Le Prince & le monstre

Le Prince & le monstre. Extrait de Phèdre
Jean Racine, Thiery Dedieu
Seuil jeunesse, 2023

Par Anne-Marie Mercier

Le fameux récit de Théramène dans Phèdre, racontant la mort d’Hippolyte, fils de Thésée, attaqué par un monstre marin invoqué par son père, est bien connu des plus de quarante ans et de quelques autres : il faisait partie des exemples de narration classique, on l’apprenait par cœur… C’est sans doute ce qui a marqué l’auteur des illustrations, qui déclare en quatrième de couverture « Dans ma jeunesse, j’aurais voulu qu’on me présentât Phèdre de cette manière ».
Ah oui, Racine illustré par Dedieu, ça a de l’allure, du rythme, du suspense, c’est beau, poignant… On pourrait dire que le texte est tout cela et pourrait se suffire à lui-même, mais Dedieu épouse remarquablement son rythme, sa poésie, sa tragédie.
On peut ajouter que ce que propose Dedieu est court, avantage certain avec des jeunes lecteurs. On pourrait objecter que présenter Phèdre uniquement par le récit de Théramène, c’est un peu limité, mais pourquoi pas ? C’est un bel extrait, il résume en partie le propos sans évoquer en détail les sujets délicats (l’inceste projeté par Phèdre, son désir, sa fureur), il y a de l’action, de l’héroïsme, c’est magnifique.
A partir de 9 ans, dit le service de presse. D’ordinaire, on aborde Racine plutôt au lycée. Mais ce pourrait être, pas forcément à 9 ans mais un peu plus tard, une initiation à la poésie du récit et à la culture du siècle classique : les pages de garde reproduisent la typographie de l’édition originale (1677), entrée austère vers le flamboiement des images qui suivent.

Le Mime osa

Le Mime osa
François David – Henri Galeron
Møtus 2023

Calembours et calembredaines

Par Michel Driol

25 pages, 25 poèmes illustrés, 25 jeux de mots du type calembour, qui jouent sur les signifiants oraux, rapprochant ainsi des signifiés a priori éloignés, faisant naitre de ce rapprochement inattendu un nouveau sens. Ainsi samedi et ça me dit, le rhinocéros et le rhino c’est rosse, ou encore la douceur et la douce heure.

A l’invention poétique de François David correspond l’invention graphique d’Henri Galeron. Ces deux-là n’en sont pas à leur coup d’essai, et l’on retrouve dans une des illustrations la couverture de Nom d’un chien, qu’ils avaient cosigné ! Les illustrations donnent à voir un univers plein de tendresse et de douceur, où l’on croise le mime Marceau, des souris, des enfants, représentés à la fois avec réalisme et ce qu’il faut d’imaginaire pour entrainer le lecteur dans un univers plein de folie, où les murs ont des oreilles, où les adultes peuvent se baigner dans une tasse de café ou  se libérer de tout et s’envoler grâce au livre… Elles accompagnent les figures du double sens avec malice, comme cette représentation impossible de l’enfant se reflétant dans le miroir, sage et pas sage à la fois.

Les textes jouent donc avec la langue et provoquent des rencontres inattendues entre les babillements du bébé et des notes de musique, font souvent appel au champ lexical du livre : chat pitre et chapitre, petit homme et petit tome, livre et libre et se terminent avec l’évocation de l’émotion que peuvent provoquer les mots. C’est bien à une double exploration que ces textes nous invitent : celle de la langue, mais aussi celle de notre humanité, de la naissance à la mort sûre et redoutée, avec des allusions au coronavirus, aux incendies, mais aussi à l’amour, à la douceur et la tendresse. On voyage de Carentan à l’Everest, et on croise de nombreux animaux, éléphant et faon jouant ensemble.

Un recueil dans lequel des poèmes plein d’humour font corps avec des illustrations pleines de fantaisie, autour de la figure paradoxale du mime (présent sur la couverture et dans la dernière page ) : celui qui ne dit mot est aussi celui qui invite à écouter ce que les mots ont à dire.

Frontières

Frontières
Anthologie établie par Thierry Renard et Bruno Doucey
Editions Bruno Doucey 2023

Tenter de réunir ce qui est divisé

Par Michel Driol

C’est à l’occasion du Printemps des Poètes 2023, dont le thème était Frontières, que Thierry Renard et Bruno Doucey ont proposé cette anthologie qui rassemble 112 autrices et auteurs, à parité. Des poètes contemporains, dans leur immense majorité vivants, poètes originaires d’Europe, d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie. Si l’on croise certains noms connus dans la domaine de la chanson (l’anthologie s’ouvre sur un texte de Bernard Lavilliers et se clôt par un autre de Sapho), si l’on y rencontre des poètes connus et reconnus (impossible de tous les citer tous, de Yannis Ritsos à Neruda), elle fait aussi la part belle à de jeunes autrices et auteurs. Saluons déjà cette belle volonté de donner à entendre des voix aussi diverses dont les formes d’expression sont aussi très variées, à l’image de la poésie contemporaine. Pour l’essentiel des vers libres, jouant tantôt sur la brièveté de la forme, tantôt sur l’ampleur de la ligne, mais aussi quelques poèmes en prose, comme si ici la poésie échappait aux frontières établies par la versification traditionnelle.

Dans sa préface, Bruno Doucey met l’accent sur le double sens du mot frontière. D’abord le sens politico-géographique. La ligne qui sépare deux pays, ligne qui est souvent une zone de tension, de conflits. Mais aussi ligne plus symbolique, qui sépare les vivants et les morts, le réel et l’imaginaire, soi et les autres, soi et soi aussi. On mesure ainsi la richesse de l’approche de cette notion au travers de 13 parties. On donnera ici le titre de quelques-unes : Conquistadors, passeurs, maquisards et résistants // Vers demain // Il y avait un jardin qu’on appelait la Terre.

Cet atlas poétique est aussi un atlas géo-politique engagé du côté des droits de l’Homme, aux côtés de ceux qui souffrent dans des conflits nouveaux, ou de blessures jamais refermées.  Ukraine, Corée, Palestine, Afrique : quatre parties de cette anthologie avec des textes souvent déchirants pour dire un monde violent, déchiré. Les frontières, ce sont aussi ceux qui les passent, exilés, migrants, sans-papiers dont les vies et les souffrances sont évoquées à travers des situations bien concrètes, comme l’auberge du dernier bourg avant la frontière pour Giorgio Caproni. Chaque texte manifeste la qualité d’un regard unique sur le monde qui nous entoure, comme dans Pauvres, de Fabienne Swiatly, regard sur ceux que la société cache et qui se cachent sous des tentes cartons ou des palettes.

Frontières, frontières entre les mots aussi avec la section Vers Babel qui interroge de différents points de vue la langue, ou les langues dans leur multitude, langue des banlieues, langue poétique, et la nécessité d’y faire entendre une voix pour laisser une trace au-delà des différences, tout en gardant la saveur de chaque phonème, comme dans ce beau texte de Lubov Yakymtchouk sur le son « r » confronté au « kh » ukrainien…

Cette anthologie extrêmement riche prouve une fois de plus la nécessité de la poésie pour faire comprendre et sentir notre monde, ceux qui y vivent, ceux qui y souffrent, dans leur diversité, dans leur soif d’une vie meilleure. Si le public cible est surtout un public adulte, de nombreux textes sont bien accessibles aux enfants à qui ils feront entendre un autre usage de la langue, des mots, pour mieux appréhender la vie.

Sac à poux

Sac à poux
Nicole Amram – Marion Piffaretti
Gallimard Jeunesse 2023

Poèmes pour  rire un peu, beaucoup !

Par Michel Driol

Voilà des poèmes qui évoquent Ali Baba, les poissons d’avril, un mariage d’hippopotames, une promenade dans Paris, une maman tortue ou un papa pélican. Pour l’essentiel donc un bestiaire fantaisiste, aux animaux de toute taille (des poux et autres moustiques aux baleines) et de toutes espèces (poissons, insectes, mammifères…). Tout juste y croise-t-on Ali Baba et quelques enfants.

La forme est proche de la comptine : rimes ou assonances en fin de vers, respect d’une certaine métrique (des vers courts). Proche de la comptine aussi par le vocabulaire employé, volontiers familier, et la légèreté du ton employé. Rien de sérieux, la finalité assumée (dès le sous-titre) de ce recueil étant de faire rire. Pour cela on joue sur les situations (ce grand père éléphant qui veut faire de l’hélicoptère), les sonorités (les moustiques tic tic deviennent vite des moustoques toc toc), les mots (des associations parfois attendues : rigoler comme des baleines – parfois plus subtiles : les poissons, sciés…), l’intertextualité (on retrouve la cigale et la fourmi, Am stram gram), ou encore les onomatopées (pou pou pidou, slurp). L’ensemble est distrayant, bien illustré par Marion Pifarelli qui propose un univers coloré, joyeux, plein de détails souvent cocasses, dans lequel les objets s’animent et les animaux s’humanisent.

Si ce recueil propose une certaine approche de la poésie qui la fait descendre de son piédestal, s’il montre qu’elle peut être légère, drôle, qu’elle parle du mot et joue avec les mots, il en propose peut-être une vision un peu trop gratuite. Entendons par là une vision dans laquelle la gravité est exclue, le monde (tant le monde réel que celui des mots) n’est qu’un terrain de jeu plein de fantaisie. Pourtant un texte nous parait échapper à cette vision. D’abord parce qu’au lieu de s’inscrire dans le présent (ou le passé du récit, il est écrit au futur. On en citera ici le début :

Où iront-elle, les hirondelles
avec leur habit du dimanche ?
Où iront-elles, les hirondelles,
plumage sombre et chemise blanche ?

Tout en prenant la forme d’une légère ritournelle, le texte est peut-être le seul du recueil à poser une question, à parler du futur, du temps à venir à des enfants justement en train de grandir qu’il invite ici à rêver…

Un recueil de poèmes qui offre une image peut-être un peu trop restreinte de la poésie, mais qui sera sans doute une porte d’entrée vers ce genre à travers des formes simples et accessibles à tous.

Si le singe fait des singeries

Si le singe fait des singeries
Simone Mota – Elise Carpentier
Six citrons acides  2023

Animaleries…

Par Michel Driol

C’est à un drôle de mariage que les illustrations nous font assister, celui du coq et de la poule. On suit de page en page le cortège des animaux, jusqu’à la salle des fêtes où se tient la réception, où l’on boit, où l’on danse avant la photo finale.

Mais c’est à un autre mariage que le texte nous convoque, celui entre un nom d’animal et le même nom, augmenté du suffixe –rie.  Tout commence par l’inducteur du titre, si le singe fait des singeries, puis on part dans la création verbale la plus rigoureuse et la plus pure l’éléphant fait des éléphanteries et l’hippopotame des hippopotameries… Parfois, on croise, comme par hasard, des noms qui existent vraiment poissonnerie, coquetterie, chèvrerie… Parfois c’est le règne de l’à-peu-près, le phoque fait des moqueries, oups ! des phoqueries.

Voilà donc un cortège d’animaux, un bestiaire loufoque et inventif, créatif et joyeux. Il s’agit bien ici de jouer avec  la langue, en reprenant une structure de dérivation en -rie, génératrice de substantifs, bien établie en français, pour, à la façon des enfants qui explorent leur langue en créant des néologismes, proposer de nouveaux mots dont on cherchera un sens possible peut-être sur l’illustration. Cette dernière renforce les mots existants (la coquetterie du coq), donne des pistes pour zèbrerie (avec  ce zèbre peintre de rayures) ou hippopotamerie (avec cette façon qu’a l’hippopotame de manger des petites fleurs pour en expulser des grosses). C’est à une fête de la langue que nous sommes conviés, une fête qui repose sur l’attendu et l’effet de surprise, mais surtout sur le plaisir de la rime qui est ici un mariage entre des mots réels et des mots inventés. Il n’est que de lire, comme un étonnant inventaire à la Prévert, la liste des mots en rie prononcée par l’oiseau dans une des dernières pages, qui se clôt par « courgettes au riz ».

Il ne suffit pas de dire que la langue et l’orthographe sont des choses sérieuses… on peut être sérieux sans être ennuyeux, et mettre à distance la langue par le jeu, le rire, n’est-ce pas le meilleur moyen de la faire sienne ? Maitriser la langue, c’est savoir la prendre comme un superbe terrain de jeu, être capable de jouer avec les normes et de s’en affranchir. Tel est le parti pris par les éditions Six citrons acides dans leurs publications. On ne saurait que leur en savoir gré !

La Poésie, késako ?

La Poésie, késako ?
Thomas Vinau – Illustrations de Marc Majewski
Gallimard Jeunesse 2023

C’est quoi mon po – c’est quoi mon po – mon poème ?

Par Michel Driol

Qu’est ce que la poésie ? Voilà une question simple en apparence, mais à laquelle nombre d’auteurs, de poètes, de théoriciens ont apporté des réponses diverses. Au tour de Thomas Vinau de se livrer à l’exercice, mais, et on le sent dès le titre, avec humour et désacralisation. Tout au fil des pages vont se succéder des tentatives de définition, sous des formes différentes, mais toujours imagées et poétiques. Tantôt on aura l’accroche par « Si c’était… » un passage secret, un détective privé, un drôle de magicien.. Ou alors la comparaison est introduite par « Elle pourrait ressembler à »… un archéologue, un paysan.. C’est la métaphore qui suit, avec « Elle pourrait être »… une question, un secret… Sous forme de jeu de mot, c’est une notion essentielle qui est introduite « Elle garde la forme »… d’un hamac, d’une bouée.. Reviennent enfin les métaphores « C’est une grande table, un coloriage »… Et l’album se termine par un appel à chaque lecteur pour qu’il donne sa définition : A toi de voir. Ce court panorama permet déjà de mesure l’étendue et la diversité des champs lexicaux convoqués : métiers, objets, notions abstraites…

Au-delà du plaisir de la lecture, du plaisir des surprises nombreuses et variées que l’on rencontre dans ces pages, se dessinent quelques caractéristiques de la poésie. D’abord la difficulté de la cerner car elle intègre en elle des contraires et se nourrit de paradoxes. On en citera trois : parfois raccourci, parfois détour, un secret qu’on ne peut garder qu’en le partageant, le cadeau que le silence fait aux mots. Mais elle est aussi liberté, liberté d’apporter ce qu’on veut à la table, liberté de ne pas respecter les limites du coloriage. Elle ne passe pas à côté de ce qui est drôle (le mot blague revient souvent).  Au cœur de l’ouvrage se glisse la question de la forme, aussitôt posée, aussi éclatée dans un pluriel (toutes les formes), L’essentiel est dit, suggéré au lecteur, comme si la seule définition possible de la poésie ne pouvait qu’emprunter une langue elle-même poétique, faite d’images, de comparaisons, de rapprochements, comme s’il fallait rendre la poésie sensible par un langage oblique et non dans la sécheresse d’une approche plus théorisante. On trouvera ici des réponses à ces questions : qu’est-ce que la poésie ? A quoi sert-elle ? Quels effets produit-elle ? Mais ces réponses, formulées avec humour, un humour souligné par des illustrations pleines de malice, restent à interpréter pour se forger sa propre conception de la poésie. Le vocabulaire et les illustrations nous plongent dans les choses ordinaires (un magicien, une porte, des lunettes), mais ce réel, aussitôt posé est dépassé ou déplacé par la suite de la phrase – ou un détail de l’illustration –  pour associer le réel et l’imaginaire, le visible et l’invisible, le quotidien et l’extraordinaire. Il y a là une vraie ligne de force qui touche à la conception de la poésie de l’auteur, magnifiquement comprise par son illustrateur.

Un belle tentative poétique de proposer une approche sensible de la poésie, à travers l’humour, la langue, les situations, à destination d’abord des enfants, mais que bien des adultes pourraient lire :

Eveils

Eveils
Georges Lazarre
L’Harmattan 2022

Mon sonnet soignera tes secrets et tes maux

Par Michel Driol

Trois parties bien distinctes dans ce recueil de poèmes : Enfance, Nature, la Réunion. Sous une forme très classique, respectant les règles de la métrique (versification, rimes), voire des formes traditionnelles (sonnet), ces poèmes jouent sur divers registres.

On trouve ainsi un côté assez primesautier dans Enfance, dont les poèmes mettent souvent en jeu un certain rapport avec le temps qui passe, les jours qu’on attend et ceux qu’on préfère. Avec Nature, ce sont les animaux, les rivières, qui sont célébrés. Enfin, peut-être plus touchant, La Réunion, lieu de naissance de l’auteur, est l’évocation aussi bien des paysages, de la faune et de la flore de l’ile que de certains de ses grands hommes. Les vers savent jouer avec la métrique, allant du léger pentasyllabe au classique alexandrin, avec toutefois une prédilection pour les hexasyllabes et les octosyllabes Une langue simple, une poésie qui se veut accessible à tous pour dire la beauté de ce qui nous entoure, avec, parfois, comme une légère  une touche de créolité.

Eveils, pour s’ouvrir au monde.

Comment j’ai appris à parler ours

Comment j’ai appris à parler ours
Didier Lévy, Anaïs Brunet (ill.)
L’école des loisirs (Mouche), 2022

Gloumou !

Par Anne-Marie Mercier

Si le titre laisse rêveur, le récit est encore plus farfelu. On y apprend que les ours sont sensibles à la poésie, surtout à Victor Hugo (contrairement aux loups). L’un d’eux, très collant avec le narrateur, sait manipuler un détecteur d’ours, vole ses pantoufles et, plus surprenant encore la photo de sa grand-mère.
On apprendra par la suite pourquoi cette grand-mère l’intéresse (et le narrateur découvrira ainsi une facette cachée de cette admirable vieille dame), ce qui entrainera les deux nouveaux amis dans une jolie aventure de libération des animaux en captivité.

Un lexique, à la fin, nous donne la clé de certains dialogues qui sans cela resteraient un peu obscurs (enfin ce n’est pas grave non plus : si vous voulez savoir ce que signifie Gloumou, allez voir).
Les belles images d’Anaïs Brunet, japonisantes, suffiraient à nous faire aimer cette histoire loufoque d’une amitié paradoxale qui s’achève en plaidoyer pour la cause animale.

 

Larmes de rosée

Larmes de rosée
François David / Chloé Pince
CotCotCot 2022

Une salade a besoin de sentir que tu l’attends

Par Michel Driol

Pour accueillir le 25ème Printemps des Poètes

Livret n° 2 de la collection Matière vivante, Larmes de rosée est un court poème de François David, devenu ici album illustré par Chloé Pince. De quoi y est-il question ? De la patience qu’il faut pour faire pousser une salade, ou plutôt du rapport qui se noue entre le jardinier débutant et la salade, qu’il a achetée en pot au marché, et qu’il consommera à la fin de l’ouvrage. A chaque lecteur d’interpréter plus ou moins métaphoriquement ce poème, qui se termine par le rapprochement homophonique entre deux verbes, elle attendait que tu la cueilles / que tu l’accueilles, et qui est dédié à « mes petites pousses ». Il est sans doute autant question d’éducation que de jardinage ici…

Dans une langue toute en retenue, très concrète, adressée à un « tu », figure du lecteur qu’on devine jardinier amateur, le texte évoque ce qu’il faut de patience, de lenteur, de soins dont on ne sait s’ils sont justes ou dans l’excès, de peine aussi pour faire grandir un végétal aussi humble qu’une salade, une matière vivante prise entre ses besoins et son désir de satisfaire le jardinier. Ce face à face qu’on dirait plein d’humanité est illustré d’aquarelles en vert et gris qui se concentrent avec humilité sur le sol, la salade et la terre, montrant ce jeu de développement à la surface, mais aussi le travail souterrain et invisible des racines, montrant aussi le temps qui passe avec le parcours d’une lune dans le ciel. Seule une limace, intrus rouge, vient dire un autre aspect de la vie de la nature.

Un poème plein de délicatesse pour évoquer avec douceur un aspect complexe de nos liens avec le vivant, avec la nature, car cette salade que l’on a fait pousser, on finit par la faire disparaitre en la mangeant.

De drôles de choses

De drôles de choses
François David / Syvie Serprix
Editions møtus –Collection pommes pirates papillons – 2022

Poétique des objets de tous les jours

Par Michel Driol

Pour accueillir le 25ème Printemps des Poètes

Une trentaine de textes, sobrement intitulés les ballons, les lunettes, le miroir, le pot de moutarde, la pierre ou l’assiette : autant d’objets familiers que François David examine, décrit, évoque. Son regard est à la fois précis, posant le concret des objets (leur forme, leurs qualités, leur matière) mais aussi quelque peu décalé, parce qu’il y a la langue qui vient se superposer aux choses. On n’est pas très loin d’un Ponge qui évoquait le parti pris de choses et le compte tenu des mots… Quel rapport entre les chaussons pour les pieds et les chaussons aux pommes ? Le mur n’est-il pas la moitié d’un mur mur e ? La langue vient, en quelque sorte, conduire à revisiter le monde, et c’est bien là l’un des attributs e la poésie de revisiter le lien entre le signifiant et le signifié…

Pour autant, rien de théorique ou de pesant, de lourd, dans ce recueil plein de finesse et d’astuces, qui joue à surprendre le lecteur en posant un regard neuf sur le monde et la langue. Comme un regard d’enfant qui voit apparaitre des liens là où ne pensait pas en trouver, regard de ce « je » aux contours indécis qui dialogue avec un «vous », la communauté des lecteurs, l’entrainant dans cet univers où, « si les draps deviennent des voiles de bateaux », on n’a plus qu’à « dormir sur la mer ». Univers ludique donc, univers qui fait la part belle à l’imaginaire conçu comme une fabrique d’images reposant sur des jeux de mots qui métamorphosent et animent les objets avec humour. Pour autant, le drame n’est pas loin : soucis que la gomme ne peut pas gommer, vieillissement quand le sac ado se fait trop lourd, poupée qui se met à pleurer par empathie pour sa propriétaire, règle incapable de tracer un cercle… Petits drames de l’enfance pourtant, présents mais vite oubliés dans la dernière phrase qui promet le paradis « pour tout le monde ». Voilà une poésie pour la jeunesse qui résolument tourne le dos à la mièvrerie, ou aux jeux gratuits avec la langue, pour donner à voir différemment le monde qui nous entoure dans sa quotidienneté même, une façon de dire que ce n’est pas le sujet éthéré qui fait la poésie, mais un travail qui conjugue le regard et la langue.  Les illustrations très colorées de Sylvie Serprix, qui jouent elles aussi sur le double sens, la métamorphose, la transformation, en particulier avec un intéressant travail sur les ombres et les reflets, sont aussi une ode au pouvoir de l’imaginaire.

Un beau recueil de poèmes qui sait conjuguer une vision naïve du monde et un usage travaillé de la langue !