Plume et griffe

Plume et griffe
Marta Palazzesi, Ambra Garlaschelli (ill.)
Traduit (italien) par Nathalie Nédélec-Courtès
Seuil, 2024

Mosaique fantastique

Par Anne-Marie Mercier

Comme on le sait, depuis le temps que des gens écrivent, l’originalité vient souvent du recyclage d’éléments anciens et d’un nouvel agencement. Ce livre en est une parfaite illustration. Prenez des orphelins, un garçon et une fille, donnez-leur à chacun un pouvoir différent ; ajoutez un petit brigand astucieux, un château hanté, un incendie, un cirque, un couvent dont la mère supérieure cache un secret, des métamorphoses animales, une malédiction… secouez le tout, placez votre intrigue en Espagne, à Valence, au début du siècle dernier (1904), mettez-y du talent, du suspense, de l’émotion, et ça donne un tout cohérent et captivant.
Ajoutez une mise en forme originale et ancienne à la fois : des illustrations superbes en noir et blanc où les blancs sont lumineux et les noirs d’encre, adoptez une mise en page qui place le texte dans un cadre de feuillages noirs, noircissant ainsi la tranche du livre, mettez de l’or sur le lettrage du titre, et c’est à la fois sombre et beau. Cela rappelle l’esthétique de Jonathan Strange et Mr Norrell (pour adultes, prix Hugo et prix Locus solus 2005) que la BBC a mis en images (« Why is there no more magic done in England? »). Eh bien ici il y a de la magie en Espagne (enfin, il y en avait en 1904).
En un mot, les aventures d’Amparo alias Plume, qui se transforme à l’aube en faucon, et de Tomàs, ou Griffe, qui devient panthère au crépuscule, sont pleines de surprises. Si Amparo sait à peu près qui sont ses parents, Tomàs l’ignore. L’un et l’autre cherchent à comprendre d’où vient leur pouvoir et s’ils sont seuls dans ce cas. Ils enquêtent comme des détectives, avec l’aide de l’efficace Pepe qui fait le lien entre eux et les sort de bien des difficultés.
Leur quête passera par des endroits divers jusqu’à les mener dans le château en ruines d’où tout est parti. Chacun s’accroche à des bribes de souvenirs qui prennent peu à peu forme ; on trouve ici des échos intéressants du Pays où l’on n’arrive jamais (présenté par Marc Soriano comme « la contamination du roman policier et du conte de fée »). Le processus de reconstruction du passé par une mémoire fragmentée n’est pas la moindre des aventures dont ce roman ne manque pas.

Le Voyage de Shuna

Le Voyage de Shuna
Hayao Miyazaki
Sarbacane, 2023

Vers l’enfer du « pays des êtres divins »

Par Anne-Marie Mercier

La postface de ce roman graphique, très intéressante, le présente en indiquant sa place précoce dans l’œuvre de Miyazaki, et ses liens avec Nausicaa de la vallée du vent et avec certains de ses films d’animation. Ce voyage est à la fois une matrice pour d’autres récits et une œuvre tout à fait singulière. Une note de l’auteur signale qu’il s’est inspiré d’un conte tibétain intitulé « Le prince qui fut changé en chien » et montre toutes les libertés prises avec le conte d’origine (son héros ne subit pas de métamorphoses, par exemple). Ici, conte, fantastique et Science-fiction se rejoignent dans un mélange très réussi.
Shuna est le fils du roi d’un pays misérable des montagnes, qui ressemble au Tibet, et l’héritier de la couronne. Un vieil homme, un étranger arrivé épuisé, meurt en lui confiant un secret : il y a une céréale qui donne beaucoup de nourriture, il faut aller chercher ses graines à l’ouest, « là où s’arrête la terre ». Shuna part sur son yakkuru (un genre de cerf). Il rencontre des débris de civilisations disparues, des villages dévastés ; il souffre de la faim et de la peur. Il lutte contre des femmes mangeuses d’hommes, puis contre des chasseurs d’hommes pour des marchands d’esclaves. Il délivre Thea et sa petite sœur, deux très jeunes filles, de l’un d’eux, puis les laisse partir vers le Nord sur son yakkuru, vers la sécurité, tandis qu’il poursuit son chemin jusqu’au bord du monde.
Il voit passer la « lune volante » (le lecteur y voit une soucoupe volante) qu’il avait déjà vue dans le ciel, il découvre la mer, le pays des dieux où règne l’abondance, et enfin l’horreur que dissimule cet apparent paradis. On pense au film Soleil vert : l’humanité du futur, affamée se nourrit, sans le savoir, d’autres humains.
La fin ouvre vers un possible futur heureux (Shuna revient vers Thea, épuisé, aphasique et amnésique… mais avec les fameuses graines), mais entretemps tout est bien noir. Bien que jeune, Shuna est un guerrier et il livre de nombreux combats sanglants contre des adversaires terrifiants. La fin de son voyage tient du cauchemar et offre des images saisissantes de la monstrueuse terre des « êtres divins ». Ce Miyazaki n’est donc pas pour les petits malgré la beauté des images et des paysages et le rythme soutenu du récit.

 

Super tête de Fesses

Super tête de Fesses est plus célèbre que toi (t. 5)
Super tête de Fesses est plus super que toi (t. 4)
Bertrand Santini
Sarbacane, 2023

Journal d’un chat méchant

Par Anne-Marie Mercier

Bertrand Santini a publié chez Grasset des livres étranges, sombres et lumineux à la fois : Jonas, le requin mécanique (2015 et 2023), Miss Pook et les enfants de la lune, L’étrange réveillon, Le Yark… ou le sombre Flocon chez Gallimard jeunesse. Le voilà dans un tout autre genre, chez Sarbacane.
Il y a créé une série autour d’une chatte, Gurty, dont le journal a fait concurrence au fameux Journal d’un chat assassin d’Ann Fine : je crois que Le Journal de Gurty en est au tome 12… Et parallèlement à cette série il en a créé une autre dont le héros est l’ennemi personnel de Gurty, un chat mâle prétentieux, appelé Jean-Jacques et surnommé (par elle) Tête de fesses.
À travers ce personnage, il moque (gentiment) les humains et leurs animaux mais aussi les travers des enfants d’aujourd’hui et les modes culturelles (les super héros, les vidéos postées sur les réseaux, etc.) et surtout son héros lui-même.
ce héros est bête et méchant à souhait et les autres personnages (une chienne trop gentille, un hérisson,  un écureuil philosophe… Gurty, qui apparait peu) apportent des éléments de comique et de bon sens bienvenus dans son monde mégalo-loufoque.

Le tout est abondamment illustré (avec les pieds) et imite joyeusement les journaux d’ados comme le Journal d’un dégonflé de Jeff Kidney ou celui de Big Nate de Lincoln Peirce mais ici, c’est un chat : il ne va pas au collège, ce sont donc ses petits humains qui font l’effet miroir, dans la mesure où il les imite parfois.