L’évadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants

L’Evadé de Belle-Île, Histoire d’un bagne pour enfants
Philippe Nessmann et Piero Macola

Éditions des éléphants, 2025

« C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant » (Jacques Prévert)

Par Lidia Filippini

Décembre 1934. Un jeune homme adresse une lettre à un journaliste. Il y décrit les six mois qu’il a passés au pénitencier pour mineurs de Belle-Île-en-Mer. Au printemps précédent, arrêté pour le vol d’une paire de chaussures, accusé de vagabondage, il est envoyé à la « maison d’éducation surveillée » – prétendument pour y apprendre un métier. Ce jeune orphelin de quatorze ans, qui vivait dans la rue depuis plusieurs mois, découvre alors ce qu’il serait plus juste de nommer un bagne. Aux conditions de vie effroyables s’ajoutent la maltraitance des geôliers et la violence des autres prisonniers. Devenu le souffre-douleur d’un vrai délinquant plus âgé que les gardiens protègent parce qu’ils ont peur de lui, le jeune garçon n’a d’autre solution que de se faire punir afin d’être envoyé au cachot le plus souvent possible. Là, au moins, il peut échapper à son harceleur.
Un soir, pourtant, refusant de céder son morceau de fromage à son bourreau, il le mange avant sa soupe – ce qui est formellement interdit par le règlement. Ce simple geste déclenche la fureur des gardiens qui se jettent sur lui pour le frapper avec une rare violence.
Cet incident met le feu aux braises. Comme un seul homme, tous les jeunes prisonniers se lèvent et se ruent sur leurs geôliers. Commence alors une course folle qui les conduira sur les routes de Belle-Île, une évasion collective aussi inattendue que perdue d’avance mais qui leur permettra d’entrevoir, quelques instants le rêve d’une vie meilleure.
Philippe Nessmann relate ici un évènement réel. Le 27 août 1934, une cinquantaine de prisonniers de la colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants de Belle-Île-en-Mer s’évadent. Dépassés par les évènements, les gendarmes de l’île offrent une récompense de vingt Francs à toute personne qui attrapera un fugitif. En quelques heures, tous les mutins sont retrouvés.  Jacques Prévert, qui séjourne alors dans la région, entend cet appel et, choqué, en tire un bouleversant poème, La Chasse à l’enfant.
Comme dans l’album, la révolte de Belle-Île eut pour élément déclencheur le passage à tabac d’un garçon qui avait mangé son fromage avant sa soupe. De ce jeune homme, l’histoire n’a pas retenu l’identité. L’auteur imagine son parcours à partir de témoignages recueillis auprès des prisonniers de l’époque. Il lui donne aussi un prénom, Joseph, que le lecteur découvre à la toute fin de l’album. En recouvrant sa liberté, le personnage acquiert une identité propre. Recueilli par une tante qui lui trouve un emploi, il va pouvoir enfin trouver sa place dans la société.
Des magnifiques illustrations de Piero Macola émane toute la tristesse des personnages. Les gris, les bleus froids dominent dessinant un univers sombre et sans espoir. Les visages ont les yeux cernés de noir, les bouches ouvertes par l’effroi. Tout cela vous touche au cœur.
À la fin de l’album, un dossier très bien construit donne des indications sur le contexte historique. On y trouve des photos d’époque et des réponses aux questions que pourraient se poser les jeunes lecteurs : Qui envoyait-on en colonie pénitentiaire ? Comment s’est déroulée la révolte de 1934 ?… Un grand paragraphe explique également le rôle d’Alexis Dahan, le journaliste qui, de 1926 à sa mort en 1979, écrivit sans relâche pour faire connaître l’horreur des bagnes pour enfants. Rappelons que celui de Belle-Île ne ferma ses portes qu’en 1977.

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin
Lili Sohn

Casterman, 2025

Une BD au poil !

Par Lidia Filippini

Notre corps est couvert, dès la naissance, de cinq millions de poils – soit, comme le précise Lili Sohn, l’équivalent de la population irlandaise. Mais pourquoi cette toison peut-elle s’épanouir librement sur le corps des hommes tandis que celui des femmes se doit, pour satisfaire aux canons de beauté, d’être glabre ? En a-t-il toujours été ainsi ? L’autrice se penche sur notre relation aux poils à travers les âges pour déconstruire les mécanismes qui poussent les femmes à s’épiler. « On pourrait croire [affirme-t-elle] que c’est un sujet léger, voire carrément anecdotique » mais il n’en est rien car quelle femme n’a pas un jour renoncé à porter une robe d’été ou annulé un rendez-vous parce qu’elle se trouvait trop poilue ? Pourtant, comme l’explique l’autrice, nous ne naissons pas avec l’envie de nous épiler. Cette envie, nous la développons peu à peu à force de voir des corps féminins lisses. Elle n’est autre qu’une injonction sociale qui pèse sur les femmes. L’épilation, coûteuse en argent et en temps, constitue une charge mentale de plus.
Forte de ce constat, Lili Sohn se lance dans un projet fou : ne pas s’épiler pendant une année. Elle qui, depuis l’âge de douze ans, traque sans relâche la moindre trace de pilosité sur son corps, espère ainsi parvenir à changer ses représentations, bref à aimer ses poils. De petites victoires en petits échecs, cette année est l’occasion pour elle et pour nous, lecteur.ices, de s’interroger sur les réactions des hommes – et des autres femmes – en présence d’aisselles ou de jambes poilues.
Lili Sohn, connue pour ses BD féministes et drôles, propose ici un format petit et épais qui rappelle ses précédents opus (Mamas, Vagin tonic). Comme dans ses autres ouvrages, elle se met en scène à travers son personnage principal, une jeune femme brune et souriante qui, cette fois, semble fière d’arborer son corps couvert de poils. Au dessin se mêlent parfois des photos ou des illustrations anciennes utilisées de manière décalée comme cette image où l’on voit deux soldats du début du siècle s’exprimer au sujet du tableau de Courbet La naissance du monde. « Oh regarde ! C’est la sexualité féminine ! », s’exclame l’un d’eux. « Mais chuuuut ! T’es fou ! Elle va te voir ! Elle est hyper dangereuse ! », répond son compagnon.
L’illustratrice française traite son sujet avec humour et auto-dérision tout en apportant des connaissances scientifiques, historiques et sociologiques. Elle ne cherche nullement à juger les femmes – qu’elles choisissent ou non de s’épiler – ni les hommes. Elle tente seulement de montrer que notre vision du poil est liée à la notion de patriarcat. Depuis l’Antiquité, en effet, le poil est symbole de pouvoir et de puissance. Le fait que l’idéal féminin occidental doive en être dépourvu dit quelque chose de nos sociétés. Savoir cela ne suffira peut-être pas à accepter nos jambes poilues, mais c’est peut-être un premier pas vers la libération.

 

 

 

 

 

Jojo le manchot papou

Jojo le manchot papou
Julia Donaldson et Axel Scheffler
Traduit (anglais) par Emmanuel Gros
Gallimard Jeunesse, janvier 2025

« On ne change pas une équipe qui gagne »

Par Lidia Filippini

Avec Jojo le manchot papou, nous plongeons de nouveau dans l’univers tout en couleurs d’Axel Scheffler. Son trait caractéristique, reconnaissable au premier coup d’œil, a un côté rassurant. Les couleurs vives, le sourire plaqué sur chacun des personnages… c’est un monde dans lequel on aimerait vivre tant tout y paraît joyeux et bienveillant. Le lecteur retrouve en outre des paysages glacés et une baleine qui ressemblent à s’y méprendre à ceux d’un autre album des mêmes auteurs, La Baleine et l’Escargote.
Le texte rimé de Julia Donaldson suit lui aussi la recette habituelle : le protagoniste animal (ici un manchot papou comme l’indique le titre) rêve d’aventure. Il parcourt le monde et rencontre, ce faisant, une galerie de personnages tantôt menaçants (un troupeau de morses), tantôt amicaux (un ours blanc, une sterne). Il traverse des moments difficiles et noue des amitiés sincères ce qui lui permet, en retour, d’en apprendre un peu plus sur lui-même. Arrivé grandi au terme de son voyage, il est prêt à commencer une nouvelle vie.
Il s’agit bel et bien d’un récit initiatique qui suggère à l’enfant de partir lui aussi à la recherche de lui-même, de prendre plaisir à avancer dans la vie, de rebondir après les coups durs pour mieux apprécier les bons moments.
Rien d’original ici, par rapport aux autres albums de Donaldson et Sheffler. Mais, même s’il manque le petit quelque chose en plus qui a fait le succès de Gruffalo, on prend tout de même un très grand plaisir à suivre Jojo le manchot dans sa recherche du Pôle Sud.

On peut sans doute le mettre en relation avec Le Long Voyage du pingouin vers la jungle, œuvre théâtrale riche et complexe de Jean-Gabriel Nordmann (NDLR).

 

 

 

Chamalloux

Chamalloux
Lee Gee-eun
Traduit (coréen) par Yeong-hee Lim
Les Fourmis rouges, 2025

Miam miam?

Par Anne-Marie Mercier

Les Chamalloux ont une allure de Chamallows. Ils sont un peu ronds, informes, blancs, petits aussi. Ils se ressemblent et portent tous comme seul vêtement un petit chapeau pointu, noir. Ils semblent asexués (on peut aussi penser à une ressemblance avec les gentils Gibis des Shadoks). Ils vivent paisibles dans un village de grandes maisons collectives et font tout collectivement : ils ramassent des gros fruits, plus gros qu’eux, qui ressemblent à des grenades et se nourrissent de leurs graines. Quand, un jour, apparait un monstre noir et poilu…
Informe, ce gros mou ressemble un peu aux Barbapapa (voir l’émission de France Culture sur les grands mous). Il répète toujours la même phrase incompréhensible (« Chamarodan Miaï Miaï ») en hurlant. L’un des Chamalloux croit entendre « Chamalloux miam miam ». Alors, les tentatives pour neutraliser le monstre se succèdent, en vain L’attacher (l’image évoque les Lilliputiens contre Gulliver,  plus efficaces que ces petits êtres), le bombarder, le brûler, rien ne marche et les illustrations montrent bien les images d’effroi qui envahissent les Chamalloux. Tout cela dure jusqu’au moment où l’un d’eux met en doute leurs certitudes : et si ce monstre voulait autre chose que les dévorer, pourquoi ne pas aller lui parler ?
Il y a très peu de texte, juste ce qu’il faut pour rendre les cris du monstre et les slogans lancés par les petits êtres, énumérant les raisons de craindre, les traits stéréotypés : poils noirs, griffes, taille… La simplicité des dessins et la légèreté des aquarelles sont accompagnées par une mise en page variée et parfois originale, les jets de rouge dans les moments de fureur tranchent à merveille, et le retour au calme est savoureux, donnant envie d’entrer dans ce paysage idyllique de simplicité. Le jeu avec le comique et l’effroi est parfait, et c’est un régal de se promener dans ces pages si simples mais toujours surprenantes qui font l’éloge de l’écoute et de l’empathie, contre les préjugés.
Il parait que tout cela repose sur un jeu de mot pour ceux qui parlent coréen…

The Westing Game

The Westing Game
Ellen Raskin
Monsieur Toussaint Louverture, 2025

Le jeu des sentiers qui bifurquent

Par Anne-Marie Mercier

The Westing Game est un roman policer, du moins c’est ce qu’il semble être. À l’image des feux d’artifice qui explosent à des moments imprévisibles et dans des lieux improbables (une cabine d’ascenseur par exemple) avant de finir en bouquet final, les surprises surgissent à tous les chapitres, éblouissantes par leur ingéniosité mais aussi aveuglantes, tant la découverte de la vérité échappe à tous, ou presque, et surtout à un lecteur qui ne serait pas assez attentif aux multiples indices qui lui sont proposés.
Tout commence très vite avec le coucher du soleil sur l’immeuble nommé « les Tours du soleil couchant », bizarrement orienté vers l’Est ­— chaque détail dès la première page, est important. Dès cette première page on découvre un garçon de courses âgé de soixante-deux ans (pas normal, ça non plus !) qui distribue à six personnes le courrier d’un agent immobilier, Barney Nordrup, dont on nous dit qu’il « n’existe pas ». Ces courriers ont pour but d’attirer dans le nouvel immeuble, propriété de la société Westing, ces six personnes avec leur famille. Le jour suivant les noms des occupants sont installés sur les boites aux lettres et le lecteur a sous les yeux une liste avec les noms des occupants face à la localisation de leur appartement. Indice significatif ? on ne sait… Cette liste suit une disposition classique : un café est au rez-de chaussée, un restaurant (chinois) au dernier étage, un médecin occupe tout le premier et les autres étages comportent deux appartements. « Une couturière, une secrétaire, un inventeur, un docteur, une juge. Ah oui, et dans le lot on avait aussi un bookmaker, un cambrioleur, un poseur de bombes, et une erreur. Barney Nordrup avait loué l’un des appartements à la mauvaise personne ». Ajoutons une femme de ménage hagarde, un jeune garçon en fauteuil roulant, un autre qui prépare une course à pied, une jeune épouse chinoise effrayée, une jolie fille fiancée à un interne prétentieux, une ado rebelle mal aimée par sa mère…
Un mois plus tard, on arrive à Halloween et on se rapproche du fantastique : les nouveaux résidents découvrent qu’il y a de la fumée qui monte de l’une des cheminées du manoir abandonné de Samuel Westing dans lequel une rumeur prétend que le corps du milliardaire se trouve encore, pourrissant sur un « beau tapis d’Orient ». Une tentative précédente d’intrusion a provoqué la mort de l’un des  imprudents et la folie d’un autre… Les plus jeunes locataires mettent au défi la jeune et rebelle Turtle (tortue) d’oser entrer dans le manoir. Elle y découvre le corps du milliardaire et s’enfuit.
Nouveau rebondissement : le journal annonce la mort du milliardaire et un courrier arrive dans les boites des locataires pour les convoquer dans la bibliothèque du manoir afin d’entendre la lecture du testament de Sam Westing dont ils sont les héritiers. Ce testament est une lettre dans laquelle il qui affirme que c‘est l’un d’entre eux qui l’a tué. Il promet la totalité de sa fortune à celui qui découvrira le nom de son assassin. Il organise cela comme un jeu : les locataires sont groupés par deux et chaque groupe dispose de quelques indices, différents de ceux des autres groupes.
C’est ingénieux, drôle. Les personnages passent d’une présentation caricaturale à davantage d’humanité, les rivalités se transforment et laissent parfois la place à des rapprochements, des moments festifs. C’est aussi une belle lecture qui peut plaire à tous les âges. Que le meilleur gagne !

 

La Famille Hollister, Aventures à Pine Lake

La Famille Hollister, Aventures à Pine Lake
Jerry West
Traduit (anglais, USA) par Mireille pierre, ill. de Marlène Merveilleux
Novel, 2025

Aventures blytonesques

Par Anne-Marie Mercier

Les Éditions Novel (filiale de Chattycat, maison spécialisée dans les Éditions bilingues de livres pour la jeunesse en langue anglaise, surtout américains, mais qui propose également des titres français faciles et populaires et des séries) publient des classiques de la littérature de jeunesse américaine. Ici, « classique » s’entend au sens de populaire : le bandeau qui barre la couverture annonce les aventures de la famille Hollister comme « la série adorée par 16 millions d’enfants » ; et celle-ci est, nous dit-on encore, « enfin disponible en France ».
Comment a-t-on pu vivre sans, me direz-vous (ou pas) ? Eh bien, on est quand même pas mal avec : cette série a l’allure confortable des séries anglaises des années 50, dans le genre des Club des cinq, ou d’Alice (Nancy Drew) publiée par le syndicat Stratemeyer (Tom Swift, The Bobbsey Twins, The Hardy Boys, Nancy Drew…). Contrairement à la plupart des autres séries, celle-ci a été écrite par un seul auteur, Andrew Svenson, dont l’identité n’a été révélée que quelques années après sa mort, en 1975. Cette série, initiée en 1953, a couru sur 33 titres. Il est aussi l’auteur d’autres séries sous d’autres pseudonymes, comme Hardy Boys (voir notre chronique) et, plus remarquable,  The Tollivers (sous le pseudonyme d’ Alan Stone, 1967 – la date est intéressante, en relation avec les lois sur les droits civiques), « l’une des premières séries écrites pour et sur des enfants afro américains » qui est cependant assez proche des thèmes et situations des Hollister, avec également une famille de cinq enfants.
Le monde de référence est bien celui d’« avant » : au temps où on ne se posait pas de question de genre, où on savait d’avance où était le bien et où le mal, où les adultes étaient bienveillants et les méchants rares et vite identifiés (enfin, vous avez compris, au temps où la littérature pour enfants dressait ce tableau). On ne se prend pas le chou et on admire ces beaux enfants Hollister aux joues roses, qu’on nomme les « joyeux Hollister » : « c’est comme ça qu’on nous appelle, dit l’un d’eux, parce qu’on est tout le temps heureux ».
Heureusement pour le lecteur (car les gens heureux n’ont pas d’histoire), ce bonheur lisse sera vite rompu et de bien des manières mais jamais gravement, l’optimisme et la débrouillardise étant inscrits dans les gènes de toute la famille. Ça commence par un déménagement, la disparition de la camionnette qui transportait les jouets préférés des enfants et la malle contenant les inventions du père, avec lesquelles il comptait bien gagner sa vie. Désespoir et inquiétude durent peu, remplacés par la nécessité de faire face et la découverte de la nouvelle maison, du nouveau magasin ouvert par les parents, et de leurs voisins. Pique-nique, canotage hasardeux, aventures, découverte de passages secrets dans la maison, enquête, découverte de la camionnette disparue et capture du voleur, tout s’enchaine tambour battant, le tout en 173 pages très aérées, avec de nombreuses illustration.
Et oui, ces cinq enfants Hollister (Jack 7 ans, Olive 6 ans, Peter, 12 ans, Anna 10 et enfin Rose la petite qui fait des bêtises) blonds aux yeux bleus sont bien joyeux, et leurs parents aussi. La nature est belle et préservée, les voisins sont aimables et solidaires, le père a l’esprit d’entreprise et sait attirer les gens dans sa boutique, tout va bien et ils seront prêts pour de nouvelles aventures.

Chat de gouttière

Chat de gouttière
Joana Estrela

Traduit (portugais) par H Melo
Les Grandes personnes, 2025

Une vie partagée, avec un animal « de compagnie »

Par Anne-Marie Mercier

Le titre original est « gato comum », que l’on traduit par « chat européen commun », ce qui est un peu plus relevé que « de gouttière », mais dit bien la banalité de l’animal. Il n’a rien de remarquable, l’histoire racontée non plus et c’est tant mieux : elle ressemble à celles de tous ceux et celles qui ont un jour partagé la vie d’un chat : comment il est arrivé dans votre vie, pourquoi il porte ce nom, ses habitudes, la fois où on l’a perdu, et où (ouf !) on l’a retrouvé, le moment où on s’inquiète, les visites chez le vétérinaire, la dernière visite… et la vie, une autre vie, qui reprend, sans chat (provisoirement, on ne sait).
La narratrice a 17 ans, le même âge que Manel. L’année de sa naissance marque l’année zéro de la famille à partir de laquelle on compte tout, avant (la télé couleur, 20 ans avant), ou après Elle vit avec ses parents et son frère, une vie simple avec les trajets en voiture, les jeux télévisés qu’on regarde pendant le repas, le téléphone portable sur lequel on consulte google pour poser des questions sur l’état du chat et les soins à lui apporter, les repas… La présence du chat organise la géographie de la maison et le rythme de la vie ; portes ouvertes ou fermées, c’est pour lui. Coussins ici ou là, idem.
Les illustrations de ce petit roman graphique illustrent la richesse cachée de cette vie apparemment monotone. Elles sont composées tantôt en bandes, tantôt sur une pleine page dans laquelle progresse le même personnage, ou bien en carrés. Elles sont crayonnées en noir sur fond jaune, ou (pour l’évocation d’un autre chat et d’une autre enfance) en carrés disséminés sur une page blanche avec des bulles flottantes. Elles sont aussi simples que le chat et que la vie, mais quelle expressivité en peu de traits et peu de mots, simples eux aussi ! Chaque personnage est bien caractérisé, à la fois dans sa relation à la famille, dans son rapport à l’animal et dans le choix à faire au moment de la fin de vie de celui-ci : faut-il le laisser vire et souffrir, ou bien non?  Émotion, pudeur, familiarité, joies, chagrin tu, amour…

 

Un et d’autres chiffres avec Alexandre Calder

Un et d’autres chiffres avec Alexandre Calder
Cecily Kayser
Traduit (anglais) par Delphine Billaut
Phaidon (premiers pas avec les grands artistes), 2025

Un, deux, un deux…

Par Anne-Marie Mercier

C’est Phaidon qui l’a fait. Voilà l’information la plus visible. C’est imprimé en Chine, le nom de l’autrice du texte n’est pas facile à trouver, on ne sait pas qui a fait les photos (belles et précises, aux couleurs tranchées) ni qui a choisi les œuvres, mais tout cela est fait avec le copyright de la fondation Calder, comme il se doit. Bienvenus dans le monde des labels !
Sinon, c’est très beau et l’idée était intéressante et originale ; comment compter avec Calder ? Mais au bout du compte, ça ne marche pas très bien : on invite l’enfant à compter les formes, d’abord toutes, puis celles qui sont en haut ou en bas, celles qui sont rouges, etc. L’exercice n’a pas grand sens et surtout les mobiles ne bougent pas, c’est tout de même dommage, non ? Enfin, les nombres ne sont pas des « chiffres » comme le prétend le titre : ils ne sont écrits qu’en… lettres, déception !

Fort Ressac, t. 1 : La prophétie de la vague

Fort Ressac, t. 1 : La prophétie de la vague
Pauline Aupied
Gallimard jeunesse, 2025

La guerre des éléments

Par Anne-Marie Mercier

Gallimard jeunesse, RTL et Télérama, à travers leur concours du premier roman, découvrent des auteures intéressantes, surtout en fantasy, depuis leur première trouvaille avec Carole Dabos et son monde glacé des Fiancés de l’hiver. Si l’écriture est parfois moins tenue ici (sans doute avec l’excuse d’une narration à la première personne menée par un personnage adolescent un peu fruste), l’imaginaire y est bien développé, foisonnant, juste ce qu’il faut mais pas trop… Et l’illustration de couverture, signée Patrick Connan, est encore parfaite.
Les personnages sont assiégés depuis des années dans la forteresse de Fort Ressac épuisés par la famine et la misère. Les premiers enfants qui y sont nés, enfants des survivants de la guerre réfugiés dans le fort, arrivent à l’adolescence au moment où le roman commence. Les uns, comme notre héros, sont pour la plupart orphelins, parfois aussi nés de père inconnu, ce qui les mène à de belles spéculations. Plus d’animaux, tous ont été mangés, il ne reste plus qu’un cheval, bien vieux. Ils n’ont jamais vu la mer de près alors que le roc sur lequel a été construit le fort y baigne et que toute leur civilisation repose sur un univers marin. Les noms propres évoquent la mer : Capelan, Esturgeon, le roi Abalone, souverain d’Azurie, la princesse Pélagie (bien sûr le héros a un faible pour elle…), Dame Ablette la guérisseuse qui instruit le héros. Lui-même s’appelle Nérée. Son nom, faisant référence à un dieu de la mer, semble le prédestiner à un avenir glorieux… les soldats sont nommés les cormorans, et tout le monde jure en évoquant mille morues (mais qu’a pu faire ce poisson pour être si mal traité ?). En somme, on a un bel univers cohérent, face aux autres camps que sont les Pyres, peuple du feu et les Austers, peuple de l’air, que l’on découvre en fin de roman.
Le traitement du personnage est intéressant. Il est campé au début à travers une prophétie qui semble le concerner. Orphelin d’origine inconnue, c’est lui l’élu de leur Dieu, le Grand Salé, qui sauvera son monde ; tout cela est a priori peu original, mais le lecteur – et lui-même, à son grand désespoir –, est vite surpris par des démentis successifs qui semblent indiquer que ce ne sera pas lui et qu’il devra se contenter d’un rôle de guérisseur et non de guerrier comme il se rêvait (il y a un peu de l’Assassin Royal dans ce destin dévié). Ordinaire tout d’abord (on le voit se démener courageusement malgré son dégoût) lors d’une épidémie mystérieuse qui ressemble à la peste, il affronte le pouvoir royal pour sauver les malades, s’enfuit avec quelques autres adolescents, se découvre un pouvoir (de guérison, encore) tandis que d’autres adolescents développent des talents surnaturels plus spectaculaires, et arrive enfin à la mer tant désirée.
Les surprises s’accumulent, Nérée se fortifie en se relevant de toutes ses désillusions, découvre l’amitié et la trahison, l’amour ce sera pour bientôt, on le devine (avec la jolie princesse ?), les paysages variés se multiplient, les rencontres aussi. Le passé s’éclaircit, l’avenir s’ouvre avant de se refermer… en attendant le tome suivant. Pauline Aupied tisse sa trame avec brio, et son roman s’affirme peu à peu comme une belle surprise (À suivre !)

Feuilleter sur le site de l’éditeur

Une Étoile au Vomichelin

Une Étoile au Vomichelin
Ivan Péault et Mona Granjon

Les fourmis rouges, 2025

Le ver est dans le fruit

Par Lidia Filippini

Quand la Main bienveillante jette ses épluchures au compost, elle ne se doute pas qu’elle fait le bonheur de tous les petits habitants du jardin. Grâce à Patrick, le ver de terre cuisinier, les restes de repas deviennent des mets de choix. Salade décomposées, viandes faisandées, fruits pourrissants sont au menu de son restaurant. Tout le monde se régale et vit paisiblement, loin des dangers de la campagne. Un évènement inattendu va pourtant venir bouleverser ce bel équilibre. Un jour, la Main, que tout le monde prenait pour une amie, se saisit de Patrick, lui plante un hameçon dans le derrière et le plonge dans la rivière. Heureusement, avec l’aide de ses amis poissons, le ver de terre se sort de cette fâcheuse aventure. Plus que jamais motivé pour servir de bons repas, il pourra peut-être même décrocher la récompense suprême des grands chefs cuisiniers, une étoile au Vomichelin.
Les illustrations – qui occupent souvent une pleine double-page – foisonnent de détails. Dans l’univers fantaisiste et ultra coloré de Mona Granjon, les insectes, souriants et joyeux, deviennent des personnages attachants. Quand Patrick est en danger, l’illustratrice semble se saisir d’une loupe. Le lecteur, pour son plus grand plaisir, se retrouve alors face à une énorme Main effrayante ou à l’entrée de la gueule menaçante d’une perche.
Simple et efficace. L’album valide son objectif : faire rire. Mais derrière l’humour scatologique, dont les plus jeunes se délecteront sans aucun doute, se cache peut-être un vrai questionnement sur le rôle de chacun dans le jardin. Que deviennent nos déchets alimentaires compostés ? Les différentes espèces peuvent-elles s’entraider ? Peut-on cesser de consommer de la viande ? Voilà une belle occasion d’aborder ces thèmes avec nos enfants.