Les Trois Petites Epluchures

Les Trois Petites Epluchures
Coralie Saudo – Xavière Devos
L’élan vert 2024

Conte, compost et consommation…

Par Michel Driol

Suite à aux nombreuses mésaventures, qui l’ont laissé bien meurtri, le Loup est devenu végétarien, et, vêtu d’un superbe tablier de ménagère, il prépare des salades pour sa petite louve, qui préfèrerait manger du cochon ou de l’agneau. Arrivent les trois petits cochons qui s’extasient devant un magnifique potager près d’une maison, et décident de demander conseil au propriétaire, le Loup…Suivent quelques quiproquos et situations savoureuses qui revisitent l’histoire canonique, en l’inversant, et l’on découvre les secrets de ce potager : le compost créé bien malgré eux par le loup et petite louve qui jettent épluchures ou rondelles de tomates par la fenêtre.

Avec beaucoup d’humour, de joie, et de vivacité, l’autrice et l’illustratrice revisitent l’histoire des trois petits cochons et posent la question de notre alimentation, de notre surconsommation de viande. Le récit inverse avec malice le conte traditionnel : ce sont les cochons qui soufflent, et ce sont eux qui se retrouvent dans le chaudron, au grand dam d’un gentil loup sympathique qui ne leur veut aucun mal ! Au passage, le récit égratigne les gouts alimentaires des enfants, avec cette petite louve que les salades paternelles à base de concombres et de tomates ne font guère rêver. Passant de l’autre côté de la fenêtre, on passe de l’univers farfelu du conte au monde du compost, et l’un des petits cochons se révèle un savant botaniste qui explique la dégradation des végétaux par les « petites bêtes », l’illustration montrant alors toute cette vie souterraine, non sans fantaisie !

Certes, il est question d’alimentation, de compost, mais le thème est traité avec légèreté et malice. Le texte, qui fait la part belle aux dialogues, est vivant et savoureux, en particulier à cause de la petite louve, monomaniaque, effrontée, traduisant en termes enfantins les propos savants de Plouf, le cochon savant (on laissera au lecteur le plaisir de le découvrir !). La chute, avec une promesse de chips de carottes et de gâteau chocolat-courgette, montre que, comme l’écrivait Brecht dans l’Opéra de Quatre sous, La bouffe vient d’abord, ensuite la morale… mais que tout est affaire de qualité et de préparation ! Les illustrations, crayonnées en couleurs vives et printanières, sont dynamiques et joyeuses, prenant souvent les choses à contrepied et posant d’abord des personnages caractéristiques.   Le loup, qu’il soit vêtu de son costume bleu ou de son tablier à carreaux vichy, avec ses grosses lunettes sur le nez, la petite louve dans son pyjama salopette, petit bandeau autour de la tête, les trois cochons revêtus qui d’un maillot, qui d’une salopette, incarnent une animalité très humanisée, dans laquelle se détache l’agressivité « naturelle » de petite louve. Les visages sont expressifs, trogne des petits cochons aux yeux exorbités, air rêveur du loup, mimiques pleines de saveur de petite louve. Et que dire de l’intérieur de la maison du loup qui mêle une cuisine très contemporaine avec une cheminée et un chaudron à l’ancienne !

Un album plein d’humour, qui revisite avec bonheur le conte des trois petits cochons, et donne des leçons de compostage ! A dévorer sans modération !

Le Poisson caméléon

Le Poisson caméléon
May Angeli
Editions des Eléphants 2024

Partie de pêche…

Par Michel Driol

Comme Séquoia n’a pas sommeil, son grand-père lui raconte une histoire de pêche. Un gros poisson doré s’était glissé sous sa barque, puis un cormoran lui avait expliqué que ce poisson en or avait mangé tous les poissons. A eux deux, ils avaient fait partir ce poisson, devenu bleu : le poisson caméléon que le lendemain ils iront tenter de pêcher.

Les illustrations, d’abord, de splendides gravures sur bois, le plus souvent en doubles pages. S’y mêlent le bleu de la mer et celui du ciel, le blanc de la barque, les rayures jaunes du maillot du grand-père et le noir du cormoran.  Des gravures à la fois rugueuses, dans les traits et les lignes, des gravures qui laissent  imaginer autant qu’elles décrivent, des gravures pleines de la lumière de la Tunisie chère à l’artiste. Des gravures dans lesquelles les personnages sont campés dans des attitudes  expressives : voir par exemple les yeux bleus grand ouverts de la fillette, ou le grand père partant à la pêche de dos, face à la mer.

Le récit, quant à lui, fait la part belle au dialogue. Le récit oral du grand père est interrompu par la fillette, et lui-même dialogue avec le cormoran. On est plus dans le conte merveilleux que dans le récit réaliste, dans un récit qui s’inscrit dans toute la tradition des récits de pêches étranges, ou dans celle des récits de marins dont on ne sait pas bien, depuis Ulysse, s’ils sont réels ou inventés. Ainsi naissent peut-être les légendes familiales, autour de ce lit, dans ce récit qui se clôt par la promesse d’une journée de pêche en famille le lendemain. Il y a là toute la force de la parole pour faire naitre des situations, et évoquer ce poisson caméléon bien réel, mais devenu ici mythique, comme peut l’être la baleine blanche poursuivie par Achab, poisson fabuleux, vorace, ennemi du pêcheur,  insaisissable.

Un album qui sait, tant par son illustration que par son texte, faire (re)naitre le mystère, le merveilleux, d’un temps et d’un lieu, celui de l’enfance, où l’on croit encore que les pêcheurs peuvent parler avec les cormorans…

Le Conte de l’unique nuit par Shéhé-Hazarde l’étourdie

Le Conte de l’unique nuit par Shéhé-Hazarde l’étourdie
Arnaud Alméras – ®obin
Gallimard Jeunesse Giboulées

Salade composée de contes

Par Michel Driol

Reprenant le récit enchâssant les Mille et une nuit, l’album commence avec un roi cruel et féminicide, dont  Shéhé-Hazarde, la fille du vizir, entend bien arrêter les crimes. Son plan est simple : raconter un conte et l’interrompre avant la fin… Mais rien ne se passe comme prévu. La jeune fille s’embrouille dans les noms, dans les situations, ce dont le roi se rend compte. Et on glisse ainsi de l’histoire de Sindbad  à celle d’Ali Baba, puis à celle d’Aladin… Tout se termine par un mariage dans le conte, et, dans le récit cadre, par un bâillement du roi qui s’endort pendant 1001 nuits… rêvant de l’histoire qui vient de lui être contée.

Cet album revisite habilement trois des histoires les plus connues des mille et une nuits, avec humour et facétie. D’abord par son personnage, une conteuse si étourdie qu’elle en vient à tout mélanger, mais se débrouille pour trouver une explication plausible à méprises, avec un sourire désarmant… Ensuite par le traitement des illustrations, qui jouent à la fois sur l’Orient rêvé des contes, une représentation très enfantine du héros de l’histoire racontée, et de savoureux anachronismes, comme le génie devenu pilote d’avion, ou les grues qui assurent la construction du palais final. Enfin par le jeu avec les récits, qui renouvelle le genre bien connu en littérature pour la jeunesse de la salade de contes. Les glissements progressifs sur les noms des personnages font ainsi passer d’un héros à l’autre, d’une histoire à l’autre, dans un enchainement narratif enlevé, fluide, et surprenant pour le lecteur qui connait les 1001 nuits. Le récit cadre est présent aussi bien dans le texte, marqué par les interruptions du roi, auditeur attentif et méfiant, reprenant chaque erreur, que par l’illustration, montrant, en vignettes, les visages de la conteuse, souriante, sympathique, et du roi, tour à tour, en colère, étonné…

Si le roi est bien conforme au tyran du conte original, la conteuse est une figure féminine actuelle, audacieuse, déterminée, pleine d’humour,  qualités qui compensent l’étourderie qui pourrait lui être fatale ! L’album revisite ainsi le pouvoir de la parole et du conte, de façon assez paradoxale dans le renversement final, car le récit embrouillé, confus, mais plein d’épisodes merveilleux, épiques, surnaturels finit par endormir le roi et le neutraliser. Façon de dire le pouvoir des récits, quelle que soit leur qualité, pour lutter contre la violence !

Le Grand Effroyable

Le Grand Effroyable
Angélique Villeneuve – Laetitia Le Saux
Sarbacane 2023

Où sont passés les méchants ?

Par Michel Driol

Albi, le chat, écoute avec attention et délectation les histoires du soir racontées à ses petits maitres. Ce ne sont que reines maléfiques, vieilles sorcières et autres monstres qu’il aimerait côtoyer pour de vrai. Un matin, il va dans la forêt à leur rencontre. Mais la sorcière, tout de rose vêtue, caresse un petit chien bien frisé. La dragonne devant sa coiffeuse se frise les cheveux, et les loups, en habits du dimanche, piquent niquent… Quant aux fantômes, c’est avec un verre de lait fraise qu’ils l’accueillent. C’est décidé. Albi sera le plus vilain chat de la terre avec ses griffes, le Grand Effroyable ! Mais quand les enfants reviennent déguisés d’un anniversaire, c’est le pauvre petit Albi qui tombe à la renverse !

La littérature de jeunesse entretient avec la peur et la cruauté des liens étroits. Monstres des contes, cruauté des personnages, il s’agit bien, selon la perspective classique analysée par Bettelheim, ou par Serge Boimare de permettre à l’enfant de vivre par procuration ses terreurs, de se confronter avec le mal sans courir le danger physique de l’affronter. Or, aujourd’hui, ce sont des peurs que l’on se joue, en particulier dans cet album où le personnage principal veut découvrir par lui-même si ce que dit la littérature est vrai. Avec courage, il entreprend sa quête pour se confronter aux vrais méchants, et non à leur représentation dans les histoires. On le sait, au moins depuis l’Homme qui tua Liberty Valance, « Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. ». C’est bien cela que découvre le héros. Avec humour, l’album nous montre des monstres assagis, civilisés, fashion-victimes, urbains et courtois, bien loin de leur réputation. La nature ayant horreur du vide, ne reste plus à Albi qu’à prendre le rôle du méchant. Mais le renversement final montre une fois de plus le poids de l’illusion, de la représentation. Comme il avait été trompé par la littérature, Albi se retrouve trompé par les déguisements.

Quel rapport entretenons-nous avec nos peurs ? avec la fiction ? Avec le réel ? Telles sont les questions que pose subtilement cet album plein de malice et de retournements, dans lequel rien n’est jamais ce qu’il semble être, dans lequel le réel ne cesse de se travestir. Est-ce une mise en garde contre le pouvoir dangereux des fables ? Plutôt une mise en garde contre celles et ceux qui prendraient pour argent comptant les récits et l’illusion romanesque. Il y a de l’Emma Bovary dans Albi. L’une cherche l’amour comme dans les livres, l’autre cherche la peur. Mais tel est pris qui croyait prendre, et, au bout du compte, Albi est victime de sa naïveté, de sa crédulité, de ses sens. S’il y a un message dans cet album (mais peut-être ne faut-il pas en chercher !), c’est bien celui de se méfier des illusions ! Les illustrations, pleines de drôlerie, réalisées au tampon, contribuent à jouer et avec les stéréotypes et à les déconstruire, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Un album plein d’humour, où l’on va de surprise en surprise jusqu’à la chute finale, pour nous apprendre à rire de nos peurs.

La Sourcière

La Sourcière
Elise Fontenaille
Rouergue épik 2021

Au pays des volcans endormis

Par Michel Driol

Un soir de lune rousse, la Brodeuse recueille une jeune fille enceinte, qui meurt en donnant naissance à une fillette à la chevelure rousse, Garance. Celle-ci se révèle savoir côtoyer les animaux, adopte une renarde, et a le don pour faire naitre de l’eau un été de sécheresse. Protégée par l’Archevêque, à l’abri derrière un voile d’invisibilité, la Brodeuse élève Garance, avec l’aide de la Gitane, du Luneux et du Vielleux. Mais près de là rode le terrible Saigneur et ses Moines rouges. Et Garance est si jeune et  belle…

On est dès l’abord séduit par l’écriture d’Elise Fontenaille dont les mots, les phrases courtes, souvent nominales, la façon de nommer les personnages, créent un univers à part, un univers à la fois bien réel, dans ses notations, son souci du détail et un univers merveilleux, par la magie omniprésente. Si les personnages ont des pouvoirs secrets, connaissance fine des plantes, pouvoir de métamorphose, s’ils ont un nom (Gallou, Garance), il sont surtout dénommés par leur activité, comme un surnom, et cela contribue à faire pénétrer le lecteur dans cette petite communauté en marge du monde, vivant de son art (la broderie, la musique…). Univers féminin pour une grande part, avec, en arrière-plan, les figures tutélaires des sorcières, guérisseuses et détentrices de savoirs, figures traquées. Mais quelques hommes ne manquent pas d’intérêt, comme cet aveugle, le Luneux, ou, mieux encore, l’Archevêque, un prélat qui a perdu la foi mais profite de sa position sociale pour protéger la Brodeuse et empêcher qu’on brûle des sorcières.

Personnages de conte, donc, inscrits dans un lieu de pierres noires, les abords de l’Abbaye de Chanteuges, dans un temps, le Moyen Age, inspirés de l’histoire locale (l’abbaye fut effectivement repère de brigands), personnages que l’on sent menacés sans cesse. La force de l’histoire est de faire pressentir le combat que devra mener Garance contre le Saigneur, combat étonnant qui lui révèlera à la fois son origine et rendra au Saigneur une partie de son innocence, comme une ultime rédemption. Dans cette histoire de communion des femmes avec la nature, les animaux jouent un grand rôle : une chouette, un chien, une salamandre qui, au fil de ce récit, prennent la parole pour se dire, donner leur point de vue sur les humains. L’ensemble, pleinement réussi, est plein de poésie, voire parfois d’un certain lyrisme dans l’expression des sentiments, montrés ou cachés.

Des femmes libres, courageuses, fortes d’une force pleine de mystère et de sources ancestrales, dans un univers de conte plus que de fantasy où rôdent les menaces, pour une histoire envoutante à la fois simple dans sa linéarité, et pleine d’humanité complexe.

Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya

Les 9 Vies extraordinaires de la Princesse Gaya
Annie Agopian, Fred Bernard, Anne Cortey, Alex Cousseau, Anne Jonas, Henri Meunier, Ghislaine Roman, Cécile Roumiguière, Thomas Scotto et Régis Lejonc (aux dessins)
Little Urban 2023

De la Bavière au Mexique, en passant par la Chine…

Par Michel Driol

Sigrid est enceinte lorsque son mari, le roi Ulrick, part pour la guerre. Elle conclut un pacte avec la mort : la vie de son enfant à naitre contre elle de son époux. La mort accepte, mais permet à cette enfant de vivre 9 vies, comme les chats (récit signé Ghislaine Roman). Sous des noms différents, à des époques différentes, Gaya va vivre ces neufs vies, signées chacune d’un auteur ou d’une autrice différente.

Un mot d’abord sur la genèse de cet ouvrage exceptionnel à plus d’un titre. A neuf de ses auteurs et autrices préférés, Régis Lefranc a adressé une illustration, leur demandant d’écrire la vie d’une princesse victime d’un sortilège. Cette illustration imposait de fait un lieu et une époque. Après l’écriture, les auteurs se sont réunis pour vérifier la cohérence de l’ensemble.

Au gré des 9 vies, on se promène ainsi dans la Chine impériale (Alex Cousseau), en Grèce (Thomas Scotto), en Amérique du Sud (Fred Bernard), entre l’Angleterre et Nassau (Anne Jonas), à Saint Domingue (Annie Agopian), en Angleterre (Anne Cortey), en France peut-être (Cécile Roumiguière), et, pour finir, au Mexique (Henri Meunier).

Chaque autrice et auteur arrive avec sa marque de fabrique, son style d’écriture, ses thèmes de prédilection. Gaya change ainsi de nom (Gaya, Gawa, Gillian), est présentée à différents stades de sa vie (enfant, adulte, vieille femme), set confrontée à des problématiques différentes. Pour autant, à la différence de nombre de récits à plusieurs mains, celui-ci ne manque pas d’unité au-delà des diversités de lieux, d’époques, de destins qu’on a signalés. D’abord par les thèmes récurrents, dont, bien sûr, celui de la mort qui rôde depuis la première histoire jusqu’à la dernière, belle et profonde discussion de l’héroïne avec la Mort. Mais ce sont aussi des thèmes très actuels, comme la liberté des femmes, le mariage forcé, l’esclavage, le colonialisme, la maltraitance. Sous ses différentes incarnations, Gaya  fait preuve de force d’âme, de courage, même si, souvent, ses tentatives se soldent par des échecs (comme dans la terrible histoire centrale, où Gaya, enlevée et recueillie par des pirates, cherche à se venger de son père qui la renie). L’unité du recueil vient aussi du genre dominant, le conte, dans tous ses aspects. Motifs comme le pacte avec la mort, la quête, les forces mystérieuses de la nature, inscription dans des univers plus proches de la mythologie, d’Alice au Pays des Merveilles ou de Peter Pan, c’est le merveilleux qui traverse ces 9 récits, renouvelant ainsi toute une tradition qui fait de la petite fille l’héroïne des contes et la détentrice de secrets, ou de pouvoirs surnaturels.

L’unité vient aussi de Régis Lejonc, illustrateur unique, qui crée des mondes différents, mais traités dans une grande unité. Des images fortes, aux couleurs puissantes, en grand format, aux nombreux détails créent cette harmonie graphique qui, pourtant, emprunte à de nombreux univers (Miyazaki, sans doute, l’art nouveau, la ligne claire…).

9 vies, pour des lecteurs de 9 à 99 ans… Voilà bien le défi que relève superbement cet album hors-normes, à la fois par son format, son épaisseur, sa genèse, sa façon de faire la place belle à l’imaginaire et au rêve, pour entrainer ses lecteurs sur des chemins inattendus, mais qui tous parlent de nous, des femmes et de la condition humaine.

Shahrzad et le roi en colère

Shahrzad et le roi en colère
Nahid Kazemi
Saltimbanque 2023

Ce que peuvent les histoires

Par Michel Driol

Shahrzad est une petite fille qui adore écouter et observer les autres, qui lui inspirent des histoires qu’elle aime raconter et écrire. Lorsqu’un petit garçon triste lui explique qu’il a dû fuir son pays parce que son roi, qui avait perdu sa femme et son bébé, était devenu tellement en colère qu’il avait interdit de rire, de danser, d’être joyeux, Shahrzad se demande comment elle peut l’aider. Dans un magasin de jouets, elle voit un avion, et s’imaginant qu’elle est à son bord, se retrouve au palais du roi cruel. On s’en doute, par le pouvoir de ses histoires, elle parviendra à le décider à permettre à son peuple d’être aussi heureux qu’il l’était avant son malheur. Et Shahrzad se retrouve dans le magasin de jouets.

Avec sa bouille toute ronde, ses épais sourcils, ses cheveux touffus (un peu à l’image de son autrice), Shahrzad incarne une héroïne des mots, une fillette mue par l’altruisme, le désir de mieux comprendre ceux qui l’entourent en racontant leurs histoires. C’est bien un l’album sur le pouvoir  politique et le pouvoir de subversion que représentent les mots bien employés. Pouvoir politique du roi, à l’image du tyran du conte persan, dont la colère semble ne pas connaitre de limite, colère que le conte explique par le malheur qui l’a frappé, et qui lui dicte de ne vouloir que des sujets à son image, aussi malheureux que lui. Contrepouvoir des mots, de l’esprit de finesse, de l’argumentation par le récit : car il faut à Shahrzad un réel talent d’abord pour être écoutée  par le tyran, puis pour le convertir. On laissera à chaque lecteur le plaisir de la découverte de cette stratégie, des voies par lesquelles elle passe pour convaincre le roi, le mettre face à ses propres contradictions. Avec douceur, sans le brusquer, Shahrzad introduit peu à peu dans l’esprit du roi d’autres choses que son chagrin, mais aussi le conduit à mettre des mots sur ses maux. Cette réécriture du Conte des mille et une nuits magnifie elle aussi le pouvoir du récit en lui donnant une dimension facilement accessible aux enfants. D’abord par l’âge des protagonistes, Shahrzad et le petit garçon. Ensuite par l’empathie que l’on ressent envers tous les personnages, de l’héroïne au roi, victime avant d’être tyran. Enfin par le traitement des illustrations. Des doubles pages qui ne cherchent pas à imiter un style orientalisant, mais s’inscrivent dans un contemporain occidental : trottinette, métro, jardin public, magasin de jouets, dans un style naïf, enfantin et joyeux. Un mot enfin sur la dimension fantastique : la métamorphose du roi est-elle réelle ? Ou le pouvoir des mots n’est-il qu’un beau rêve ? Ce qui est sûr, et c’est ainsi que se clôt l’album par une pirouette metatextuelle, c’est qu’elle fera une très bonne histoire afin de s’interroger sur ces questions si actuelles.

Un album qui dit le pouvoir du rêve, de l’émotion, de l’empathie suscitée par le récit, véritable source de connaissance sur l’humain, un album très contemporain par son ton, par son choix d’une héroïne courageuse et forte, bien décidée, un album qui rappelle à quel point le récit et la littérature sont des contrepouvoirs indispensables. Un grand merci aux Editions Saltimbanque de faire connaitre Nahid Kazemi, autrice d’origine iranienne vivant aujourd’hui au Canada, qui a écrit plus de 40 ouvrages autant pour enfants que pour adultes et qui a été nommée, entre autres, au prestigieux prix Astrid Lingren en 2020.

Awa, l’écho du désert

Awa, l’écho du désert
Céline Verdier, Nicolas Lacombe
Cipango, 2023

La petite fille, le vent et la voix

Par Anne-Marie Mercier

Née muette dans une tribu africaine nomade, Awa est exclue du groupe : les muets porteraient malheur. Un vieil homme qui vit à l’écart s’occupe d’elle et lui raconte les légendes de leur peuple, notamment celle d’un cheval fantôme, hanté par la vengeance, dont le passage apporte la tempête. Lorsque la tempête s’approche du village, Awa tente de donner l’alarme avec la seule voix qu’elle possède, celle de son tambour. En vain.
Mais elle affronte le cheval et parvient à l’arrêter en imitant sur son tambour, comme elle l’a appris du vieil homme, les bruits de la nature. Ce langage premier qu’ils partagent les unit. Awa partira sur le dos du cheval et entrera dans l’oralité de la légende.
Cette belle histoire, qui traite d’exclusion, de tendresse partagée, de sensibilité aux sons et d’apprentissage, est traversée de bout en bout par le vent. Les illustrations évoquent le sable du désert avec des teintes gris-beige piquetées de quelques points de couleurs, noires ou bien ocres et une technique qui évoque celle du tampon (en fait c’est réalisé avec du ruban adhésif, étonnant !). Par la suite, les couleurs explosent, superbes, avec l’arrivée du cheval, blanc sur fond rouge, puis rouge sur fond blanc, puis le jaune et le bleu du tambour et le retour au calme avec le fond clair sablé, sur lequel se détachent les silhouettes, bleue pour l’une, rouge pour l’autre. On a l’impression d’être devant des images très anciennes, usées par le temps, ou par le vent, comme ce conte intemporel.
Le destin d’Awa, enfant rejetée qui sauve sa communauté malgré sa différence, ou plutôt grâce à elle, rejoint celui de nombreux héros de contes, anciens et modernes, frappés d’exclusion qui sauvent pourtant leur groupe (Yakouba, Flix…). Mais contrairement aux autres personnages, Awa s’en va.
C’est un album riche, beau et émouvant qui traite du handicap de manière intéressante et complexe : Awa est une belle figure sacrificielle qui rejoint de nombreux mythes, mais elle ne meurt pas : elle passe « de l’autre côté », du côté des légendes. Le fait qu’il s’agisse d’une société lointaine et d’un conte invite au pas de côté, à une lecture mythique, à un regard poétique.

 

 

 

Le Petit Chaperon Rouge / Les Trois Petits Cochons

Le Petit Chaperon Rouge
Texte Charles Perrault illustré par Clémentine Sourdais
Les Trois Petits Cochons
Texte de Sophie Giraud illustré par Clémentine Sourdais
Hélium 2023

Pour jouer avec les ombres portées

Par Michel Driol

Deux contes republiés par les Editions hélium, deux leporellos à déplier, deux livres d’artiste avec des découpes pour lire le soir, et jouer avec les ombres.

Pour les Trois Petits Cochons, pour lesquels il n’existe pas de version française de référence, c’est Sophie Giroud qui propose une adaptation féministe, dans laquelle le troisième frère est une sœur, bien plus maligne et rusée que ses deux frères. Pour le Petit Chaperon Rouge, c’est la version de Perrault qui est retenue, moins consensuelle, dans le texte original, avec sa moralité.

C’est un vrai travail artistique que propose Clémentine Sourdais : des découpes pleines de finesse, pour isoler les personnages et des décors, des touches de couleur (rouge dans un cas, rose dans l’autre), des volutes, des lianes, des arbres…Les personnages sont souriants, heureux de vivre, à l’exception du loup ! Le tout s’inscrit dans un décor et avec des accessoires contemporains : les petits cochons ont vélo et voiture, et le Petit Chaperon rouge habite dans une ville aux nombreux immeubles. Tout ceci ne manque pas d’humour : voir par exemple les sous-vêtements très rétro du Petit Chaperon Rouge, ou la serviette autour du cou du loup ! Ces deux théâtres de papier sont pleins de trouvailles, et proposent des versions animées d’histoires connues, utilisant les techniques d’aujourd’hui (découpe laser) pour offrir un jeu avec les ombres projetées, mouvantes, et rendre le loup plus terrifiant encore…

 

Preuve, s’il en fallait encore, que les contes d’hier parlent encore aux artistes et aux enfants d’aujourd’hui.

Les Facétieuses

Les Facétieuses
Clémentine Beauvais
Sarbacane, 2022

La facétieuse, l’éditeur et la fée

Par Anne-Marie Mercier

Quel est donc ce roman ? on serait tenté de répondre : une facétie. Clémentine Beauvais nous a fait une farce, ou bien son éditeur. Tout au long du roman on la voit tenter de répondre à une commande de celui-ci : il lui demande d’écrire un roman de fantasy alors qu’elle dit n’être à l’aise que dans le genre réaliste. Elle semble ici vouloir lui en donner une bonne preuve.
Le mot farce serait à prendre aussi dans son sens culinaire : c’est un mélange de différents ingrédients, tous dénaturés : faux roman historique, roman de fantasy, roman sentimental, conte moderne, parodie, auto-fiction… Aucun ne prend vraiment corps et le lecteur est véritablement baladé d’un genre à l’autre. Les derniers échanges de mels entre l’autrice et l’éditeur portent d’ailleurs sur l’impossibilité à se mettre d’accord sur la nature du livre, et donc sur le discours qui doit accompagner sa sortie.
Prenons l’auto-fiction : la convention veut que, quand on trouve un narrateur portant le nom de l’auteur et dont la vie correspond en gros à ce qu’on sait de lui, on a tendance à tout prendre pour à peu près véridique, on parle même de « pacte » autobiographique. On est ici d’abord surpris d’apprendre du nouveau… mais rien, semble-t-il, n’est vrai (enfin, si pas tout… alors quoi ?).
Le roman historique s’appuie sur des sources documentaires qui sont une vaste blague. Le conte et ses personnages des fées marraines (que curieusement on appelle « marraine la bonne fée ») s’introduisent dans l’histoire de France (l’héroïne cherche la marraine qui a laissé tomber le pauvre Louis XVII) comme dans la vie de Clémentine.
Le roman enquête est le plus réussi et les tentatives de la narratrice pour trouver des articles et des livres sur son sujet sont très drôles et offrent par moments une belle image du travail de chercheuse qui est le sien.
Enfin, au risque de spoiler, on aurait pu s’attendre à un autre genre, le college novel, Clémentine Beauvais intégrant in fine l’école de Fazencieux, où l’on forme les marraines la bonne fée, pour le devenir à son tour.  Mais non, ce sera peut-être pour la prochaine fois.

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