Bordeterre

Bordeterre
Julia Thévenot
Sarbacane (X’), 2020

Un beau pavé dans le lac

Par Anne-Marie Mercier

Inès et son frère Tristan plongent malgré eux dans un univers parallèle alors qu’ils sont en vacances avec leur mère. Ils affrontent un monstre qui les rend quasi transparents et amnésiques. À partir de cet épisode, ils devront reconstruire pas à pas leur identité et tenter de retrouver et renouer le lien qui les unit. Cela se fera aussi en affrontant de nombreuses épreuves et en résistant à un régime tyrannique. Or, Inès a douze ans et si son frère Tristan en a dix-sept, il est encore plus démuni qu’elle : il bégaye et est incapable de regarder les autres et de s’en approcher physiquement ; même si aucun diagnostic n’est posé, on devine la nature de sa difficulté.
L’univers dans lequel ils plongent est complexe, avec une organisation sociale particulière (aristocratique, oligarchique) dominée par une Gouverneure lointaine dotée de pouvoirs terrifiants, une police implacable aidée par des créatures étranges, petits elfes à trois yeux, esprits tirés du mystérieux lac voisin, dressés pour contrôler la population. Tout est construit autour d’un système d’esclavage dans lequel les « transparents », c’est-à-dire les nouveaux arrivés, sont exploités, enfants comme adultes, jusqu’à la quatrième génération. Des pierres mystérieuses, récoltées au fond du lac, produisent l’énergie nécessaire aux machines, permettent de chauffer, de guérir et même de voler… Cette énergie est mise en œuvre par le Chant, pratique interdite au peuple (par exemple, une chanson de Nana Mouskouri, « quand tu chantes, quand tu chantes, ça va… », peut guérir toutes les blessures) : aussi la chanson et la poésie sont-elles au cœur des préoccupations des personnages, pour le plus grand plaisir des lecteurs.
Inès a la « chance » d’être repérée par un jeune prince, Philadelphe de Saint-Esprit, et est recrutée pour l’aider : il est celui qui a la charge de la récolte des pierres, l’un des rares qui soit capable, tout comme Inès, de plonger dans le lac que personne n’ose approcher, et encore moins toucher. Les scènes de plongée sont merveilleuses, sources de bien-être et de paix, lieu de rencontre avec les esprits des morts.
De nombreux personnages attachants gravitent autour des héros et de Philadelphe, chacun mu par un souci particulier, des intérêts vitaux, une histoire, et même une généalogie particulières. Confusion des sentiments, conflits de loyautés, grands courages et petites lâchetés les assaillent. Il n’y a pas de super héros, mais des humains qui luttent pour leur liberté, pour leurs amis et pour leur amour.
La narration est portée par un beau style, tantôt fluide tantôt heurté, imitant les systoles et diastoles d’un cœur inquiet. C’est beau et inventif, un grand plaisir de lecture qui dure (plus de 500 pages).
La liste des chansons en fin de volume forme un tableau intéressant de la chanson populaire (Luis Mariano, Prévert, Gainsbourg, Souchon, Pink Martini, Mickey 3D…) et de la poésie savante (Louise Labbé, Aragon, e.e. cummings, en passant par La Fontaine avec «Le Loup et le chien », fort à propos).

 

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