes, contribuent à créer cette atmosphère de douceur. Réalisées au crayon de couleur, dans des dominantes bleues réchauffées par des touches de rose et d’oranger, elles donnent à voir une nuit calme, mais pleine de la vie d’animaux sauvages. Il s’en dégage une grande sérénité propre à lutter contre la peur du noir et de l’inconnu.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure… Un album qui revisite l’instant du coucher, inscrivant celui-ci dans un cycle immuable, celui de l’alternance entre le jour et la nuit, comme pour dire qu’il faut accepter ce moment, ne pas en avoir peur, mais l’accueillir avec confiance pour laisser place aux rêves.

Dans ma petite maison

Dans ma petite maison
Suzie Morgenstern / Charlotte Pirotais
Gallimard Jeunesse – Enfance en poésie – 2025

Le poème comme une maison de mots

Par Michel Driol

10 poèmes dont les titres sont des éléments bien connus des maisons : lit, chaise, toilettes, table, étagère, commode, coffre, fauteuil, bureau, lampe. Poèmes tantôt en je, tantôt en tu, tantôt en il/elle, poèmes qui inscrivent en creux la figure d’un enfant dans un univers familier, un enfant curieux, joueur, rêveur, émerveillé par le monde.

Des textes pleins d’humour et souvent inattendus. Légèrement transgressifs, comme celui qui est adressé aux toilettes, proclamant l’utilité des objets, énumérant leurs contenus,  évoquant la famille ou les amis. Des textes qui parfois donnent la parole aux objets, qui effectuent un parcours qui va du lit  à la lampe qu’on éteint avant de faire de beaux rêves. On y croise les livres, objets familiers qu’on range sur les étagères ou, objets insolites dont on découvre l’existence dans le coffre à jouets. On y rencontre aussi, autour de la table, toute une famille élargie aux amis. Paradoxalement, on y joue peu, sauf avec les mots que les rimes apparient, de façon parfois cocasse : caca et délicat, bébé et mémé, parfois plus classiquement : nuage et voyage. La rime est l’occasion de voir que dans la réalité, la table ne rentre pas dans le cartable, alors qu’il en va différemment avec les mots.

Chaque poème occupe une page, illustrée dans un style enfantin et coloré par Charlotte Pirotais, qui mêle objets, enfants et animaux de joyeuses farandoles, entrainant dans un univers de fantaisie bien en harmonie avec les poèmes. Pour les plus grands, signalons aussi la préface de Guy Goffette qui invite à pousser la porte de la poésie pour faire exister ce qui n’existe que par les mots.

Un recueil qui montre – sans chichis –  que tout peut être mis en mots, pour peu qu’on s’intéresse aux objets et qu’on les regarde avec attention.

De moi à toi

De moi à toi
Julia Billet – Nadège Baumann
Editions du pourquoi pas ?? 2025

C’est un jardin extraordinaire…

Par Michel Driol

Un après-midi de pluie au jardin, au milieu ders bruits de la pluie ou de la poule, une petite fille entend quelque chose. Le bruit de la chute d’une girafe, qu’elle s’empresse de consoler. Commence alors un jeu de cache cache, puis un gouter qu’on partage.

L’ouvrage s’adresse aux plus jeunes. On retrouve ici un enchainement de schèmes d’action bien connus dès l’enfance : jouer, consoler, faire un câlin, gouter. A ceci près qu’on passe vite dans l’imaginaire avec la rencontre avec la girafe, animal assez incongru dans un jardin. Mais qu’à cela ne tienne ! Dans les albums, tout est possible ! Le texte est particulièrement travaillé : assonances et allitérations bien marquées, rimes, onomatopées donnent à entendre une langue à la poésie simple et accessible. Une autre de ses particularités est d’être écrit à la seconde personne du singulier. Ce n’est pas la fillette qui parle, c’est à elle que l’on parle, à elle, mais aussi, forcément, au lecteur à qui un adulte lit le livre, façon d’identifier le personnage et le destinataire de l’album.  Dès lors, le texte se fait invitation, invitation à écouter les bruits de la nature, invitation à regarder,  invitation à consoler par les mots, invitation à jouer, invitation enfin à gouter, et surtout à partager son gouter.  Au plaisir de sens (l’ouïe, la vue, le toucher, le gout) s’ajoute le plaisir du partage et de la convivialité.

Chaque page de texte est suivie de deux pages d’illustrations. La première pleine page, tandis que la seconde, découpée en 7 ou 8 vignettes, attire l’attention sur des détails de la page précédente, qu’elle reproduit. Cela peut ainsi devenir un jeu de cherche et trouve. Si le texte n’évoque qu’une enfant et une girafe, les illustrations montrent un jardin peuplé d’enfants qui jouent, observent, de jeux, des dominos aux quilles, et surtout d’animaux, de la girafe du texte au serpent en passant par les poissons, ce jardin devient un véritable paradis dans lequel le soleil succède à la pluie.

Un album qui, à partir de situations simples, d’illustrations pleines de vie et de couleur, est une invitation à aller de soi vers l’autre, pour tout partager, bananes et cornichons, dans un grand mélange de plaisirs et de saveurs !

Le Musée des Générosités

Le Musée des Générosités
Laurence Gillot – Emma Morison
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Le gilet rouge

Par Michel Driol

Passant devant Idriss, un jeune garçon peu vêtu qui mendie avec sa mère et un bébé, Suzie lui donne son gilet car on vient de lui cacheter un pull neuf.  Quelques temps après, elle revoit les trois personnages, et se débrouille pour leur donner tout le contenu de sa tirelire.  Dix ans plus tard, le gilet rouge sera exposé au Musée des Générosités, et Idriss et Suzie se retrouvent.

Ce résumé rend compte de l’histoire vue par Suzie, alors que le texte, de façon polyphonique, fait alterner les points de vue des deux personnages. C’est ainsi que l’on apprend qu’Idriss est afghan, et qu’avec sa mère – professeur de français –  et sa petite sœur, ils se sont exilés après la mort de son père.

Cette histoire d’une rencontre, d’un mouvement de générosité vers l’autre entre deux êtres qui auraient pu ne jamais se voir montre l’importance des petits gestes, des petites actions à la portée de toutes et tous. S’y mêlent à la fois un côté très réaliste – dans le récit des vies, dans l’histoire d’Idriss, dans la peinture que fait Suzie de son milieu privilégié – et un aspect de conte de fée, de conte merveilleux, d’abord avec cet improbable Musée des Générosités, belle invention de l’autrice, musée dont on aimerait bien qu’il voie le jour pour garder trace de toutes les formes de solidarité, et ensuite dans le destin d’Idriss, devenu poète et chanteur, entre rap et slam, commençant à être connu.  C’est par un de ses textes qu’il rend hommage à la bonté de Suzie, dont il a découvert le prénom sur le gilet qu’elle lui a donné. Le poème d’Idriss et le texte de Laurence Gillot font voix dans la voix pour magnifier la force de ce lien ténu, devenu inoubliable.

Les lieux ont toute leur importance dans ce récit, en particulier deux musées, l’un d’art, que fréquente Suzie, avec notamment une statue symbolique de femme oiseau gigantesque, et le musée de la Générosité. Des musées, comme autant de lieux pour conserver des œuvres différentes, pour célébrer le beau sous toutes ses formes. L’art a toute sa place dans la vie des personnages : c’est la petite statue du chat oublié dans le gilet rouge qui devient objet transitionnel pour Idriss, c’est la musique pour Idriss, le dessin pour Suzie. Et, par le dessin ou la musique, les deux tentent de garder trace et de dire leur vécu, et cette rencontre marquante, bien que muette.

Très colorées, les illustrations d’Emma Morison font alterner, dans le cahier central, le regard sur les deux personnages, donnant à voir ce que fut la vie de famille heureuse d’Idriss en Afghanistan en contraste avec ce qu’elle est aujourd’hui, et tissent un motif floral lumineux– amplifiant  la décoration du gilet évoquée dans le texte, comme lien entre le don du gilet et le musée, entre les personnages, symbole d’une générosité qui prospère et tisse des liens.

Un récit optimiste à deux voix sobre et pudique qui évoque la solidarité, mais aussi la gratitude, l’accueil des migrants et le rôle de l’art dans nos vies…

Ouvre la porte de ta maison

Ouvre la porte de ta maison
Nathalie et Yves Marie Clément – Hélène Humbert
Editions du Pourquoi pas 2025

Pour accueillir l’autre

Par Michel Driol

Il faut les protéger, leur donner à manger, les réchauffer,  les réconforter, les dorloter… Qui donc ? des animaux qui cherchent un abri et, pour cela, le texte invite le lecteur –représenté par un oiseau –  à ouvrir la porte de sa maison, bien humaine.

On retrouve ici le thème de l’hospitalité, cher aux Editions du Pourquoi pas ??, mais à destination des plus petits à qui s’adresse cet album. D’abord par un univers animal, et c’est bien toute une ménagerie qui accueille les animaux cherchant un abri. Animaux marins, comme le beluga, animaux de la jungle, comme le singe, gros comme l’éléphant, ou petits comme la souris, les enfants prendront plaisir à retrouver ici les animaux qu’ils sont en train de découvrir dans la grande diversité de leurs espèces.  Le texte, le plus souvent rimé, répète la même structure autour des verbes d’action liés à l’accueil, en une sorte de randonnée poétique. Chacun fait quelque chose à sa mesure pour venir en aide à l’autre. De façon parfois cocasse : l’orang-outang cuisine un flan géant, de façon « réaliste », la souris donne des souliers riquiqui… Bref, le texte dans sa répétition sait ménager de drôles de surprises bien adaptés dans le ton et aux plus jeunes enfants. On songe ici aux nombreuses comptines animalières.

L’éditeur a pris le parti de séparer les pages de texte des pages d’illustrations, deux fois plus nombreuses, qui donnent à voir le texte précédent. Cela permet à la fois à l’enfant de se construire le film de l’histoire, puis de chercher, dans l’image, tous les animaux et toutes les actions évoquées. Pas d’anthropologisation à outrance. Les animaux sont représentés au naturel avec un accessoire humain : écharpe pour porter ses bébés pour maman ourse, instrument de musique, bonnet rendant bien compte de cet entre-deux imaginaire, entre animalité et humanité. Des illustrations très colorées, capables d’attirer l’œil, mais aussi montrant un joyeux pêle-mêle d’animaux fraternellement réunis autour d’une table bien garnie, ou tendrement enlacés pour dormir.

Parler des animaux pour parler des hommes, donner une belle leçon d’hospitalité et de solidarité, voilà des graines semées qui ne demandent qu’à germer pour apprendre, dès l’enfance, à ne pas stigmatiser l’autre.

Zouki et moi

Zouki et moi
Anjuna Boutan
Casterman 2025

Du pouvoir des doudous…

Par Michel Driol

Alors que tout va bien à la maison pour la narratrice, à l’école elle est seule, harcelée par les autres. Dans sa poche, son doudou, Zouki, que sa maman lui conseille de caresser lorsque cela ne va pas. Ce jour là, Zouki devenu géant l’emmène dans une forêt, magiquement sortie des graines qu’elle met dans sa poche. Elle découvre alors que celles qui la persécutent aussi peuvent être malheureuses.

Comment parler du harcèlement scolaire, de la cruauté des enfants les uns envers les autres, de leurs souffrances intimes, et leur permettre de mieux se comprendre, de mieux vivre ensemble ? Cet album participe à cette entreprise, en plaçant le lecteur dans le corps d’une fillette, au ventre noué. Cela passe bien sûr par le récit à la première personne, mais passe surtout par les illustrations, qui montrent, sous forme de caméra subjective, ce que voit la fillette, c’est-à-dire, pour la moitié de l’album, ses genoux, revêtus d’un pantalon de velours côtelé marron.  On l’image ainsi, tête baissée, prostrée, alors que les autres lui parlent, se moquant d’elle. Ce dispositif, permettant l’empathie par l’identification du lecteur à la fillette, est d’une grande efficacité, d’autant que le texte, incrusté dans l’image, sous forme de cadres, conforte avec force cette impression de doute, de peur, de dévalorisation, d’inquiétude.

La seconde partie de l’album conduit la fillette dans un monde enchanté, coloré, dans lequel elle livre à Zouki ses émotions, ses sentiments de façon très intime. En réponse, ce dernier l’invite surtout à regarder le monde qui l’entoure, c’est-à-dire à lever la tête, à ne pas seulement se regarder elle. Thérapeute, Zouki explique aussi que l’une des harceleuses est aussi malheureuse, et que cela est l’origine de sa cruauté, ce qui entrainera le mouvement de la narratrice vers elle.

Les illustrations proposent un monde aux couleurs très vives et expressives qui contrastent avec le noir de Zouki. Alors que le décor est planté, l’arrière-plan derrière les persécutrices est uni, dans des couleurs variées exprimant, avec finesse, les émotions de la narratrice.

Cet album très personnel sur le harcèlement scolaire a la sagesse de ne pas être donneur de leçons. Il suggère l’importance d’une vie intérieure, de l’imaginaire, la nécessité de se construire des univers dans lesquels on se sente à l’abri. Il montre la nécessité de sortir de soi, de sa poche, pour s’ouvrir au monde dans sa splendeur. Il dit aussi que la souffrance et le malheur sont souvent sources de violence. Mais il ne donne pas les clefs pour lutter contre ce mal être et cette violence. Dans une scène très forte, il oppose bien la cruauté et les remarques désobligeantes des harceleuses face au geste amical de la narratrice, soulignant ainsi ce qu’il faut de force mentale pour y résister.

Un album construit autour d’une héroïne touchante, qui trouve en elle les ressources pour oser résister à la cruauté des autres, et prendre conscience de la beauté du monde et de la vie.

La Graine inconnue

La Graine inconnue
Alain Serge Dzotap – Delphine Renon
Les Editions des éléphants 2025

La patience du jardinier

Par Michel Driol

Papa offre une graine à chacun des membres de la famille. Léo reçoit une graine inconnue. Chacun prend soin de sa graine, mais, alors que les trois autres plantes se développent, la sienne ne pousse pas… avant de donner naissance à la plus belle des fleurs !

Parlons d’abord des illustrations, qui animalisent les personnages de ce récit dont les mots ne portent pas trace de cette qualité. Ainsi Léo est-il un petit lion, dans une famille de lions qui se déplacent à quatre pattes, mais sont vêtus de pantalons et chemises. Quant à la sœur ainée, elle a les écouteurs près des oreilles ! Yeux humains grands ouverts, ces animaux sont très expressifs, dans des dessins colorés de facture plutôt naïve, au milieu d’un paysage tantôt très verdoyant, tantôt aux couleurs plus ocres. Paysage utopique, ni européen, ni africain. Universel.

Ce dont parle l’album, c’est bien sûr de la patience, de la persévérance, et des rythmes différents nécessaires pour que chacun puisse grandir. Leçon de vie que reçoit ce petit lion dont les bons soins, la constance, sont amplement récompensés. Apprendre à donner du temps au temps, à ne pas vouloir tout tout de suite, à ne pas se décourager, voilà bien sûr le message de cet album, écrit dans la langue d’un conteur.  Un conteur qui prend plaisir à répéter les formules «  C’est toujours comme ça quand… », un conteur qui use des onomatopées « floc, floc, floc », un conteur qui se fait poète lorsque Léo évoque la beauté de la vie, un conteur gourmand qui termine son récit en faisant déguster à ses personnages un plat de pili pili…

Le texte plein de tendresse d’un auteur qui a toujours un pied en Afrique, un autre en Europe, qui met en scène une famille d’animaux unis, pour donner à toutes et tous des leçons de sagesse, et apprendre à nos contemporains, trop pressés, à respecter le temps.

L’évadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants

L’Evadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants
Philippe Nessmann et Piero Macola

Éditions des éléphants, 2025

« C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant » (Jacques Prévert)

Par Lidia Filippini

Décembre 1934. Un jeune homme adresse une lettre à un journaliste. Il y décrit les six mois qu’il a passés au pénitencier pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Au printemps précédent, arrêté pour le vol d’une paire de chaussures, accusé de vagabondage, il est envoyé à la « maison d’éducation surveillée » – prétendument pour y apprendre un métier. Ce jeune orphelin de quatorze ans, qui vivait dans la rue depuis plusieurs mois, découvre alors ce qu’il serait plus juste de nommer un bagne. Aux conditions de vie effroyables s’ajoutent la maltraitance des geôliers et la violence des autres prisonniers. Devenu le souffre-douleur d’un vrai délinquant plus âgé que les gardiens protègent parce qu’ils ont peur de lui, le jeune garçon n’a d’autre solution que de se faire punir afin d’être envoyé au cachot le plus souvent possible. Là, au moins, il peut échapper à son harceleur.
Un soir, pourtant, refusant de céder son morceau de fromage à son bourreau, il le mange avant sa soupe – ce qui est formellement interdit par le règlement. Ce simple geste déclenche la fureur des gardiens qui se jettent sur lui pour le frapper avec une rare violence.
Cet incident met le feu aux braises. Comme un seul homme, tous les jeunes prisonniers se lèvent et se ruent sur leurs geôliers. Commence alors une course folle qui les conduira sur les routes de Belle-Île, une évasion collective aussi inattendue que perdue d’avance mais qui leur permettra d’entrevoir, quelques instants le rêve d’une vie meilleure.
Philippe Nessmann relate ici un évènement réel. Le 27 août 1934, une cinquantaine de prisonniers de la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants de Belle-Île-en-Mer s’évadent. Dépassés par les évènements, les gendarmes de l’île offrent une récompense de vingt Francs à toute personne qui attrapera un fugitif. En quelques heures, tous les mutins sont retrouvés.  Jacques Prévert, qui séjourne alors dans la région, entend cet appel et, choqué, en tire un bouleversant poème, La Chasse à l’enfant.
Comme dans l’album, la révolte de Belle-Île eut pour élément déclencheur le passage à tabac d’un garçon qui avait mangé son fromage avant sa soupe. De ce jeune homme, l’histoire n’a pas retenu l’identité. L’auteur imagine son parcours à partir de témoignages recueillis auprès des prisonniers de l’époque. Il lui donne aussi un prénom, Joseph, que le lecteur découvre à la toute fin de l’album. En recouvrant sa liberté, le personnage acquiert une identité propre. Recueilli par une tante qui lui trouve un emploi, il va pouvoir enfin trouver sa place dans la société.
Des magnifiques illustrations de Piero Macola émane toute la tristesse des personnages. Les gris, les bleus froids dominent dessinant un univers sombre et sans espoir. Les visages ont les yeux cernés de noir, les bouches ouvertes par l’effroi. Tout cela vous touche au cœur.
À la fin de l’album, un dossier très bien construit donne des indications sur le contexte historique. On y trouve des photos d’époque et des réponses aux questions que pourraient se poser les jeunes lecteurs : Qui envoyait-on en colonie pénitentiaire ? Comment s’est déroulée la révolte de 1934 ?… Un grand paragraphe explique également le rôle d’Alexis Dahan, le journaliste qui, de 1926 à sa mort en 1979, écrivit sans relâche pour faire connaître l’horreur des bagnes pour enfants. Rappelons que celui de Belle-Île ne ferma ses portes qu’en 1977.