Prisonniers de la nuit
Emmanuel Langlade – Sarah Marchand
Rouergue 2025
Après l’Apocalypse ?
Par Michel Driol
Un pays, après la guerre, un pays sans livre, où des écrans gris diffusent des messages et des ordres, comme celui d’emmener les enfants devant les mairies, d’où ils partent, dans des cars, loin de leur famille. C’est ce qui arrive à l’héroïne, à la chevelure rousse flamboyante, Saccage-Bam-Bam et à son jeune frère, Mine-de-Rien. Lorsqu’un accident survient, durant le trajet, ils sont séparés. Mine-de-Rien parvient à s’échapper, et survit comme il peut à la surface de la terre. Saccage-Bam-Bam est emmenée avec les autres sous la terre, dans un univers où les enfants sont obligés de travailler sur des machines étranges. Comment le frère et la sœur parviendront-ils à se retrouver, et à briser la tyrannie imposée par les hommes en gris et les hommes en noir ?
Ve roman graphique se fait d’abord remarquer par la qualité de ses illustrations, un noir et blanc magnifique, qui fait l’abstraction du gris. Pas de vignettes ici, mais soit des illustrations en pleine page, soit des frises qui encadrent le texte. Cela crée un univers sans nuances, et d’un grand réalisme fantastique dans le souci apporté au détail et à la composition. Un univers où l’on trouve aussi bien les personnages en pleine nature que les objets, les outils, les tuyauteries de la ville souterraine, représentés avec toutes les qualités d’un dessin technique. A cette géométrisation des objets s’oppose la poésie de la représentation des animaux sauvages, des regards, ou des chevelures, libres, mouvantes.
Ce noir et blanc, on le retrouve aussi dans les fonds de pages : blanches pour ma surface de la terre, noires avec un texte en blanc pour la ville souterraine. Ce roman dystopique montre, dans un univers à l’imaginaire angoissant, la force de l’amour, le besoin de révolte et le désir de liberté. Univers angoissant par ce qu’il rappelle les camps de concentration, la dépersonnification dont sont victimes les enfants, réduits à un numéro, la déportation, les rafles. Angoissant aussi par ce travail forcé, absurde, sans sens, incompréhensible et épuisant. Roman qui se fait le lointain écho de Fahrenheit 451, par la disparition des livres, par ce personnage de fille nommée Montag, mais aussi de 1984, avec ces écrans, et la volonté de rééduquer les dissidents, et encore de la Route de McCarthy avec le survivalisme de Mine-de-Rien. Tout ceci crée un imaginaire complexe, dans lequel s’inscrit le destin des personnages, et leur volonté de se retrouver. Volonté qui fait d’eux des personnages mus par une idée, connectés par des forces psychiques leur permettant de se retrouver, forts aussi de leur amitié comme Saccage et Montag, pleine d’ingéniosité. Des personnages d’ados auxquels on aura envie de s’identifier.
Un roman qui à la fois s’inscrit dans le genre de la dystopie et le renouvelle par un sens quasi épique du récit, lorsqu’il est question de Mine-de-Rien, ou dans le final éblouissant et loin d’être le happy end attendu. « La vie est ailleurs », écrit Mine-de-Rien sue des panneaux, et c’est par cette phrase, titre par ailleurs d’un roman de Kundera, que se clôt le roman, invitant chacun à chercher vraiment les conditions sociales et politiques de son propre épanouissement.