La toute pleine de grâce

La toute pleine de grâce
Adeline Yzac

L’amourier, 2011

Récit d’enfance pour adultes

par Anne-Marie Mercier

Adeline Yzac est conteuse, et ça s’entend : son récit, écrit à la première personne, fait naître une voix très particulière, attachante, entêtante. Elle connaît aussi les « ficelles » du métier : elle ménage l’attente, calcule ses effets, fait varier les atmosphères et les lumières, mélange noirceur et beauté.

Elle entrelace deux temps : le temps de son enfance martyrisée au Chili, où, petite métisse bossue, petite-fille et fille de militants français assassinés, fille issue d’un viol, violée elle-même et prostituée, elle trouve dans la langue une porte de salut : mélangeant la langue du sud-ouest de la France, celle de sa mère, à la langue de son monde, elle invente, elle chante, elle charme son public de la rue. C’est grâce à cette langue qu’elle retrouve le reste de sa famille et échappe à l’enfer. L’autre récit s’étire dans un temps bref, celui du moment où elle s’installe au jardin au-dessus de la vallée de la Vézère, dans le Périgord, un livre à la main, se remémore, contemple. Les deux récits s’entrelacent, unis par un même travail de la langue.

L’auteur invente un langage mêlant formules surannées et termes patoisants ou modernes. La syntaxe fantaisiste imite celle d’une qui aurait appris  le français d’abord oralement, puis en lisant Montaigne.

On l’aura deviné : ce n’est pas un livre qu’on peut recommander à de jeunes lecteurs, même s’il retrace un récit d’enfance. Les situations sont scabreuses, cruelles, le vocabulaire archaïque. La narratrice elle-même prend congé de sa génération en condamnant leur manière de vivre et de parler :

« tout entassés les uns contre les autres, les jeunes gens de ma saison se croient chacun libre et chacun roi alors qu’ils vont entravés tous ensemble, je le crois bien ; et parqués ; points méfiants ; et denrées eux-mêmes pour les marchands qui se rient bien d’eux ; et eux, pauvre jeunesse, en sont rendus à ne voir pas plus loin que le nez ; et eux, pauvres illusionnés, croient que leur, manière est la seule, la véritable, l’unique loi et qu’ils en sont les auteurs ; et que bien fou et indigne celui qui respire d’une autre façon. C’est qu’arrivant en France le pays en quoi « la langue et la plus belle », je découvris bien vite que les boutiquiers sont ici habiles (…). Les marchands savent y faire sans douleur et glissent aux jeunes gens quantité d’offrandes, ornements, douceurs, passementeries, drogues et jolis joujoux qui ne leur sont d’aucun bel usage sinon de jouir sur-le-champ et de pleurer plus tard. »