Qu’est-ce qu’on fout ici

Qu’est-ce qu’on fout ici
Shaïne Cassim
Gallimard Scripto 2023

Diagonale noire et vague noire

Par Michel Driol

Rien ne destinait Patricia et Julian à tomber amoureux. Tous deux élèves de classes préparatoires, elle passionnée de cyclisme, entière, à la limite rebelle, lui atteint de crises de migraine, écorché vif. Après la rencontre racontée dans le premier chapitre, 5 pages plus loin, on sait que « C’est fini, Patricia. Toi et moi, c’est fini, darling ». Le roman se fait le récit de cette relation dans une écriture particulièrement travaillée, faite de retours en arrière, de narration et de pensées des personnages s’y superposant, indiqués en italique.

Récit sous forme de relai de narration, puisque c’est d’abord la voix de Patricia, puis celle de Julian, celle de Rosie, une amie de Julian, et enfin à nouveau la voix de Patricia. Cette polyphonie permet d’être au plus près des sentiments qu’éprouvent les deux personnages l’un pour l’autre, mais aussi de leur façon de se voir. Car l’intérêt du roman est bien dans la psychologie des deux. Patricia est directe, et ne veut rien de conventionnel dans sa vie, surtout pas une vie de couple bien rangée. Revient régulièrement pour elle la hantise de la noire diagonale : toutes ces choses qui ont le pouvoir de nous détruire en moins d’une minute. Julian, lui, est sans arrêt dans la vague noire, sombre,  cherchant dans l’alcool une façon de supporter l’existence. C’est bien ce côté noir, nihiliste, qui frappe d’abord à la lecture du roman. Les deux personnages, plein d’amour l’un pour l’autre, vivent une relation particulière, extrême, limite, qui semble les projeter dans un présent perpétuel, et ils font tout pour ne pas se détruire, se protéger. Julian a tout du héros du XIXème siècle, romantique, autodestructeur, sombre dans un monde qu’il voit encore plus sombre. Ténébreux, veuf, inconsolé… Il est quelque part le fils de Baudelaire et de Huysmans. C’est cette atmosphère-là qui imprègne le roman, dans son écriture, ses ellipses, ses métaphores.

Personnages quasi sans parents : le père de Patricia est décédé, sa mère, chercheuse, est partie pour 3 mois en Californie… En revient-elle ? Elle disparait du roman. Quant aux relations de Julian avec sa mère, critique musicale à Londres, elles sont encore plus tendues, au point qu’il la mettra littéralement à la porte. Pour autant, qu’on ne s’y méprenne pas, cette absence des parents n’est pas là pour les rendre responsables des fêlures de leurs enfants. Tel n’est pas le propos de l’autrice. Il semble qu’il s’agisse plutôt de laisser de jeunes adultes vivre leur vie, en toute liberté. Se remarquent quelques figures, elle du doyen de cyclo club, 50 ans de plus que Patricia, attentionné et celle de Rosie, la troisième narratrice, traductrice de romans jeunesse à Londres et chanteuse de musique baroque, dont l’amitié pour Julian se révèle précieuse.

Le roman s’inscrit dans une géographie assez imaginaire : il est question de Saint Etienne, mais on ne retrouve rien de la géographie particulière de cette ville. Patricia habite un hameau nommé Sévigny. Il est question d’un plateau…  Les héros voyagent souvent entre Saint Etienne et Londres – Julian étant né dans la quartier branché de Shoreditch où habite Rosie. Hanna, l’ancienne amie de Julian, fait ses études à Lyon. Cette volonté de non inscription dans une géographie réaliste est là pour mettre l’accent sur la psychologie des personnages, ou la philosophie de l’existence qu’ils sous-tendent. C’est sans doute pourquoi il s’inscrit dans un milieu culturel assez bien défini. Les personnages lisent. Tout commence par Annie Ernaux, Passion simple, dont parle Patricia. C’est L’Or de Cendras sur lequel Julian devrait écrire, et qu’il cite souvent. On n’évoquera pas tout l’arrière-plan littéraire des autrices et auteurs évoqués. On évoquera plutôt la musique (non seulement parce que Patricia aime danser) qui forme comme une play list dans laquelle se croisent Les Doors, Saint Etienne ou Massive Attack.

Autant que psychologique, le roman est moral et métaphysique. Jusqu’où peut-on aider l’autre ? La parole, l’amour n’y suffisent pas s’il n’y a pas la volonté de celui qui souffre de s’en sortir. Quant au titre, une phrase de Cendras tatouée sur le bras de Julian, il pose bien la question de notre place dans un monde qui semble avoir, pour ces jeunes, perdu tout son sens.

Un roman bouleversant qui dépeint des personnages assez atypiques en littérature jeunesse ou pour jeunes adultes, des personnages attachants dans leurs blessures intimes, mais aussi des personnages qui n’ont aucun souci matériel ou financier (on va sans problème de Saint Etienne à Londres où on boit du champagne à la gare, comme un rituel), des personnages décadents qui sont comme des anti-héros sombres et tragiques. Un  roman qui laisse le lecteur les juger, les aimer, les comprendre ou  les détester. C’est bien cela, la littérature.

Il y a

Il y a
Jean-Claude Pirotte
Motus 2016

pourquoi pleurer c’est inutile / mes petits maux sont trop futiles

Par Michel Driol

Une trentaine de quatrains, illustrés par Didier Cros, composent cet ultime recueil de Jean-Claude Pirotte.  Ils dessinent comme un parcours qui irait du passé – souvenirs d’école- au présent et au futur, en passant par le futur antérieur, comme un bilan d’une vie. S’y mêlent de nombreux thèmes : enfance, école, lectures, animaux, dureté du monde moderne, dans une sorte d’incessant  dialogue entre l’enfant que fut l’auteur et l’homme adulte, entre les animaux et l’auteur.

Ces instantanés rendent compte d’un monde  dont ils soulignent la dureté  – qu’il s’agisse du passé, où le maitre portait un faux-col et où on avait froid on avait faim, ou qu’il s’agisse du présent  avec ses écrans qui nous séparent de nous-mêmes et des autres, ses charters qui renvoient les pères vers la misère, ou ses pesticides sidéraux. Ils donnent des leçons de sagesse : courir au fond des forêts, mieux voir le paysage, partir à la rencontre de la nature, faire l’école buissonnière. Il y a comme une vraie élégance dans l’humilité proposée : se tenir disponible, ne pas se plaindre, aller à la rencontre des autres pour mieux se trouver. Même si l’arrière-plan est sombre : dérèglement climatique dit en quelques mots (il n’y aura plus de saison), fin annoncée du monde (la terre meurt sous son manteau), mort annoncée de l’auteur (mais si je vais au paradis), l’humour ne perd pas ses droits – comme une politesse du désespoir : humour du bestiaire proposé de la mouche du coche à la tortue, ou du casse-croute à prévoir pour aller au paradis.  Au final, le dernier quatrain fait résonner le recueil comme un bilan ou un témoignage, une façon de tirer sa révérence à l’issue d’une vie qui peut englober la totalité du monde :
j’aurai franchi les paysages
comme un oiseau dans ses voyages
j’aurai connu la terre entière
et j’aurai vu toutes les mers

Cet autoportrait d’un être qui se rebelle contre la violence du monde et l’indifférence est superbement illustré par Didier Cros, avec un noir et blanc plus noir que blanc qui exprime l’inquiétude.