Sans la télé
Guillaume Guéraud
Rouergue (doAdo), 2010
« Fils de films » (S. Daney)
Par Anne-Marie Mercier
Guéraud, bien connu pour ses textes chocs qui dépassent les limites habituelles de ce que peut dire un texte pour jeunes lecteurs (Je mourrai pas Gibier, Va savoir comment…), livre ici des souvenirs d’enfance. Il ne s’agit pas de toute sa vie (même s’il y a des fragments sur la famille, la vie en général, les amis et les amours), mais de son éducation par les films.
Sa famille ne possédant pas de télé, refusant d’en avoir, il est d’abord un enfant qui se sent coupé de ses contemporains qui ne parlent et ne pensent que par elle. On a ainsi un beau panorama de ce qui se dit en cour de récréation au temps de Goldorak, Tom Sawyer (le dessin animé), Dallas… et de l’aliénation qui s’ensuit. En revanche, très tôt, il va au cinéma. Dans ce livre, on trouve d’abord une liste des plus grands films qui en ont fait l’histoire, dans tous les genres, les Charlot, des western, mais aussi Annie Hall, Allemagne année zéro, Le voleur de bicyclette, film qui déclenche des larmes parce que « ce film ne montre rien d’autre que la vie telle qu’elle est ».
L’adolescence venant, au portrait nostalgique des années d’enfance et d’une innocence dans une société paisible et fraternelle qui évoque l’album Avant la télé de Yvan Pommaux, succède un tableau beaucoup plus noir. Il englobe le monde tel qu’il est ou tel qu’il devient (la montée terrible des trafics et de la violence dans sa banlieue), ses rapports dégradés avec les autres, son rapport à lui-même, et les films de plus en plus violents qu’il va voir, seul ou accompagné : L’exorciste, M. Le maudit, Les Griffes de la nuit… avec un malaise qui grandit, jusqu’à certaines étapes marquées par des films qui agissent comme des révélateurs : Les Désaxés (« je comprends que je vis dans un monde où les chiens mangent les chevaux. Je comprends que les jours se succèdent en se dégradant. Je comprends les envies de révolte et la nécessité des révolutions. Faudrait que tout explose »), et enfin, au bord de la route, Scarface , avec son « déferlement de violence gratuite », qui agit comme un électrochoc bénéfique : « Comme si tout se défroissait. Je me calme ».
La sobriété domine le texte malgré le contenu : il est fait de séquences brèves, de courts chapitres de deux à quatre pages, toutes orientées autour d’un film (dans deux cas Guillaume n’a pas vu le film, mais la séance de cinéma reste un horizon). Magnifiquement écrit, avec retenue, sans aucun pathos, mais en faisant entrer dans la conscience d’un enfant émerveillé par les images puis d’un adolescent écorché et désespéré, c’est un très beau livre sur le cinéma et ses effets, aussi bien intimes que culturels et sociaux. C’est aussi un agréable « je me souviens » : chaque texte est suivi de répliques cultes ou d’un commentaire de metteur en scène sur le film évoqué. Enfin c’est un beau témoignage sur une adolescence « difficile » et un bel éclairage sur la formation d’un auteur important sinon consensuel dans la littérature de jeunesse française actuelle. Ames « sensibles », bien sûr, s’abstenir. Les autres se régaleront.
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