Le Ciel de Joy

Le Ciel de Joy
Sophie Adriansen

Flammarion Jeunesse, 2025

Un ciel de liberté

Par Pauline Barge

Joy, lycéenne de dix-sept ans, vit un premier amour idéal avec Robinson. Elle se sent bien avec lui, elle est elle-même et complète. Le moment vient alors où ils ont envie de découvrir leurs corps mutuellement, d’aller plus loin dans leur intimité. Joy est effrayée par une chose : tomber enceinte. Dans sa famille, toutes les femmes ont eu un enfant au cours de leur adolescence, mais Joy ne veut surtout pas de cela. Pour elle, un enfant à son âge ne serait qu’un obstacle à sa vie. Alors, avec Robinson, ils prennent les précautions nécessaires, mais malheureusement, ce ne sera pas suffisant. Joy est enceinte. Elle a quelques semaines pour faire son choix, mais en réalité elle l’a déjà fait : elle veut avorter.
Ce livre marque l’anniversaire des cinquante ans de la loi Veil. Sophie Adriansen montre que malgré toutes les avancées sur le sujet, le combat pour le droit à l’avortement continue. Ici, Joy est seule contre tous. L’adolescente veut briser la chaîne du déterminisme présent dans sa famille ; elle n’aura pas de bébé à dix-sept ans et elle en est certaine. L’autrice montre alors le rôle de l’entourage, l’obstacle le plus fréquent à la liberté de recourir à l’avortement. En effet, Joy ne se sent pas aussi libre qu’elle l’aurait espéré, sa famille ne la soutient pas dans sa décision et les adultes autour d’elle se montrent distants. Pourtant, la seule vie que Joy veut porter, c’est la sienne. Alors, si elle doit se battre seule, elle le fera.
Ce court roman est une véritable ode aux femmes, à ce combat qui continue sans relâche. L’autrice insère à travers son récit des bribes d’histoires d’autres femmes qui traversent une situation similaire à Joy dans des époques ou des lieux différents. Cela montre que sur ce sujet les livres engagés restent essentiels. Il faut en parler pour que chacune et chacun comprennent l’importance de se battre pour ce droit à l’avortement. Le choix est ce qu’il y a de plus important, il est personnel et n’appartient qu’à la personne concernée. Les mots de Joy seront plus éloquents à ce propos : « Mon choix est juste mon choix. Ma décision. Celle de faire ce que je veux, de mon corps, de mon avenir, de ma vie. De mon ciel. » C’est un roman juste et sensible, à mettre entre toutes les mains.

Au bord du monde

Au bord du monde
Emmanuelle Pirotte
L’école des loisirs (« Medium+), 2024

Roméo et Juliette en roulotte, Angleterre, XXe siècle

Par Anne-Marie Mercier

Elle a quinze ans, et lui dix-sept. Ses parents veulent la marier à un cousin qu’elle n’aime pas. Ils appartiennent à deux communautés qui se haïssent. Ils se rencontrent, s’aiment et s’unissent en se cachant… Non, ce n’est pas un remake de Roméo et Juliette, mais presque : elle s’appelle Trinity et elle appartient à une communauté de gitans. Il s’appelle Terrence, il aime la poésie de John Donne, et les chansons de Lana del Rey et de Bowie ; il s’apprête à intégrer l’université d’Oxford. Elle est hardie, volontaire, « grande gueule » ; elle a arrêté depuis peu ses études mais regrette « Shakespeare et les équations du second degré, et surtout le club Théâtre où elle jouait, dans Le Songe d’une nuit d’été, le rôle de Titania, reine des fées ; elle se révolte lorsque son père décide qu’il faut la marier prochainement comme le veut la tradition, et qu’on lui propose un cousin dont elle ne veut pas. Il est timide, il a peu d’amis et encore moins d’amies ; il est maltraité à l’école et encore plus chez lui, par son père, une brute qui le martyrise et le séquestre même.
Lorsqu’il s’enfuit, sa route croise la route de Trinity et c’est sans doute cela qui le détourne d’un suicide possible. Trinity, à bord d’une roulotte, s’éloignant de sa famille et de ce qu’on veut lui imposer, le recueille et le découvre. La confiance nait, l’amour se déploie et peu à peu les corps s’unissent, avec délicatesse et passion.
C’est un très beau texte, écrit tantôt dans un style poétique, tantôt dans des dialogues vivants, sans verbiage et rythmé par une belle bande son. C’est une très belle histoire d’amour et de découverte mutuelle, tout en tendresse. C’est aussi le récit d’une errance, dans la forêt puis sur les routes du Yorkshire, en direction de l’Écosse et d’une survie aventureuse faite autant de rencontres que de solitude, sans portables. Progressivement, cela devient le récit d’une fuite : la police et la famille de Trinity les traque. On les retrouve à Malham Cove, lieu de la fuite des héros dans le film Harry Potter et les reliques de la mort. Ils se plantent tout en haut de la falaise et attendent leurs poursuivants…

Les Téléphonistes anonymes

Les Téléphonistes anonymes
Agnès Desarthe
Gallimard Jeunesse 2024

Salutaire sevrage

Par Michel Driol

Elève de 5ème, la narratrice, Prudence, est invisible car elle n’a pas de téléphone. Alors que tous les autres se réunissent autour de leurs objets fétiches, échangent sur des applications de messagerie, elle est seule jusqu’au jour où Georges, le garçon le plus populaire, vient la voir et lui demander comment elle fait. Lui, il s’est fait confisquer par ses parents téléphone, tablette et ordinateur… Comment faire passer cette punition pour une décision de se passer des écrans, et transformer, sur le modèle des alcooliques anonymes, la classe en un lieu de parole et d’entraide ?

Agnès Desarthe s’attaque ici avec brio, humour et finesse à la place qu’occupe le téléphone dans les vie des ados et de leurs parents. Instrument de contrôle pour les parents qui savent toujours où est leur enfant, il leur donne l’illusion d’exister, d’être libres, de s’affranchir du temps qui passe ainsi plus vite. Mais, petit à petit, les enfants prennent conscience que d’autres relations sont possibles, que la parole peut permettre des échanges, et même qu’on peut aller chez les uns ou les autres. C’est à une vraie émancipation, libération que l’on assiste dans le roman, ouverture aux autres, prise d’initiatives en tout genre. Tout se passe comme si, paradoxalement, le téléphone les maintenait dans l’enfance et que son absence les fait grandir.

Le roman fonctionne bien, sur un mode choral, grâce à une galerie de personnages dont certains sont hauts en couleur. A commencer par la narratrice, Prudence, dont les parents sont « antiques », mais qui dispose d’une autonomie et d’une liberté que lui envient les autres. Elle sort d’une école alternative et trouve ses condisciples un peu stéréotypés. Georges, le populaire, celui qui lance les modes, est fils d’une famille aristocratique, et vouvoie ses parents. Ecclésias, l’ami d’enfance de Prudence, au prénom improbable, travaille dans un zoo pour se payer le CNED. Chacun des ados a sa personnalité en fait, et il faut toute la finesse des situations pour les faire émerger au-delà de l’uniformité des modes vestimentaires et des téléphones. Côté adultes, on découvrira le secret des parents de Prudence, mais aussi un professeur quelque peu atypique, M.Landry, qui enseigne l’histoire géographie. Outre qu’il sait faire exister dans la classe même ceux qui ne disent rien, il raconte des histoires, et établit des liens entre l’antiquité, le fameux panem et circenses, et les discours des populistes d’aujourd’hui.

Le roman décrit bien l’attachement fusionnel qui lie les jeunes d’aujourd’hui à leur téléphone, la difficulté de rompre ce fil qui les relie à la réalité, leur donne l’heure autant que des nouvelles des uns et des autres, mais leur donne l’illusion de vivre dans le réel alors qu’ils vivent dans une réalité virtuelle, un divertissement. Il le fait sans moralisme, se contentant de décrire avec finesse les relations des uns et des autres, la façon dont leurs préjugés vont petit à petit tomber, dont ils vont pouvoir se découvrir, donner un vrai sens au mot groupe, au mot amitié, au mot solidarité.

Comment ne pas conseiller à tous les ados de lire ce roman – comme un miroir reflétant leurs propres pratiques – à l’heure où le patron de Facebook, comme celui de X, limitent la modération sur ses réseaux ? Comment aussi ne pas leur dire, avec M. Landry, que connaitre l’histoire aide à comprendre le présent ?

Un orage dans ma tête

Un orage dans ma tête
Nemo
Tom Pousse – Collection AdoDys 2024

Une éducation sentimentale

Par Michel Driol

Fils de parents divorcés, Tom découvre un matin que sa mère aime une autre femme, sa marraine qui plus est ! Profondément choqué, l’adolescent trouve refuge chez son père, policier, qui l’envoie chez son grand-père, l’Amiral, dont la sœur monarchique est catholique convaincue. Entre ses grands-parents paternels, figures de l’ordre sa grand-mère maternelle, militante infatigable contre toutes les injustices, Tom parviendra-t-il à séduire, malgré sa dyspraxie, la jolie Pam, et à se réconcilier avec sa mère et sa compagne ?

Nouvel opus de la collection AdoDys, le roman dont la typographie est adaptée aux lecteurs dyslexiques, aborde avec humour et bienveillance des problématiques auxquelles sont confrontés les adolescents d’aujourd’hui. Il s’agit de la découverte de différentes formes de sexualités dans une société qui a du mal à les reconnaitre, et le roman sait conduire Tom à accepter la nouvelle relation de sa mère. Tom est bien entouré par toute une famille haute en couleur, pittoresque, soudée malgré le divorce et les opinions politiques. C’est cet amour qui va aider Tom à grandir, à la fois dans ses relations avec les autres ados et avec sa mère et sa marraine. Grandir, c’est pour Tom se sentir capable, malgré le handicap que lui procure sa dyspraxie, son surpoids, d’inviter Pam au cinéma. Grandir, c’est pour lui accepter sa différence : quelque peu en marge, il veut devenir parfumeur, « nez ».  Tous les personnages sont attachants, bien dessinés, situés dans des milieux parfois peu représentés en littérature pour la jeunesse : ébéniste pour la mère, commandant de sous-marin nucléaire à la retraite. Originalité donc des individualités, des milieux et des décors dépeints, qui ont tous en commun d’être accueillants, sympathiques et aimants.

Un récit enlevé, agréable à lire, pour dédramatiser la dyspraxie, l’homosexualité et le divorce !

Dark Glory

Dark Glory
Thibault Vermot
Sarbacane, X’, 2024

Conte de Grimm à Hollywood, ou « quand la peur sort des livres »

Par Anne-Marie Mercier

Thibault Vermot avait montré dans un roman précédent (La Route froide) qu’il était très fort pour fabriquer des scènes inquiétantes avec pour décor l’Ouest ou le Nord sauvage. Ici, il en fait à nouveau la démonstration de manière originale. C’est tout d’abord un récit enchâssé dans une histoire a priori banale : en 1949, à Durango, un groupe d’adolescents de douze ans se retrouve tous les dimanches dans leur « cabane ». Il y a le raconteur, Michael, son petit frère de 6 ans Calvin, George, Don, Durham et Suzy, seule fille de la bande. Et puis il y a un volume des contes de Grimm qui semble traîner là par hasard :  George l’a emprunté à la bibliothèque ; on comprendra plus tard que c’est important car ce volume revient à plusieurs reprises. Michael raconte une histoire de chercheurs d’or devenus anthropophages à faire dresser les cheveux sur la tête.
Au chapitre suivant, on est en 1955, Suzy est partie faire des études à Denver, Don a eu un enfant, George est policier et Michael qui rêve de devenir scénariste part pour Hollywood. L’histoire suit son cours et on pense être confortablement installé dans un récit de formation qui au passage nous ferait découvrir les « métiers du cinéma ». Michael devient coursier puis à force de ténacité et de culot devient l’ami d’une actrice, puis scénariste à l’essai. Il y a une scène « explicite » dont Michael ne sait pas s’il l’a rêvée après un quasi coma éthylique – très improbable : on se demande si la présence de scènes de ce type ne fait pas partie maintenant du cahier des charges de la collection, ce qui serait assez drôle : Anastasie [nom de la censure], faut pas énerver les éditeurs !
J’abrège : le scenario est plein de rebondissements, de scènes tragi-comiques, de poursuites et de suspense. L’alternance avec le récit de Michael hanté par l’anthropophagie se poursuit, faisant monter l’inquiétude. Elle est remplacée par des chapitres qui montrent George, enquêtant sur la disparition d’une enfant de huit ans, retrouvant son vélo, sa robe jaune et un livre de contes qu’elle avait emprunté à la bibliothèque, le même volume qu’au premier chapitre. Ceci rappelle à George et aux habitants un cas non élucidé : l’enlèvement d’un enfant, cinq ans plus tôt au même endroit (j’essaie de ne pas trop divulgâcher mais je vais en dire sans doute un peu trop…).
D’autres chapitres mettent en scène le petit garçon qui a échappé au monstre de justesse après des horreurs dont il ne se souvient pas, mais boiteux et avec un doigt en moins. Depuis, il ne dort plus et la figure du monstre mangeur d’enfants plane sur la ville, le temps de 1949 et de l’enfance insouciante est loin, un temps « ou la peur n’était pas encore sortie des livres ». On voit cet enfant qui tente de conjurer sa peur entrer dans la bibliothèque. Il y est attiré par une musique : quelqu’un joue au piano, au sous-sol (il n’y a jamais eu de piano à la bibliothèque lui confirme la bibliothécaire, un peu inquiète) une musique qu’il n’identifiera que plus tard : les Kindertotenlieder (chants pour les enfants morts)…  George enquête avec l’aide de Suzy, Michael, alerté par sa mère affolée est route pour Durango, avec son nouvel ami coursier, tandis qu’un enfant semble bien être en train de se jeter dans la gueule du loup.
Comme un bon feuilletoniste, Thibault Vermot nous laisse au milieu du gué. C’est risqué de sa part : les fils sont si multiples que le lecteur pourrait bien se perdre au deuxième volume après avoir oublié ceux du premier. Mais cette incursion dans le monde du cinéma est drôle et dynamique et son autre versant, l’univers des contes plein de mangeurs d’enfants entrelacé avec le plus noir de la réalité, est particulièrement intéressant. Le rappel des raisons de la fureur d’Alma Mahler au moment où son mari composait cette œuvre, également. Quand George, qui est devenu policier à cause d’une histoire entendue quand il était enfant, retrouve le livre perdu par la fillette, celui-ci s’ouvre par hasard sur le conte de « La Sage Elsie » : « l’histoire ressemblait vraiment à ce qui était en train de se passer. Est-ce que le réel engendre les histoires ? Est-ce que les histoires sont capables d’engendrer une sorte de réel ? » (À suivre !)

Sweet Home

Sweet Home
Nancy Guilbert

Didier Jeunesse, 2024

 Road trip en quête de vérité

Par Pauline Barge

Le Dusty Rusteze traverse les paysages d’Irlande avec à son bord Kim et ses deux enfants : Yzac, un petit garçon lumineux et Birdie, une adolescente mélancolique passionnée de musique. Lors d’une nuit pluvieuse, le van tombe en panne et la famille trouve refuge chez Siam et son grand-père. Birdie ignore alors que cette rencontre inattendue bouleversera sa vie.
Le récit alterne les points de vue, permettant de suivre l’histoire sous un angle toujours différent. Dans le présent, il y a Birdie, qui se rebelle, mais porte en elle une blessure profonde. Puis Siam, qui cherche à s’affirmer malgré son handicap. Yzac, lui, apporte un côté comique et une légèreté naïve au récit. Un personnage du passé apparaît également : Skye, une jeune femme qui cherche à fuir sa vie douloureuse, enfermée contre son gré dans un couvent. On se demande alors ce qui rassemble tous ces personnages, quelle histoire commune relie passé et présent. Il y a tant de secrets enfouis dans chacune de leurs vies. Une chose les réunit pourtant avec certitude : ils rêvent tous de leur propre « sweet home« .
Nancy Guilbert livre un récit à la fois plein de tendresse et d’humour, où amitiés naissantes et gestes d’amour captivent. Ce roman tient en haleine tout au long des pages, par ces millions de questions sur ces non-dits et les confrontations inévitables entre les personnages. L’histoire de Birdie et des autres est si pleine de rebondissements qu’il est impossible de lâcher le livre. Divers sujets délicats sont également abordés, tels que le handicap, les violences conjugales ou les atrocités des couvents de la Madeleine, qu’il aurait peut-être fallu explorer davantage en profondeur. Il y a aussi beaucoup de poésie de ce roman, que l’autrice transmet à travers les mots de Siam. Ils trouvent un écho dans toute cette beauté sauvage de la côte Irlandaise, permettant des moments de douceur dans ces mystères familiaux

La Terre rouge a bu le sang

La Terre rouge a bu le sang
Jean-François Chabas
Éditions courtes et longues, 2024

L’Australie, des premiers jours jusqu’aux derniers

Par Anne-Marie Mercier

Pour fêter le début du salon de Montreuil 2024 (auquel je ne pourrai pas me rendre cette année, le Covid ayant encore frappé), je vous propose un texte étonnant et fascinant, beau et utile aussi.

Les romans de Jean-François Chabas provoquent toujours une surprise. C’est chaque fois la même qualité, le même beau style fluide, parfois discrètement poétique, le même attachement au vivant, les mêmes qualités d’intrigue, mais il y a toujours autre chose. La première surprise tient au nombre de page du volume : 390, je pense que c’est un record chez lui (mais je n’ai pas tout lu, tant il y a de titres, plus de 90 dit la quatrième de couverture). Une autre tient au changement d’éditeur : lui qui a tant publié à L’école des loisirs se trouve maintenant aux Éditions courtes et longues chez lesquelles il n’avait jamais rien publié jusqu’ici.
Il faut dire que ce texte étonnant avait sans doute besoin de marquer sa différence. L’auteur a déjà parcouru presque tous les genres, peut-être tous d’ailleurs (sur lietje vous trouverez des chroniques d’histoires de sorcières, d’histoires d’animaux, de romans de l’ouest sauvage…), et le voilà en train d’en rejoindre un autre ou plutôt d’en croiser plusieurs autres.  Cela tient à la SF car les deux personnages principaux sont des envoyés d’une autre planète ; cela tient du roman historique car ils arrivent sur terre au début du neuvième siècle, se font connaitre sous forme humaine au seizième, et accompagnent l’humanité jusqu’au vingt-deuxième siècle. C’est aussi un roman ethnologique et écologique : tout se passe en Australie ; on y apprend beaucoup sur le continent, son relief, son climat, sa flore, sa faune (du requin au crocodile en passant par la souris, les papillons et bien d’autres, sans oublier bien sûr les kangourous de toutes sortes) ; on découvre différents peuples, ceux que l’on nomme aborigènes pour simplifier, leurs langues leurs coutumes, leur histoire et surtout leur humanité. C’est enfin un roman politique qui dénonce les méfaits (le mot est faible) de la colonisation de ce continent et l’attitude des blancs encore et toujours à l’égard des descendants des peuples autochtones. Enfin, c’est un roman écologique : les deux personnages mystérieux que sont Minga (ce qui signifie fourmi en wajarri) et Bimbarlulu (pélican) prennent tour à tour la parole, s’adressant aux humains du futur, pour raconter la vie du peuple qui est devenu le leur et la lente dégradation de leur milieu de vie, jusqu’aux incendies gigantesque du vingt et unième siècle et au-delà, jusqu’au vingt-deuxième siècle… et pour maintenir le suspense je ne vous dis pas la fin.
Malgré cette allure un peu disparate, le roman reste un roman, une histoire humaine d’amour et de violence, de fidélités et de tensions : les deux envoyés de l’espace (on ignorera longtemps la raison de leur venue) racontent, chacun avec son tempérament. C’est celui qui s’est incarné en homme en ayant pris involontairement un peu de la fourmi, Minga, qui commence. Minga est calme, doux, il n’oublie jamais pour quoi il est là. Il est aimant aussi et se prend d’une affection immense pour un petit garçon un peu étrange. Bimbarlulu créée femme est imprévisible et violente, indisciplinée (une nouvelle Eve ? mais puissante). Elle commet plusieurs choses interdites : tuer pour le plaisir, tomber amoureuse et avoir un enfant d’un humain, massacrer les premiers blancs qui attaquent le peuple de celui qu’elle aime, et ce n’est qu’un début. Minga raconte les débuts : leur croissance en tant que graines semées dans le désert (sept siècles durant) et leur assimilation des connaissances et langues locales. C’est lent, passionnant et poétique. Les relations avec le peuple du Rêve qui les protège en ne révélant pas leur présence au long des siècles sont complexes : ils sont craints, on cherche à les utiliser, on ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas renouvelé chaque fois que cela avait été nécessaire le grand massacre du début. Leur longévité et leur mémoire infinie tissent des relations riches avec tous les descendants d’aborigènes dont ils ont connu les ancêtres.
L’auteur parvient à mener de front intrigue romanesque et aspect encyclopédique, revendication et émerveillement. Chaque étape franchie dans la connaissance de ces êtres si humains que sont Minga et Bimbarlulu nous les rend attachants, jusqu’à ce que leur mission se dévoile peu à peu. L’intrigue parfaitement maitrisée soutient un roman extrêmement ambitieux qui mêle beaucoup de thèmes avec une grande cohérence. Il met au premier plan, sans didactisme mais sans voiler la vérité, le pillage et le massacre des peuples premiers d’Australie. En postface, on peut lire un texte du navigateur James Cook (1728-1779) en anglais et en français, généreux et lucide. Il est suivi par le texte de son commentaire par un auteur du XIXe siècle qui le trahit. On y voit les mensonges des colonisateurs du dix-neuvième siècle et les origines d’une culture installée sur une culture du mépris.

Enfin, ce gros livre est aussi un beau livre. Sa couverture reprend les motifs de l’art premier de ce pays, motifs et couleurs que l’on retrouve sur la tranche : un peu de désert entre les mains…

 

Le Soleil se lèvera demain

Le Soleil se lèvera demain
Aurélie Massé

Editions Slalom, 2024

Cinq voix, un espoir

Par Pauline Barge

Alexis, Nadia, Théodore, Camille et Jules ne se connaissent pas. Ils ne se sont jamais rencontrés auparavant. Pourtant, ils se retrouvent là, tous les cinq, dans ce lieu désert et effrayant. Alors ils se posent des questions. Que font-ils là, dans cet endroit à l’allure d’un vieux réseau de métro ? Pourquoi sont-ils ensemble ? Mais surtout : qui a bien pu les réunir ? D’abord méfiants les uns envers les autres, ils finissent par se parler. Petit à petit, chacun raconte des morceaux de sa vie. Ils expriment leurs peines, leur désespoir, leur mal-être. Dans ces couloirs inhospitaliers, l’amitié s’installe se répand. Ils s’aident, s’écoutent, se pardonnent. Ensemble, ils affrontent ces douleurs qui les rongent tous différemment.

Dans cette sorte de huis clos en trois parties, Aurélie Massé explore l’adolescence et toutes ses difficultés. Elle livre une histoire bouleversante, qui touche au plus profond de soi. On s’attache aux personnages, tout aussi émouvants les uns que les autres par leurs caractères bien à eux. La narratrice ne mâche pas ses mots. Elle est percutante et franche, ce qui prend au cœur. Si on se révolte avec ces adolescents, on veut aussi les rassurer, être avec eux dans cet endroit repoussant, leur murmurer des « je suis là ». L’autrice a réussi à faire passer un message puissant, avec une plume à la fois pleine de violence et de poésie.

Les thèmes abordés sont lourds. Pourtant, il faut parler de tous ces sujets que sont le harcèlement, l’homophobie, les troubles du comportement alimentaire, les violences sexuelles… Aurélie Massé arrive à trouver les mots justes pour parler à ses lecteurs. Son récit est un roman nécessaire, qui ouvre au dialogue et à la prévention. Un roman que les adolescents peuvent découvrir, pour se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls. Pour qu’enfin ils puissent lire ces mots si justes : « Ce moment que tu traverses n’est pas l’éternité. Même si ta nuit te semble interminable, le soleil se lèvera demain. »

 

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement

La Vieille Dame, le chat volant et le débarquement
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

80 ans après

Par Michel Driol

Pour ce second opus du Musée secret de Sami et Lola, les deux héros profitent de la journée où se débarrasse des vieilles choses inutiles mais qui peuvent encore servir pour prendre un vieux cartable. Ils y trouvent un cahier, avec de drôles de poèmes Le chat volant a décollé à minuit ou la langouste a bu son café, une drôle de pierre et un plan des souterrains du château. Souterrains qu’ils explorent, remplis d’inscriptions en allemand, avant de rencontrer la vieille dame à qui appartenait le cahier, durant l’occupation, et qui fut la plus jeune résistante.

On retrouve avec plaisir Sami et Lola, leur curiosité pour l’histoire, ainsi que les personnages secondaire (le grand père et la grand-mère de Lola), et toujours le décor du château du Fil d’Or, dont le nom sonne comme une métaphore de l’Histoire. L’enquête, cette fois-ci, conduit à découvrir la période de la seconde guerre mondiale, la façon dont des enfants pouvaient résister, prendre des risques, être porteurs de messages, au grand étonnement et émerveillement des deux héros.  Là encore, Didier Daeninckx se fait passeur de mémoire, autour de la figure de cette petite fille devenue vieille dame dans un EHPAD, qui raconte son enfance et ses engagements.

Ce second volume tient les promesses du premier, et rend sensibles et proches des faits historiques au travers des questions, des investigations, des rencontres menées par les deux jeunes enfants, découvrant avec une certaine naïveté et candeur des épisodes bien troubles de notre histoire nationale.

Lire la chronique du tome 1

Le Garçon aux dents sculptées

Le Garçon aux dents sculptées
Didier Daeninckx – Bruno Pilorget
Rue du Monde 2024

Sur les traces de l’Exposition Universelle de 1904

Par Michel Driol

Voici une nouvelle série proposée chez Rue du Monde par Didier Daeninckx. Le lieu : un château en Normandie, où se sont réfugiés des électrosensibles, dont le grand père de l’héroïne, Lola. En vacance chez ses grands-parents, elle y fait la connaissance d’un garçon de son âge, Sami.  Explorant le château, ils découvrent une boite en fer, contenant un arc indien miniature et la photo d’un jeune homme et d’un petit homme aux dents sculptées. Et les voilà sur la trace de l’origine de cette photo, découvrant le racisme qui prévalait à l’exposition universelle de Saint Louis, en 1904.

On retrouve là aussi bien les valeurs défendues par Didier Daeninckx que ses procédés favoris d’écriture.  Comme dans Cannibale, c’est le regard sur les peuples colonisés, et la façon de les exhiber dans des expositions (universelles, coloniales) que dénonce l’auteur. On y apprend ainsi comment Geronimo a terminé sa vie. On y découvre aussi le prix d’un homme… 2 kg de sel… C’est, bien sûr, documenté, et situé à hauteur d’enfant.  Quant aux procédés, c’est bien sûr l’enquête, à partir de traces que l’on cherche à comprendre. Enquête aussi menée à hauteur d’enfants qui questionnent, interrogent, dans un lieu où Internet est banni. C’est une belle idée car cela oblige les personnages à en rencontrer d’autres, sans se contenter de  recherches virtuelles. Le roman vaut aussi par la galerie de personnages secondaires porteurs de solides valeurs humanistes : la solidarité, l’accueil, l’ouverture aux autres.

Rien de didactique dans ce livre qui lève le voile sur des épisodes souvent occultés de notre histoire : le massacre des peuples indigènes, le colonialisme. Au contraire, un roman d’aventures, avec comme moteur des mystères à percer, des héros attachants auxquels on peut s’identifier, une fille pleine de courage et de volonté, un garçon sympathique. Et l’idée de constituer un musée au fil des enquêtes, pour mieux connaitre le passé et comprendre le présent. Un mot sur les illustrations en pleine page de Bruno Pilorget, qui aèrent l’ouvrage et donnent à voir, en alternance, les faits objets de l’enquête et les deux enquêteurs dont il montre la relation peut-être plus complexe que le texte ne le dit…