La Mémoire des couleurs

La Mémoire des couleurs
Stéphane Michaka
Pocket Jeunesse, 2018

Eloge de la science-fiction à la littérature et à la fiction

Par Anne-Marie Mercier

Voilà une contre utopie réjouissante, qui place notre société terrienne, (Paris et les Cévennes) avec tous ses défauts, comme un repoussoir face à une utopie proche de celle du Meilleur des mondes. C’est aussi un roman passionnant, plein de rebondissements, de personnages originaux et attachants.
La planète Circé, proche de l’Utopie de Thomas More par sa géométrie, image de la perfection aux yeux de la plupart de ses habitants, est dirigée par l’Oracle, entité (bienveillante ?) ou super ordinateur, c’est ce qu’on verra en suivant l’enquête du héros. L’Oracle œuvre apparemment pour le plus grand bonheur des habitants, appelés les Couleurs, chacune étant d’une nuance différente et étant nommée selon cette couleur : plus de racisme, plus de discriminations… On vit heureux jusqu’à 66 ans.
Mauve, un jeune homme qui a l’apparence d’un adolescent de 15 ans, se réveille amnésique, après un cauchemar confus, sur la planète Terre, dans un lieu étrange qu’on lui décrira comme une brocante. Il a été expulsé pour ses crimes sur cet enfer où l’air est pollué et où rugissent les suicideuses (les voitures) qu’il observait auparavant dans les musées de Circé, sous formes de compressions.
Peu à peu, devenu télépathe, il découvre son entourage terrien ; il y gagne une famille : la jeune Lucy qui rêve de devenir chanteuse aux USA, sa tante, personnage mystérieux qui l’héberge et le nourrit sur ordre, un vieil homme qui aime Billie Holiday, Ella Fitzgerald, les herbiers, et lui fera découvrir L’Odyssée et bien d’autres œuvres. Il lui apprend aussi à pratiquer la lecture lente : elle remplacera le scannage qu’il utilisait à Circé. Dans ses souvenirs, lui revient aussi l’image de sa promise d’autrefois, Cyan, enlevée par les forces de l’Oracle, pour avoir brandi un « vrai » livre, Les Confessions, et réclamé le droit de s’exprimer en disant « je ».
Avec un véritable suspens, on suit en parallèle les aventures de Mauve sur Terre et des souvenirs d’épisodes de sa vie d’avant qui lui reviennent progressivement : son enfance parfaite sur sa planète parfaite, comment il a perdu son amour, comment il est parti à sa recherche, sa plongée dans les profondeurs du système, et sa découverte des deux familles rivales qui manipulent l’Oracle, les Styrge et les Lystraker, enfin le crime pour lequel il a été condamné à l’exil sur la Terre.
À Paris et dans la communauté des Cévennes qu’il rejoint (appelée Mirceade – allusion à Mircea  Eliade ? – proche de Génolhac dans le Gard), il découvre un autre monde (celui du retour à la terre et à la vie simple) et commence à lutter contre ce qui menace la Terre :
« la Toile vit ses derniers jours. Non seulement elle est vulnérable, susceptible d’être piratée à tout instant, mais elle complique inutilement la vie des humains. En plus d’être assaillis de messages publicitaires sur lesquels ils cliquent sans le vouloir, ils oublient sans cesse leur mot de passe, perdent l’accès à leurs données et se noient dans un trop plein d’informations »… L’appel à un rapprochement avec la situation actuelle des nuls en internet n’a rien de subliminal.
Le message est clairement celui d’une défiance vis-à-vis du progrès technologique  :
« Un monde hyperconnecté qui fonctionne sous la perfusion continue de trilliards de données. Et qui en oublie de préserver l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit, les fruits que donne la terre. Un monde qui n’aura  bientôt qu’un seul recours : s’en remettre à une force de calcul et de prévision infiniment supérieure à celle des hommes. Une entité désincarnée pour laquelle l’humain ne sera qu’une donnée parmi d’autres. »
L’un des autres aspects intéressants (bien que lui aussi un peu trop appuyé) de ce roman est celui qui donne lieu à un éloge de la lecture. Mauve arrive par la lecture à bloquer les pensées des autres qui sont une torture pour un télépathe ; grâce à elle il accède néanmoins à ces pensées. En effet, par la lecture il gagne en humanité et cela lui permet de lire dans le cœur des humains, d’interpréter leurs silences,  de développer son empathie.
« La lecture patiente, attentive, imaginative imprègne tellement notre esprit que les pensées parasites ne peuvent plus nous atteindre. Elle nous déconnecte littéralement de notre environnement. […] Elle nous entraîne dans des labyrinthes dont nous sommes les seuls architectes ».
Quant à la solution qu’il trouve pour sauver la planète, elle ne manque pas d’originalité : pour sauver le monde, il faut raconter des histoires et donner l’amour des histoires. Bel l’éloge de la de science-fiction à la littérature et à la fiction, qui évoque celui de Fahrenheit 451. Cette œuvre a été enregistrée au Studio 104 sous le titre « le bruit du monde ».
Stéphane Michala, qui est passé de l’écriture théâtrale au roman, est aussi le créateur de concerts-fictions adaptant des œuvres du XIXe siècle : Vingt mille lieues sous les mers (publié chez Gallimard), Moby Dick, Alice au pays des merveilles…

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