La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds

La Reine des grenouilles ne peut pas se mouiller les pieds
Davide Cali, Marco Somà
Traduit (portugais) par Alain Serres
Rue du monde, 2022

La résistible ascension d’une reinette

Par Anne-Marie Mercier

Cet album paru au Portugal a été publié en France par Rue du monde en 2013. Il vient d’y être réédité; il est toujours d’actualité, surtout en ces temps où l’on s’interroge sur la dimension politique de la littérature de jeunesse (voir la chronique sur le livre de Christian Bruel).

Tout commence pourtant dans la lignée du conte : une bague tombe dans l’eau et une grenouille s’en empare ; cela nous approche de « La Princesse Grenouille » ou du « Roi Grenouille », deux contes célèbres qui commencent par la chute d’un objet dans une mare. Mais ici point d’humains pour lancer l’histoire : les grenouilles s’en chargent elles-mêmes. La bague posée sur la tête de la découvreuse devient une couronne et voici que le petit peuple du marais a une reine qu’il doit nourrir, distraire, et à qui il doit obéir – pourquoi demande l’un, vite puni. Mais un coup du sort rendra la bague à l’eau (et aux amoureux qui l’y avaient fait tomber) et le peuple grenouille retrouvera sa liberté.
C’est une belle fable sur la servitude volontaire et les ressorts de la soumission. Cela peut inviter à s’interroger sur les ressorts de l’autorité : qui doit commander ? Faut-il que quelqu’un commande ? A-t-il tous les droits ? Jusqu’où faut-il obéir ? etc.
Les images sont étranges et magnifiques, dans un décor de verts et de bruns délicats, avec des batraciens vêtus comme des vacanciers d’une autre époque, occupés à de multiples activités heureuses jusqu’à ce que le goût du pouvoir de l’une  et de quelques autres s’en mêle.

S’il en faut plus pour vous convaincre, écoutez une belle analyse dans l’émission l’as-tu lu mon p’tit loup ?

Les Enfants Boxcar (Le secret des orphelins)

Les Enfants Boxcar (Le secret des orphelins)
Gertrude Chandler Warner
Traduit (anglais, USA) par Nathalie Nédélec-Courtès, 2023
Chattycat / Novel, 2023

Un jumeau du Club des Cinq?

Par Anne-Marie Mercier

Moins ancien que les Hardy Boys (voir chronique précédente), mais daté tout de même de 1942, ce classique américain parvient au public français d’aujourd’hui et c’est tant mieux. Il est lui aussi le premier d’une série (comme les Hardy boys). On y trouve des thèmes anciens (des orphelins en fuite, un grand-père qui doit les accueillir, riche, et qu’on imagine cruel, du style Lord Faunteleroy) et une annonce de thèmes plus modernes proches de la série d’Enid Blyton, The Famous Five (Le Club des cinq) qui lui est strictement contemporaine puisqu’elle débute la même année (ils reflètent sans doute l’air du temps plus qu’une influence de l’un sur l’autre, vu les dates) : les pique-niques, une fratrie composée de deux filles et deux garçons, accompagnés d’un chien, et dans le tome second un séjour des enfants seuls dans une île appartenant à leur famille, etc. Mais l’âge des enfants est une variante importante de même que le contexte de survie et de clandestinité, qui ne durera pas, et une tonalité plus réaliste.

L’ensemble est charmant. Ces enfants sont parfaits de courtoisie et d’honnêteté (même en mourant de faim). Si les plus petits apportent une note de fantaisie, les plus grands sont  responsables, endurants et travailleurs, surtout l’ainé qui bien sûr est un garçon.
Ils fuient donc ce grand-père qui veut les recueillir, se cachent, trouvent un wagon abandonné (portant l’inscription de Boxcar) dans les bois, près d’une source et l’aménagent pour en faire un séjour presque confortable, grâce à de la récupération d’objets jetés et en créant des systèmes ingénieux. Ils trouvent aussi un chien. Et grâce à des adultes bienveillants et discrets, ils finissent par retrouver ce fameux grand-père, pas méchant pour un sou, ouf !

 

Milo et le loup

Milo et le loup
Anne Pym, Francesco Pittau
L’école de loisirs (Pastel), 2021

Au loup !

Par Anne-Marie Mercier

On retrouve les trois amis (présents dans Milo et la neige) : Milo le petit cochon, Boris l’ourson et Théa qui ressemble à une belette. Tous trois sont très anthropomorphisés, vêtus, avec des motifs simples (carreaux bleus pour l’un, rayures rouges pour l’autre, pois jaunes pour la troisième – les pois sont réservés aux filles, ça se confirme).

Comme des enfants après la pluie ils vont se promener dans la forêt. Petite originalité : c’est Théa, la « fille » qui a décidé de partir à l’aventure et qui prend la tête de l’expédition. Milo a peur. Ils tombent sur une forme inquiétante : un loup ? La suite montre comment ils sont en panique, se rassurent, font les braves : on voit ici tous les degrés de la peur.
La fin est originale et surprenante ; le terrifiant devient familier, puis plus familier encore, pour un retour à l’abri avec un bon goûter. Le scénario est un peu mince mais efficace ; les dessins de Pittau lui donnent bien du charme à cette petite histoire d’une grosse peur.

Martine ne sait rien faire

Martine ne sait rien faire
Dominique Périchon
Rouergue, 2021

L’amitié donne des ailes

Par Anne-Marie Mercier

Dominique Périchon donne vie à cette petite Martine, élève effacée de primaire qui n’excelle en rien : ses dessins sont ratés, la musique n’en parlons pas, le sport pareil, quant au reste, autant l‘oublier. Elle n’est pas non plus la vedette de la classe, la cancre… Elle est plutôt solitaire et ne demande qu’une chose : qu’on la laisse en paix. Tout cela n’est pas dit sur un ton doloriste pour une énième histoire d’enfant malheureux à l’école : la petite fille s’accepte comme elle est, et trouve que rien de tout cela n’est grave.
Le ton est donné, celui de la légèreté et de l’humour, et cette petite Martine est très attachante ; on passerait volontiers du temps à ne rien faire avec elle pendant ces vacances d’été.
Mais il faut bien un peu d’événements dans un roman et c’est l’arrivée d’une « nouvelle » dans sa classe qui déclenchera toutes les aventures des deux fillettes. La mystérieuse Isadora Santos-Dupont, qui vient d’un pays lointain a décidé de faire voler sa bicyclette (on aura reconnu la parenté de nom avec Santos-Dumont, le pionnier de l’aviation).
Isadora l’équipe d’ailes, mais la première tentative est un échec, malgré l’aide bienveillante de Martine. Les fillettes ajouteront une hélice, un moteur… Toutes les astuces seront bonnes pour récupérer ce dont elles ont besoin chez les uns et les autres… Tout cela est joyeusement drôle et le bonheur de Martine d’avoir une amie et de compter pour quelque choses est merveilleusement bien décrit.
La suite est plus grave, dévoilant le secret d’Isadora, mais toujours lumineuse.

Jazzier des émotions

Jazzier des émotions
Jean Lucas et Trombaba trio, Elsa Valentin (texte), Bertrand Dubois (ill.)

Trois petits points, 2022

Musique des émotions (de cinq à 105 ans)

Par Anne-Marie Mercier

Être fier comme un coq, avoir le coup de foudre, vouloir rentrer sous terre, avoir une peur bleue, péter les plombs, se sentir pousser des ailes, tomber des nues…
En ces temps où l’école tente de travailler sur le langage des émotions, c’est une bonne idée de proposer toutes les métaphores qui sont liées à son expression.
L’image accompagne le texte : ces formules sont illustrées par Bertrand Dubois en couleurs denses et lumineuses dans le petit livret-album qui accompagne le CD, tantôt prises au pied de la lettre, tantôt placées dans le contexte d’un concert de jazz. C’est en effet l’aspect principal de cet objet : il propose un CD (ou un lien de téléchargement) avec les textes rythmés par des instruments de jazz.
Ça pulse, ça vibre, ça coule, ça plait (de cinq à 105 ans, dit le livret, on confirme). À l’entendre, on comprend encore mieux que la musique est un excellent vecteur pour transcrire des émotions, avec les textes et les images, et même les créer.
Quitte à parcourir les arts, la danse est fortement suggérée par ces beaux rythmes : à vos chaussons !

Ce que nous sommes

Ce que nous sommes
Zep
Rue de Sèvres, 2022

… et ce que nous serons

Par Anne-Marie Mercier

Pour la plupart de ceux qui s’intéressent à la littérature de jeunesse, Zep est surtout connu comme l’auteur de la série Titeuf. Pourtant, il développe parallèlement une carrière d’auteur de BD plus… comment dire ? plus adulte ? non, ce serait mettre sur le clivage jeunesse/adultes un avis idiot. Plus sérieux ? Mais Titeuf aborde de nombreux sujets sérieux. Plus classique, plus ligne claire, plus jeunes adultes ? SF ? Enfin, c’est différent.
Dans Ce que nous sommes, il aborde la grave question de savoir ce qu’est un homme et s’interroge sur notre destin en tant qu’espèce, à travers une dystopie.
On découvre le jeune héros en pleine mer, caressant une baleine bleue, en une apnée qui semble un peu trop longue pour être vraie, puis on le voit attaqué par un requin ; il ne peut fuir assez vite, celui-ci le coupe en deux… les cases, de bleues deviennent rouges, avant de passer à la couleur chair, le montrant allongé et pantelant.
On tourne la page, et tout devient mauve et rose, il discute tranquillement avec un ami en lui racontant son rêve qui a viré au cauchemar, puis il mange une pilule représentant un plat de lasagnes bien chaudes. Voilà, c’est de la SF, le décor est planté : un monde hyper sophistiqué dans lequel l’humanité a deux cerveaux, le cerveau naturel (mini et pas très efficace) et un super cerveau numérique stocké au Data-Brain Center. A l’âge de cinq ans, il connaissait douze langues ; il peut changer de corps, s’amuser dans des illusions de jungles peuplées de créatures à sa disposition. Il a une vie sociale aussi, des amis (croit-il). Le seul aspect qui lui donne un de profondeur est sa réticence à désactiver l’empreinte numérique de ses parents, morts deux ans plus tôt : grâce à elle il peut continuer à leur rendre visite (retour aux cases couleur chair). Serait-ce une image de ce dont rêvent bien des ados ?

Puis, lors d’une fête (étonnante) tout dysfonctionne ; il ne se souvient de rien, ne sait plus lire ni écrire, et se retrouve hors de la zone protégée des nantis, chez les humains non augmentés, qui vivent misérablement une existence de parias. De rencontres en rencontres, de dangers en dangers, il finit par apprendre dans quel monde il vit et quelle voie dangereuse a choisi par l’Humanité. Les péripéties s’enchainent, le héros fait son éducation, comme un enfant qui découvrirait le monde. Les rencontres le changent, l’amour aussi. Le dessin est beau, les filtres colorés qui impriment les cases donnent au récit une allure fantomatique.
Le message est clair : s’augmenter c’est diminuer. Stocker des données n’est pas les posséder. Rien ne remplace l’apprentissage. L’amour humain aide  lutter contre toutes les oppressions, ou presque. Zep reste un éducateur (c’est un compliment), même en SF.

La Petite Souris et le Père Noël

La Petite Souris et le Père Noël
Laurent et Olivier Souillé, Florent Pigé (ill.)
Kaléidoscope, 2022

Rencontre de deux super héros

 

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un album vert et rouge, dont les belles couleurs évoquent Noël, mais qui fait se rencontrer le Père Noël et la Petite Souris, celle qui apporte les pièces à la place des dents de lait. Révolutionnaire, non ? En plus, c’est une souris ingénieure et grâce à son talent elle menace de révolutionner encore la distribution des cadeaux… Après avoir fabriqué une machine à fabriquer des piécettes, elle s’ennuyait et est partie proposer ses services au Nord : elle invente une trieuse – ouvreuse de lettres, des machines à fabriquer des jouets, à nourrir les rennes, etc. Qu’on se rassure : la technique finira par être vaincue par le sentiment.
Tout au long, on aura voyagé dans de jolies aquarelles au dessin naïf, dans les chambres d’enfants endormis, à travers le ciel nocturne, dans les neiges rosées de l’aube, avant de découvrir la maison douillette du père Noël et de ses lutins.

En Route !

En Route !
Isabelle Simon
Kilowatt, 2022

Au boulot !
(ou comment s’occuper intelligemment en vacances)

Par Anne-Marie Mercier

Il y a de belles rééditions, comme celle-ci, qui sauvent d’un certain oubli des ouvrages beaux, inventifs, utiles. Celui-ci (publié chez Moka, à La Réunion, en 2017) montre un aspect moins connu d’Isabelle Simon, auteure des images pour les beaux Petits bonshommes sur le carreau (Olivier Douzou, Le Rouergue, 1999) ou dans La Mouche qui lit dans lesquels elle photographie des personnages miniatures en pâte à sel dans des décors réels en jouant sur des phénomènes d’échelle. Dans Mes Amis de partout (L’initiale, 2016), elle proposait de voir des visages dans des peintures écaillées, des objets cabossés, des rochers).
Ici, elle présente une ribambelle de personnages faits de juxtapositions de cailloux. De différentes formes et de toutes les couleurs, ils sont cinq; chacun a droit à une double page, avec une belle photo qui met en valeur leur grain, leurs couleurs et leur modelé, et avec une réplique enthousiaste ; ils partent gaiement ensemble.
Mais l’eau les emporte.
Ils se recomposent alors pour une nouvelle aventure ; une autre catastrophe les balaie, et c’est reparti.
Les dernières pages proposent au lecteur de faire de même : il s’agit de collecter des cailloux de formes et de couleurs intéressantes et de composer des personnages, un groupe, puis de les recomposer à l’infini, ou presque. C’est un beau projet, et un beau petit livre.

C’est quoi ce bruit / Chuuut

C’est quoi ce bruit / Chuuut
Catherine Grive – Mathilde Grange
Editions du pourquoi pas 2023

Parlez moi d’amour

Par Michel Driol

Deux courts récits tête bêche dans cet ouvrage.

Chuuut. L’histoire d’une première déclaration d’amour entre un garçon – appelons-le « il » – et une fille – appelons-la « elle », comme l’aveu d’un secret, par un jour de pluie, au cœur d’une forêt. C’est quoi ce bruit ?. Une fillette entend une nuit de drôles de bruits. A pas de loups, elle s’approche, cela provient de la chambre de ses parents, qui font l’amour.

Deux récits dont les thèmes sont à la fois si proches et si lointains, deux façons d’aborder la question de l’amour. Amour entre deux enfants d’abord, et ce moment difficile de l’aveu, du premier baiser. Amour physique entre les parents, et cette scène surprise furtivement, avec ce qu’elle a d’inquiétant pour l’enfant. Un sujet – à ma connaissance – abordé ici pour la première fois en littérature pour la jeunesse, avec courage et beaucoup de pudeur. C’est cela qui frappe d’abord à la lecture de ces deux récits : leur infinie délicatesse, leur poésie, leur façon de traiter des sujets qui peuvent paraitre gênants sans jamais mettre le jeune lecteur mal à l’aise. Certains enfants ne comprendront pas forcément ce dont il est question dans C’est quoi ce bruit ? Et alors ? C’est là la force d’un texte qui sait se mettre à hauteur d’enfant (dont on suit le point de vue, les interrogations, les inquiétudes) à travers des métaphores qui évitent d’expliciter. C’est la grande sœur, protectrice, qui pose des mots sur la scène à laquelle elles ont assisté et rassure sa cadette, en faisant appel à l’imaginaire. Les deux textes, écrits dans une langue particulièrement travaillée, donnent à voir un monde enfantin dans lequel les petits détails ont leur importance, dans lequel la façon de regarder les mains de la maman qui fait la vaisselle, ou d’imaginer le voyage du noyau de cerises dans le ventre disent toute l’attention de l’autrice au regard curieux de l’enfant. C’est cette même attention aux sensations que l’on retrouve dans les premières pages de Chuuut, particulièrement riches des bruits que l’on entend, ou du gout de la première fraise mangée après la pluie. Mais reviennent dans les deux récits la question du temps, la question de l’après, la question de ce qu’on fera quand on sera grands. L’amour est-il éternel ? Est-il un secret de grandes personnes ? Les deux récits, à leur façon, parlent du rapprochement des corps lié aux manifestations de l’amour, mains et lèvres qui se touchent explicitement dans l’un, gestes cachés et implicites qui montrent l’amour dans l’autre, mais ce qu’ils en disent, avec beaucoup de finesse,  c’est qu’il y a un âge pour chaque geste, pour chaque chose, et qu’il faut prendre le temps de profiter de son enfance, de ne pas tout comprendre, mais de savoir que l’amour est là, à la fois comme un mystère et un secret partagé. On est ici aux antipodes de la pornographie  dont les images offrent aux enfants bien trop jeunes une vision déformée de l’amour,  on est dans la sensibilité et l’attention à l’autre (l’autre étant aussi le lecteur enfant de ces deux récits).

Les illustrations de Mathilde Grange ont une facture volontairement enfantine, sans aucune mièvrerie. Dans Chuuut, on est au cœur d’une forêt qu’on dirait enchantée, où les animaux sont témoins de la déclaration  d’amour. Quant aux illustrations de C’est quoi ce bruit ? , elles nous font passer progressivement de l’intérieur de la maison – on voit, par la fenêtre, au dehors une forêt de sapins – à un extérieur de plus en plus exotique, comme une façon de dire qu’en grandissant l’univers s’élargit loin du cercle familial, mais que l’amour est toujours là.

Deux textes bien complémentaires, deux récits, pleins de force et de finesse, qui, par le biais de l’imaginaire, ne laisseront pas les lecteurs indifférents tant ils portent le sceau de l’empathie de l’autrice pour ses personnages.