Pouce

Pouce
Raphaële Frier – Kam
Editions du Pourquoi pas ?? 2024

Insatiable ?

Par Michel Driol

Tout commence par la naissance d’un enfant attendu, mais qui nait pas plus grand qu’un pouce. Pour le faire grandir, ses parents se dévouent : il engloutit tout le lait de sa mère, puis celui d’animaux, puis les légumes du  potager qu’on fait pousser à la place de la forêt. Désespérés, les parents emmènent Pouce au plus profond de la forêt. Les animaux de la forêt se relayent alors pour le nourrir, au point que l’enfant, devenu un géant, la menace. La forêt exile alors Pouce sur  une haute montagne, où il mange des cailloux… et continue de grandir et grossir jusqu’à son réveil. Devenu volcan, il laisse échapper une lave épaisse qui engloutit tout avant de s’endormir. Au pied du volcan, la population se déchire en deux clans entre lesquels le récit ne tranche pas…

Voici un album qui, tout en conservant les caractéristiques du conte traditionnel, touche à l’écologie, bien sûr, mais aussi à la philosophie de façon très métaphorique et polysémique. Polysémie du titre d’abord, qui est à la fois le nom du héros, sorte de descendant du petit Poucet, mais aussi « Pousse », cette interjection par laquelle les enfants arrêtent un jeu. Polysémie ensuite du rapport entre le texte et les images, qui développent un autre discours en contrepoint, dans lequel on voit un paysage très naturel s’urbaniser et s’industrialiser peu à peu : maisons, centre commercial, mines, usines, c’est tout cela que détruit le volcan. Double narration donc qui fait de Pouce à la fois le personnage du conte et l’archétype de l’humanité, qui s’empare de tout, avale tout, tout pour assurer sa survie, jusqu’à tout détruire dans une coulée de lave, sans mesure, à son image.

Du conte traditionnel, l’écriture reprend les répétitions de formules symboliques et pleinement signifiantes, qui le rythment et en marquent la progression. Deux, en particulier, reviennent, l’une pour dire que le temps passe, avec l’image de l’horloge qui continue son travail, dont les aiguilles tournent toujours, inéluctable. L’autre, c’est la répétition de la formule Mange, mange, où la forêt / la montagne / le volcan /  te mangera. Cette dernière formule, comme un proverbe frappé au coin du bon sens, qui part de la bonne intention des parents de protéger le nouveau-né, subit très vite une inversion maligne, car la voracité humaine n’a pas de limite, et l’enfant, métaphoriquement, de petit poucet devient ogre… L’album nous fait glisser d’un niveau de lecture à un autre, pour nous questionner sur nos modes de vies, nos besoins, et notre rapport avec la nature environnante, jusqu’à la question finale. Devons-nous continuer à pratiquer cette philosophie qui nous oppose à la nature, comme un danger, qui nous mangera si nous ne la mangeons pas,  ou changer de mode de vie. La décroissance est-elle une option face au volcan – figure à la fois du risque naturel et figure de l’hubris humaine – qui menace de tout engloutir ? Sommes-nous condamnés à toujours conquérir d’avantage de terres, à détruire toujours plus de forêts, à détruire toujours plus la nature ou reste-t-il l’espoir d’une prise de conscience ? Si l’album ne tranche pas, le sens du récit est clair, mais laisse chaque lecteur libre de choisir une option.

Un album qui, sous la forme d’un conte, avec une belle écriture dont les formules rituelles ne demandent qu’à être oralisées, donne à voir un personnage ambigu, à la fois chétif, que tout un chacun veut protéger, un personnage qu’on abandonne plusieurs fois, mais qui devient le pire ennemi de ceux qui prennent soin de lui. Belle métaphore de l’anthropocène…

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