Coup de foudre

Coup de foudre
Jean Baptiste Drouot
Les Fourmis rouges 2025

Faites l’amour, pas la guerre…

Par Michel Driol

Ce sont deux royaumes, celui de l’ouest, celui de l’est, séparés par un fleuve infranchissable. Lorsque leurs souverains respectifs meurent, les deux royaumes échouent à un roi et à une reine qui veulent faire la guerre au royaume d’en face. Mais comment franchir le fleuve ?  Après avoir envisagé quelques solutions improbables, on décide de construire un point, pour lequel il faut que les ingénieur et conseiller des deux royaumes collaborent. Lorsque le pont est construit, les deux armées s’y retrouvent, face à face… Mais c’est sans compter sur un coup de foudre bien inattendu, qui mettra à bas les deux monarques, et permettra d’instaurer un royaume unifié autogéré !

Voilà un album qui fait rimer comique et politique, pour le plus grand plaisir des lecteurs. Comique du texte d’abord,  d’un comique pince sans rire, qui associe les évidences et le bon sens en les opposant à la folie des deux souverains, associe un vocabulaire bien technique et relevé (destriers, griffons, vociférer…) à la trivialité des ordres et injures des monarques. Comique des illustrations, qui nous emmènent dans un non temps et un non lieu. Des villages peuplés d’animaux très anthropomorphisés, à tête de cochons, pour ceux de l’ouest, têtes de chiens pour ceux de l’ouest. On se croit au moyen âge, châteaux forts et techniques de construction du pont à l’appui, mais on y mange des hamburgers, des sandwichs, on y promène les bébés en poussettes très contemporaines et l’on y porte de bien belles lunettes ! Comique des situations, qui se répètent, et jouent sur l’exagération (des bons souverains on passe aux pires possibles…). Comique des propos tenus dans les bulles…  Cet album prend l’allure d’un conte pour aborder des questions éminemment politiques. Qui décide de la guerre ? Deux souverains, décrits comme énervés, méchants, qui forcent leur peuple à haïr ceux d’en face, à partir guerroyer alors qu’ils n’en ont aucune envie. Mais les gens du peuple se laissent pourtant entrainer par les propos des monarques. On apprécie le côté anarchiste et libertaire de la fin : une fois les rois disparus, les peuples s’unissent et s’autodéterminent librement pour le bonheur de tous, dans une utopie joyeuse qui fait la part belle au métissage, à la musique, et à la ripaille.

En se situant bien dans la veine d’un Tomi Ungerer, cet album plein de vie et de drôlerie  délivre un message politique dans lequel l’amour triomphe toujours, même là où on ne l’attend pas.

Six petites histoires d’art brut

Six petites histoires d’art brut
Sophie Chabalier – Albertine
Flammarion Jeunesse 2025

Aloïse, Augustin, Emile et les autres

Par Michel Driol

L’art brut… On désigne ainsi les œuvres produites des personnes qui n’ont jamais appris à dessiner, à peindre ou à sculpter. Sophie Chabalier, responsable de la médiation et des publics à la Collection de l’art brut de Lausanne fondée par Jean Dubuffet, propose six biographies  à destination d’un public enfantin, dans une langue accessible à toutes et tous, cherchant à être au plus près des artistes dont elle parle.

Une double page est consacrée d’abord à Jean Dubuffet, pour situer sa découverte de ces formes artistiques lors d’un voyage en Suisse. Il sera fil conducteur dans l’album. Puis c’est Aloïse Corbaz, qui cout des feuilles pour peindre des toiles gigantesques, comme un théâtre imaginaire. On se dirige alors vers  l’hôpital psychiatrique de Saint Alban, où l’on fait la connaissance d’Auguste Forestier, dont les sculptures se composent d’objets récupérés. Puis on y rencontre Margurite Sirvins, qui se cout une robe de mariée. Puis on rencontre Augustin Lesage,  mineur, spirite, peintre. Le voyage continue vers Emile Ratier, cultivateur, sculpteur d’objets animés en bois. Et c’est enfin la rencontre avec Scottie Wilson, poète, vagabond, artiste représentant des animaux. Une conclusion met l’accent sur la créativité et la liberté de ces artistes, avant quelques mots d’une biographie plus classique consacrée à chacun d’eux– « à destination des plus grands », dit le texte.

L’album a le grand mérite de faire connaitre ces histoires personnelles, ces parcours de vie qui conduisent certains à se consacrer à une passion artistique, en suivant au plus près leur cheminement intérieur, leurs espoirs, les éléments déclencheurs, les déceptions, les accidents de vie aussi.  Le texte est écrit au présent, rendant ainsi plus sensible chaque épisode de ces vies, chaque anecdote, dans des courtes phrases qui n’hésitent pas à avoir recours à la forme exclamative, façon de montrer l’urgence de la créativité, l’enthousiasme, mais aussi l’admiration face à ces œuvres totalement hors normes. La langue sait aussi se faire poétique, avec des répétitions, des gradations, un véritable travail stylistique. L’album est enfin l’occasion d’évoquer l’Hôpital psychiatrique de Saint Alban, son rôle éminent dans la façon de prendre en charge les patients par des pratiques artistiques, un journal, des voyages…

Les illustrations sont à la hauteur de l’ambition de cet album. D’abord, pour chaque artiste présenté, on a la photo d’au moins une de ses œuvres. Mais Albertine propose un travail plein de fantaisie et de gaité pour faire écho à ces artistes hors normes. Des illustrations souvent d’une facture naïve, exagérant ou faussant la perspective et les proportions, mais surtout rendant hommage à la simplicité des artistes, hommes et femmes du quotidien, saisis à la mine, ou en train de repasser, mais aussi en train de peindre ou de sculpter.

Un documentaire consacré à une forme d’art peu connue, qui se présente comme un voyage à la fois à travers des lieux bien différents, des univers artistiques bien différents, mais aussi à travers des cerveaux et des imaginaires bien particuliers, en marge, mais avant tout libres !

Tout le monde et toi !

Tout le monde et toi !
François David – Mariana Ruiz Johnson
Rue du Monde 2025

Ta place dans le monde

Par Michel Driol

Dans la collection Petits Géants, une collection qui a vocation à faire découvrir la poésie aux plus jeunes, voici un court texte de François David, magnifiquement illustré par Mariana Ruiz Johnson.

Dans un premier temps, le texte est saturé de beaucoup, pour dire le nombre et la diversité des humains, des animaux, des végétaux sur terre. Puis dans une seconde partie, il développe l’unicité de l’enfant lecteur de cet ouvrage, être unique au monde. Avec des mots simples (des noms qui renvoient aux membres de la famille, dans une dénomination enfantine), une structure syntaxique minimale (une anaphore en il y a) le poème parvient à opposer la multiplicité des êtres et de choses sur terre avec l’unicité de l’enfant lecteur dans son identité, dans son corps, dans son action. Poème donc qui favorise la prise de conscience du moi au milieu de tous les autres, adressé comme un constat à un tu, le jeune lecteur.

Mariana Ruiz Johnson propose des illustrations d’une facture naïve, façon art populaire, et très colorées. Elle joue sur la diversité des personnages représentés (en fauteuil, lisant, jardinant), multiplie les clins d’œil (un bonnet sud-américain par là, un béret par ici). On y croise des adultes, des enfants, des musiciens…, parfois perchés sur un arbre (généalogique). Tous respirent la joie de vivre.  Quant à l’enfant à qui s’adresse le texte, il est présent sur toutes les pages, reconnaissable à ses improbables cheveux bleus, représenté de plus en plus gros, au milieu d’un univers d’animaux, de planètes. Très symboliquement, la dernière illustration montre une  foule de personnages se tenant la main, devant laquelle se tient l’enfant. Et tous ont un cœur de couleur différente sur leur maillot. Façon de dire ce qui distingue et ce qui unit.

Un poème superbement illustré pour parler de la singularité de chacun, mais aussi des liens qui nous unissent.

Déjà dimanche

Déjà dimanche
Romain Bernard
La Partie 2025

O temps suspens ton vol…

Par Michel Driol

On est dans une ville très contemporaine, faite d’immeubles, d’escaliers, de parcs, par un dimanche morose, dernier jour de vacances. Une petite fille promène son chien sans rencontrer quiconque  et pense que certains moments ne durent pas assez, qu’elle aimerait revenir au début des vacances, jouer encore et encore avec ses amis, avant de conclure que certains moments restent gravés pour toujours et qu’elle attend les prochains avec impatience.

Voilà un album qui pose, à hauteur d’enfant, la question du temps qui passe, des souvenirs et du bonheur, des regrets et de la nostalgie, autant par son texte minimaliste que par son dispositif graphique tout à fait ingénieux.  Format à l’italienne s’ouvrant verticalement, de façon à opposer une double page du haut illustrée, et une page blanche en bas sur laquelle est inscrite une seule ligne de texte. Lorsque la pluie arrive, la page du bas se couvre petit à petit de flaques de couleur dans lesquelles se reflètent le décor de la page du haut et se matérialisent les souvenirs de la fillette, de ses jeux du début des vacances avec ses amis. Ainsi, petit à petit disparait le texte qui revient, à la fin, lorsque la pluie cesse. De la sorte le dispositif fait correspondre dans le même lieu deux temporalités différentes, soulignées à la fois par l’opposition entre des couleurs vives pour le présent et des couleurs plus pastel pour le passé, et par l’inversion qui fait de la page du bas – le passé – le symétrique inversé du présent, comme son reflet estompé.  S’opposent aussi la ville du présent, pluvieuse, et la ville du passé, ensoleillée, à l’image des souvenirs illuminés. Ce jeu d’échos est graphiquement très réussi et porteur de sens.

Qu’est-ce que le temps, et comment le percevons-nous ? Au-delà de la frustration du bon temps qui passe trop vite, comment faire ressurgir les souvenirs ? Pas  d’expérience proustienne de la madeleine ici, mais un flot de pensées qui ramènent, sur les lieux du bonheur, la fillette vers son passé. Et, tandis que le texte affirme la permanence des souvenirs gravés pour toujours, l’illustration montre les flaques porteuses des souvenirs qui disparaissent petit à petit, donnant ainsi à percevoir la complexité de la perception du temps. On le voit, avec un texte d’une grande concision, accessible à tous, un album  assez philosophique rendant sensible par son graphisme la conscience de la fuite du temps et conduisant à s’interroger sur l’expérience du temps vécue par chacun.

Je ne veux plus être un loup !

Je ne veux plus être un loup !
Alma Brami – Aurélie Grand
Casterman 2025

Jouer son propre rôle

Par Michel Driol

Le loup ne veut plus être un loup, car c’est toujours lui le méchant maltraité à la fin des histoires. Le cochon lui aussi en a assez qu’on le menace de le dévorer… Puis c’est le tour de la chèvre, du renard de se révolter contre le rôle qu’on leur fait jouer dans les contes. Quelle solution ? Inverser les rôles, pour finir dans la peau maltraitée de l’autre ? Non. Faire créer un livre sans animaux, ou avec d’autres ? C’est alors qu’entrent en scène le crapaud, l’éléphant et bien d’autres, jusqu’à la petite souris qui n’échangerait sa place pour rien au monde… Mais,pour être fier d’être soi-même, rien ne vaut une belle fête finale !

Avec humour et espièglerie, cet album met en scène des animaux très anthropomorphisés, debout sur leurs deux pattes, vêtus comme des enfants. De fait l’album propose une lecture à plusieurs niveaux. D’une part, il est bien question de littérature,  des stéréotypes faciles à reconnaitre  et du rapport entre personnages et  auteurs. Cette révolte des personnages contre leurs créateurs fait bien partie des motifs récurrents tant dans les livres que dans certains dessins animés. Mais il est aussi question du rapport entre les animaux et les hommes, de la façon dont ces derniers  les maltraitent, les réduisent à des clichés, les enferment dans des catégories. Enfin, et c’est sans doute là le plus intéressant dans l’album, il est question du regard porté par les autres et de l’identité. Comment sortir de ce regard porté sur soi par les autres, qui enferme dans un rôle bien loin du moi profond ? Comment retrouver et affirmer cette identité, cette personnalité, tout en respectant celle des autres ? Comment sortir du registre négatif de la plainte pour aller vers une attitude positive, qui prend ici la forme d’une fête collective ?

Peu de récit dans cet album qui fait la part belle au dialogue, façon de donner la parole à chacun et de montrer comment, dans la discussion, dans l’échange, dans la polyphonie des points de vue, se construit une solution commune qui comprend et intègre chacun. Les illustrations, à la ligne claire, sont pleines de gaieté. Elles montrent des animaux très expressifs, passant de la perplexité à la joie, révélant une grande entente entre ces personnages si différents. Il faut bien sûr, comme dans tous les bons albums, prendre le temps de regarder les détails, les ombres qui font autre chose que les personnages, ou les animaux microscopiques saisis dans des activités peu animalières…

Un album réussi pour lutter contre les préjugés mettant en scène les animaux bien connus des enfants pour enfin être fier d’être qui on est !

Prisonniers de la nuit

Prisonniers de la nuit
Emmanuel Langlade – Sarah Marchand
Rouergue 2025

Après l’Apocalypse ?

Par Michel Driol

Un pays, après la guerre, un pays sans livre, où des écrans gris diffusent des messages et des ordres, comme celui d’emmener les enfants devant les mairies, d’où ils partent, dans des cars, loin de leur famille. C’est ce qui arrive à l’héroïne, à la chevelure rousse flamboyante, Saccage-Bam-Bam et à son jeune frère, Mine-de-Rien. Lorsqu’un accident survient, durant le trajet,  ils sont séparés. Mine-de-Rien parvient à s’échapper, et survit comme il peut à la surface de la terre. Saccage-Bam-Bam est emmenée avec les autres sous la terre, dans un univers où les enfants sont obligés de travailler sur des machines étranges. Comment le frère et la sœur parviendront-ils à se retrouver, et à briser la tyrannie imposée par les hommes en gris et les hommes en noir ?

Ve roman graphique se fait d’abord remarquer par la qualité de ses illustrations, un noir et blanc magnifique, qui fait l’abstraction du gris. Pas de vignettes ici, mais soit des illustrations en pleine page, soit des frises qui encadrent le texte. Cela crée un univers sans nuances, et d’un grand réalisme fantastique dans le souci apporté au détail et à la composition. Un univers où l’on trouve aussi bien les personnages en pleine nature que les objets, les outils, les tuyauteries de la ville souterraine, représentés avec toutes les qualités d’un dessin technique. A cette géométrisation des objets s’oppose la poésie de la représentation des animaux sauvages, des regards, ou des chevelures, libres, mouvantes.

Ce noir et blanc, on le retrouve aussi dans les fonds de pages : blanches pour ma surface de la terre, noires avec un texte en blanc pour la ville souterraine. Ce roman dystopique  montre, dans un univers à l’imaginaire angoissant, la force de l’amour, le besoin de révolte et le désir de liberté. Univers angoissant par ce qu’il rappelle les camps de concentration, la dépersonnification  dont sont victimes les enfants, réduits à un numéro, la déportation, les rafles.  Angoissant aussi par ce travail forcé, absurde, sans sens, incompréhensible et épuisant. Roman qui se fait le lointain écho de Fahrenheit 451, par la disparition des livres, par ce personnage de fille nommée Montag, mais aussi de 1984, avec ces écrans, et la volonté de rééduquer les dissidents, et encore de la Route de McCarthy avec le survivalisme de Mine-de-Rien. Tout ceci crée un imaginaire complexe, dans lequel s’inscrit le destin des personnages, et leur volonté de se retrouver. Volonté qui fait d’eux des personnages mus par une idée, connectés par des forces psychiques leur permettant de se retrouver, forts aussi de leur amitié comme Saccage et Montag, pleine d’ingéniosité. Des personnages d’ados auxquels on aura envie de s’identifier.

Un roman qui à la fois s’inscrit dans le genre de la dystopie et le renouvelle par un sens quasi épique du récit, lorsqu’il est question de Mine-de-Rien, ou dans le final éblouissant et loin d’être le happy end attendu. « La vie est ailleurs », écrit Mine-de-Rien sue des panneaux, et c’est par cette phrase, titre par ailleurs d’un roman de Kundera, que se clôt le roman, invitant chacun à chercher vraiment les conditions sociales et politiques de son propre épanouissement.

Rien du tout !

Rien du tout !
Marie-Hélène Jarry – Amélie Dubois
Editions de l’Isatis 2025

Eloge de la paresse

Par Michel Driol

Allongée sur l’herbe, Clara, la narratrice, contemple les nuages. Alors que son père s’active, que son frère croule sous les multiples activités, elle aime ne rien faire, prendre le temps de sentir la lavande ou d’observer une fourmi. Elle aime ne penser à rien…

Voilà un album bien reposant et quelque peu atypique venu du Québec. Un éloge de la paresse, de la lenteur, une invitation à prendre le temps de ne rien faire. Un éloge de l’inaction, dans un monde où, dit-on, tout va de plus en plus vite, où il faut être branché, connecté, actif. Contempler la nature, rêver, voir des escargots dans les nuages, est-ce une perte de temps ou une façon d’être, voire de philosopher. Qu’est-ce que rien, se demande l’héroïne ? Un énorme trou ou un ciel vide ? Pour autant, pas de prise de tête dans cet album qui se veut un éloge du présent, de l’immédiateté de la sensation et du moment qui passe dont il faut profiter sans se projeter. Avec humour, à la fin, Clara n’ira gouter les muffins que son père a préparés que lorsqu’il en aura fini avec toute la vaisselle ! Il faut aussi savoir attendre…

Cette sérénité, ce bien être sont portés autant par le texte que par les illustrations.  Clara se voit comme un lézard paresseux. Elle se livre, laissant ses pensées vagabonder au fil des micro événements de cette journée. Les bruits du téléphone, les odeurs de la sauce tomate ou des muffins, les injonctions paternelles de faire quelque chose…  Elle se raconte avec franchise, avec simplicité et sincérité, entremêlant  réflexions, dialogue avec son père, et sensations. Ce qui frappe toutefois, c’est la quasi absence de formes négatives : Clara imagine, observe, sent, parle… autant de façons d’être en connexion avec soi-même et avec la nature.  Les illustrations sont aussi pleines de douceur. Elle opposent l’univers de Clara, souvent vue en contre plongée, comme sur une ile déserte, un monticule herbeux, immobile, rêveuse, yeux grands ouverts, et ce qui se passe autour ou ailleurs, les multiples activités du frère, les personnages qu’elle admire, sur fond blanc ou coloré…  Texte et illustrations font entrer de plain-pied dans l’univers de Clara, un univers quasi merveilleux fréquenté par  un lapin et un écureuil, un univers qui mêle le rêve et la réalité, comme présentés sur le même plan.

En ces temps de rentrée des classes, d’activité à tout prix, voilà un album qui incite à se ressourcer, et à exercer ce droit à la paresse  et à  la déconnexion à tout âge. En tout cas de reconnaitre aux enfants aussi ce droit-là !

Par la fenêtre

Par la fenêtre
Hope Lin et Qin Leng
Saltimbanque 2025

L’envers du décor

Par Michel Driol

Tous les jours, la narratrice, une petite fille coiffée d’une casquette rouge, promène Ours, son teckel. Elle passe devant une maison dont la fenêtre sans rideaux  est toujours ouverte, et derrière laquelle se tient une femme. Petit à petit, elles échangent quelques mots, et la fillette découvre que la femme écrit. Mais un jour la maison vide est à vendre.  Avec sa mère, la fillette la visite, et prend la place de l’écrivaine, pour découvrir autrement son quartier. Rentrée chez elle, elle ouvre à son tour la fenêtre, s’y installe pour écrire.

L’album propose une histoire un peu mélancolique, racontée avec beaucoup de simplicité avec des mots qui ont un fort pouvoir évocateur. On suit ainsi la fillette dans un  parcours qui va de ses promenades solitaires avec son chien à la rencontre d’une autrice, avec laquelle elle n’échange que des banalités. Qu’écrit-elle ? On ne le saura jamais. L’important ici est dans le cadre et dans le regard. Le cadre, c’est celui de la fenêtre, et l’opposition entre le mouvement de la fillette, qui parcourt son quartier sans le voir, et l’immobilité de la femme, assise, mais qui voit mieux qu’elle le quartier, et même au delà, qui donc révèle le réel à la fillette. C’est ce que fait la fillette à la fin, qui enfin se pose derrière sa fenêtre pour voir autrement ce qu’elle connait bien. Métaphoriquement, le récit parle d’écriture, avec les paramètres du point de vue, du cadre et du regard. Le regard porte sur le monde, et non sur soi, ce que marque bien l’ouverture de la fenêtre, qui fait pénétrer la vie extérieure à l’intérieur de la maison. Le cadre de la fenêtre concentre le regard, élimine de fait un hors champ. Il y a là comme un art poétique, une déclaration d’intention et une théorie de la création, exprimée avec beaucoup de simplicité.

Mais c’est aussi l’histoire d’une rencontre intergénérationnelle, rencontre brève, inachevée, mais qui marque une vie en faisant changer les habitudes, en proposant d’autres perspectives. L’écrivaine garde son mystère, mystère de son identité, mystère de son écriture, mystère de sa disparition, que rien n’annonce. C’est ce qui donne une tonalité mélancolique à l’album.

Il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’album incite à passer de l’autre côté, à voir l’envers du décor, et c’est ce que proposent les illustrations, de douces aquarelles de Qin Leng, qui savent jouer, de façon très cinématographique, sur les contrastes. Contraste entre le panoramique – la fillette parcourant les rues, en 4 vignettes séquentielles, et l’immobilité de la femme, saisie sur 5 vignettes derrière le cadre de sa fenêtre.  Suivent alors 5 autres vignettes montrant la fenêtre de la fillette, masquée par des rideaux, derrière laquelle on ne voit rien. Ouverture chez l’une, fermeture chez l’autre. Graphiquement, tout est dit, montré, avec une grande efficacité graphique.  Les illustrations sont pleines de vie, animées en particulier par le teckel facétieux, l’expressivité du visage de la fillette, reflétant ses multiples émotions, toujours coiffée de sa casquette rouge à l’envers. On est dans ce qu’on imagine être le faubourg pavillonnaire d’une ville canadienne, sans luxe, sans ostentation.

Un album teinté de nostalgie et d’espoir, racontant une tranche de vie, évoquant une rencontre marquante, et surtout invitant à changer de point de vue pour aller vers les autres : c’est que dit la toute dernière image dans laquelle la fillette trouve un compagnon…

Le Miroir aveugle

Le Miroir aveugle
Giaccomo Nanni
La Partie, 2024

J’ai la miroir qui flanche, je m’souviens plus très bien…

Par Anne-Marie Mercier

L’album a un format atypique, allongé et étroit, comme une porte, comme celle d’un miroir dans une porte d’armoire à glace. Chaque page nous met face à ce miroir, encadré de noir, lumineux par ses couleurs primaires splendides qui se manifestent avec une multitude de petits points, comme une œuvre de Seurat, ou comme autant de pixels. C’est le miroir qui nous parle.
Faire parler un miroir, voilà qui est intéressant : ils en ont tant vu. Celui-ci est ancien mais perd un peu la tête ; il parle beaucoup de son ami explorateur qui semble lui avoir fait découvrir des paysages et des animaux lointains dont il a gardé une vision nette. Aveugle à présent, il voit tout en pixels dispersés : on devine la silhouette d’un enfant qui s’approche…
Dans ses souvenirs, il y a des girafes, un chat, qu’il décrit comme un « lion noir et blanc » (comme un peu plus loin les nombreux manchots aux contours bien nets), un gramophone dont il explique le fonctionnement de manière fantaisiste, avec des effets de… miroirs.
On assiste à la décrépitude progressive du miroir révélée graphiquement par des lignes multiples décalées, à des changements de lieu (un couloir de collège ?), à des dialogues avec de rares interlocuteurs (une ampoule, un carrelage – magnifiques effets de flou en couleurs primaires) à son délire fatigué : le monde existe-t-il en dehors de son reflet ? N’y a-t-il plus personne pour voir ce qu’il imagine et ce dont il se souvient ?
Il se réfugie dans des images superbes où la proximité de bleu et de jaune crée à l’œil du vert, et l’espoir d’un obscurcissement. Le dénouement est surprenant, comme l’ensemble de ce bel album qui dévoile en de nombreux effets graphiques la matérialité insaisissable de nos nouvelles images et le flou des souvenirs qui s’effacent.

Lu sur le site de l’éditeur: « Le texte plein d’humour, porté par un graphisme original où se côtoient pixels colorés et traits maîtrisés, nous interroge sur la perception relative que chacun de nous a de la réalité. Un album singulier qui parle du vieillissement comme d’un espace créatif, d’une mémoire qui s’échappe au profit d’un imaginaire épanoui. »

Prix Extra-Ordinaire Lu et Partagé 2025
dPictus Outstanding Picturebook 2025

Où est maman ?

Où est maman ?
He Zhihong
Les éditions des éléphants, 2025

Drames sur la banquise

Par Anne-Marie Mercier

Cet album au titre qui a un air de déjà vu (19 titres similaires repérés vite fait sur Amazon…) présente une situation classique : un petit attend sa maman, et elle en vient pas… C’est un bébé phoque, animal fort mignon et les encres et aquarelles de He Zhihong lui donnent une douceur supplémentaire, et une réelle beauté, faisant jouer les blancs (neige et glace, les ours blancs, le ciel blanc, un oiseau) en contraste avec les noirs du petit tacheté et les rares taches de couleurs comme celles de la tortue qui vient à son aide.
Après l’attente et les larmes vient le temps de l’action : le bloc de glace sur lequel maman ours et son petit est rompu et ils sont entraînés par les courants. Pas rancunier, le petit phoque dont petit ours s’était cruellement moqué, rameute toutes sortes d’animaux pour les sauver… et sauver en même temps maman phoque bloquée par des orques, ouf ! Tout cela se finit par un « tendre bisou ».
Les histoires animalières de He Zhihong ont beaucoup de charme (voir sur lietje La Rentrée de Pinpin), proposant au jeune lecteur des situations difficiles qui le concernent en les mettant en décalage avec des personnages animaux et en proposant des fins heureuses.