Demain n’aura pas lieu

Demain n’aura pas lieu
Iuna Allioux
Sarbacane 2024

Apocalypse now

Par Michel Driol

D’un coup, la Terre s’est réchauffée, et le soleil la brule. Dans trois jours, elle sera invivable. Nous suivons durant ces quelques jours la narratrice, Asumi, qui, bien que d’origine japonaise, vit à Paris avec sa mère, repartie au Japon pour y conclure un contrat.  Trois jours où la jeune fille est seule, accompagnée de Maxence et de sa famille, de son ryukin, d’un traiteur Bo Wang, et à la recherche de son auteur coréen préféré Ji Eunji de passage à Paris, trois jours pour lire un carnet qui lui révèle un terrible souvenir lié à son enfance, qu’elle avait enfoui au fond de sa mémoire.

Ce roman est le premier d’une toute jeune autrice, Iuna Allioux, un texte prometteur et mutliforme. D’abord par la forme, puisqu’il mêle le récit à la première personne d’Asumi, mais aussi des fragments brefs de pièce de théâtre aux multiples personnages, comme un contrepoint imaginaire offrant d’autres points de vue. Ensuite par le mélange des cultures qu’il propose : culture japonaise, culture coréenne, culture française. C’est un roman sur le mal-être d’une adolescente, qui s’évanouit souvent sans savoir pourquoi, et dont les relations avec sa mère sont compliquées. Cette dernière est souvent absente, plus préoccupée par son travail et la signature de contrats que par sa fille. Toutes deux vivent dans un superbe hôtel particulier, une grande demeure symboliquement vide.

C’est aussi un roman sur l’urgence du temps qui reste à vivre : que faire en trois jours, avec qui passer ces trois jours, qu’y apprendre quand on est seule ? Là où le temps s’accélère, là où la chaleur monte, rendant tout irrespirable, Asumi, dont le nom en kanji signifie belle lumière du soleil ou lumière qui brille dans le futur, a la rétine brulée. Ce fil narratif de la lumière en croise deux autres. Celui de l’eau, des lacs, des piscines, comme un contrepoint apaisant, dont on découvrira à la fin la signification profonde pour l’héroïne. Et surtout celui de la littérature, de la poésie en particulier, avec le personnage de l’écrivain coréen qu’Asumi adore, qui révélera que la littérature n’est pas toujours l’expression du vécu personnel, et la poésie qui traverse le roman, souvent sous forme de petites notations.

Ce roman dystopique explore avec finesse la tragédie intime, intimiste d’une héroïne attachante, seule dans un monde qui finit, avec tous ses rêves impossibles de futurs. Emouvant et réussi !

Méduse

Méduse
Jessie Burton
Gallimard Jeunesse 2024

Survivante, amoureuse, trahie…

Par Michel Driol

On est sur ile éloignée de tout, où vivent depuis 4 ans Méduse et ses deux sœurs. Méduse, la plus jeune, a refusé les avances de Poséidon, qui l’a violée dans le temple d’Athéna, avant de le détruire. Vengeance de la déesse, qui transforme les cheveux de Méduse en serpents, et lui donne le pouvoir de pétrifier les hommes. Mais lorsqu’arrive sur l’ile Persée, et qu’il discute avec Méduse, les deux adolescents comprennent que leurs histoires ont bien des points communs. Toutefois, Persée a une mission : rapporter la tête de Méduse… et Méduse sait qu’elle a le pouvoir de le détruire s’il la regarde…

Voilà une belle réécriture du mythe de Méduse. Ce personnage est surtout connu par l’iconographie monstrueuse, et le roman de Jessie Burton donne à lire un autre personnage, une jeune femme, humaine, tellement humaine. C’est elle qui est la narratrice, qui explique sa courte vie, et laisse percevoir sa détresse, ses sentiments, son désir d’amour. Elle est doublement victime, victime du désir de Poséidon, victime ensuite de la vengeance d’Athéna, qui s’en prend à elle, simple mortelle, et non au dieu coupable.  Les serpents sur sa tête ont tous un nom, une personnalité. Ses deux sœurs sont très aimantes et protectrices à son égard, constituant une structure familiale qui supplée à l’absence des parents.  On est donc très loin, avec ce personnage touchant, fragile, qui tente de se reconstruire son humanité, sa féminité,  après la double violence d’un viol et d’une métamorphose qui l’a privée de la beauté et des espoirs de ses 14 ans. Quant à Thésée, il est aussi une victime des dieux, victime qui tente de préserver et de sauver sa mère du tyran Polydecte. Sans jamais le voir, Méduse tombe amoureux de lui, à travers leurs discussions. C’est un premier amour, est-ce un amour impossible ? Elle le comprend, et il semble la comprendre. Elle se sent enfin en confiance, éprouvant pour la première fois un sentiment amoureux, tout en ne révélant pas sa véritable identité, jusqu’au moment où Thésée lui annonce quelle est la tâche qu’il doit accomplir pour sauver sa mère.  On perçoit alors tout le désarroi de la jeune fille…

Le roman parvient donc à proposer une relecture très féministe du mythe de Méduse, revisitant ainsi la mythologie, tout en restant fidèle à l’essentiel : les rapports entre des hommes et des dieux tout puissants, qui se jouent d’eux, la notion de destin, la mince ligne qui sépare l’humain du monstre. C’est aussi la question du récit qui est posée ici, lorsque Méduse apprend qu’elle est devenue la Méduse, et que d’une jeune fille on a fait un mythe monstrueux qui ne lui ressemble pas. Tout est affaire de discours, d’un logos qui nous échappe  Ce roman s’inscrit dans tout un courant contemporain qui cherche à repenser la mythologie et le rôle qu’elle fait jouer aux hommes et aux femmes. On y voit des hommes et des dieux, violents, tout puissants, agresseurs sexuels des femmes dont ils font des victimes : une société où règne un patriarcat sans partage. Cette réécriture invite à trouver l’humain au sein de chacun et de chacune, à ne pas se fier aux apparences, mais à chercher une beauté intérieure. Ayant survécu à la violence des dieux, amoureuse d’un jeune homme qu’elle n’a jamais vu, Méduse sera pourtant trahie par lui, puisqu’on le voit arriver, tout armé, pour la tuer. Lui, il a fait son choix. Sans révéler la fin du roman, on précisera juste que l’autrice prend des libertés avec le mythe, ce dont on pouvait se douter en voyant le récit à la première personne, avec son incipit si révélateur.

Il fallait l’oser : faire de Méduse une victime, des Gorgones trois sœurs attachantes et parler ainsi des rapports homme-femme, de la violence faite aux femmes, de pédophilie… le tout avec beaucoup d’empathie pour les personnages, et de sensibilité. Et c’est réussi !

Les mille Vies d’Ismaël et quelques saveurs en plus

Les mille Vies d’Ismaël et quelques saveurs en plus
Raphaëlle Calande
Roman Sarbacane 2024

Cuisine, graff et amour

Par Michel Driol

A 15 ans, en troisième, Ismaël est en plein décrochage scolaire. Même sa grand-mère ne parvient plus à lui venir en aide. Son père est en prison et sa mère déprime. La mort de sa grand-mère, après un cours de maths catastrophique, l’entraine dans une escalade de violence  au collège, et il doit passer dans un mois en conseil de discipline. Sa mère décide alors de l’envoyer, à Lyon, chez son oncle qui lui a trouvé un stage dans la cuisine d’un bouchon, auprès du Chef Francis. Là Ismaël fait la connaissance de toute la brigade, et, en particulier, de Céleste, une apprentie un peu plus âgée que lui,  dont il tombe amoureux.

Si le genre romanesque doit faire pénétrer le lecteur dans des milieux sociaux, les dépeindre, ce premier roman Raphaëlle Calande  y parvient remarquablement. C’est le milieu de la brigade d’un restaurant, avec ses relations,  ses hiérarchies, ses tâches, ses solidarités, son vocabulaire particulier, c’est aussi le milieu du graff, son lexique, ses codes, ses valeurs qu’il nous fait connaitre. Dans une langue souvent métissée et vivante, l’autrice réussit à mêler différentes techniques de narration. Le récit à la première personne, des extraits de carnet de correspondance, un QCM, un bulletin scolaire, des SMS… et même un relai de narration très polyphonique dans le chapitre le plus mouvementé. Tout cela s’inscrit dans le paysage d’une France qui va mal, raciste (Ismaël a un père polynésien), où les enseignants sont peu empathiques envers ce garçon aux dreadlocks, où des skinheads agressent des immigrés qu’on chasse de leur squat. Dans ce pays qui va mal, des personnages dépriment, deviennent boulimiques. Ismaël est ravagé par un sentiment de culpabilité, persuadé d’avoir entrainé le geste fatal de son père, persuadé aussi d’avoir causé la mort de sa grand-mère. Mais ce n’est pas un roman déprimant, c’est au contraire un formidable roman sur l’entraide et la solidarité, avec des personnages remarquables pour leurs qualités. L’oncle et la tante, qui élèvent un enfant atteint d’autisme Asperger, le Chef Francis, bougon et grande gueule comme il se doit, mais attentif à transmettre des savoirs, des attitudes, et soucieux du respect et du bien-être de tous ses apprentis dans son restaurant. Céleste, fille de profs engagés et bobo bohèmes, qui, à l’image des établis des années 68-70, préfère apprendre la cuisine et renonce à  fréquenter la bourgeoisie d’un lycée d’élite. Avec sa langue bien pendue, son don de la répartie et des relations sociales, elle défend une certaine conception du féminisme dans des milieux très masculins, entend se faire respecter, et rêve de graffer, elle aussi. Tous les membres de la brigade sont intéressants, bien dessinés par l’autrice, en particulier Katal, qui devra choisir entre la cuisine et le graff… Les nombreux personnages d’adultes bienveillants, le chef Francis, Mado, accueillants, cherchant à donner leur chance aux jeunes d’origine populaire montrent que l’on peut réparer, à son échelle, la société qui va mal. Au bout du compte, Ismaël, balourd, en surpoids, empoté, que rien n’intéresse dans le premier chapitre, découvre la solidarité au travail, le sens de l’entraide, et trouve enfin l’estime de soi qui lui faisait défaut. Autant qu’un page turner, c’est un vrai feel good roman qui réussit aussi à rester dans la légèreté sans chercher à approfondir ou à théoriser les problèmes que rencontrent les personnages : l’autisme, le surpoids, le racisme. Au lecteur de comprendre ces arrière-plans sociaux, psychologiques, l’important étant la dynamique du récit et les valeurs dont il est porteur. Un récit qui fait aussi la part belle à la cuisine lyonnaise, du tablier de sapeur aux tartes à la praline !

.A voir ces jeunes, dans ce quartier de la Croix Rousse, on se surprend à penser aux compagnons de la Croix Rousse de Paul-Jacques Bonson, des compagnons qui auraient un peu vieilli, porteraient désormais des noms issus de toute une diversité, mais n’auraient rien perdu de leurs origines populaires, de leurs valeurs de solidarité et de bienveillance autour d’un personnage, Mado, qui, âgée, serait devenue patronne de bistro. C’est un roman qui met en avant la générosité pour aider chacun à grandir, et à faire ses choix par lui-même. On est très loin de Top Chef, et du principe d’élimination. Il s’agit au contraire de tout faire pour accueillir chacun dans la communauté humaine, une communauté faite de métissages ethniques, culturels… même si la cuisine du Chef Francis est fortement héritière de la tradition des mères lyonnaise !

Le roman se termine par un gâteau, le Céleste, dont l’autrice donne la recette et nomme la conceptrice, ainsi que par un petit lexique des termes culinaires pour prolonger par la pratique la lecture de ce roman à déguster sans modération ! Comme l’écrivait Brecht dans l’Opéra de Quat’sous, d’abord vient la bouffe ! la morale ensuite !

Et si ma mère était une sorcière ?

Et si ma mère était une sorcière ?
Myriam Bendhif-Syllas, illustrations de Mayana Iltoïz
Saltimbanque 2024

Une sorcière comme les autres…

Par Michel Driol

Une petite fille est persuadée que sa mère est une sorcière. N’y a-t-il pas 10 signes qui le prouvent, depuis les tisanes qui sont en fait des potions magiques jusqu’aux déguisements qu’elle porte lors des anniversaires, qui sont en fait sa vraie tenue… Sans compter qu’elle parle avec le chat et que ses gâteaux orange-pois chiche sont de vraies recettes de sorcières. Malgré cela, restent des doutes, l’absence de nez crochu ou de verrue par exemple… Serait-elle une gentille sorcière, si cela existe ?

Voilà un album tendre et amusant pour célébrer l’amour entre une fillette et sa mère. Chaque double page est consacrée à un signe, un indice, avec un texte récurrent. Page de gauche, elle expose les circonstances, le comportement étrange de sa mère, et page de droite elle tire sa conclusion : Moi, je sais bien que… Les illustrations, pleines de gaité et d’humour, représentent cette mère sorcière dans des poses et avec des vêtements tantôt très connotés, tantôt d’une grande banalité. Une constante néanmoins, les grandes boucles d’oreilles en or, stéréotypant une bohémienne autant qu’une sorcière… On s’amuse beaucoup à découvrir la relation entre les indices – montrant le comportement habituel d’une mère – et les conclusions que la fillette en tire, qui montrent l’obsession de cette dernière, et ce mélange de crainte et d’admiration pour sa mère. On apprécie aussi les indices épars montrant que la fillette a peut-être aussi quelque chose d’une sorcière : sa familiarité avec le chat – noir comme il se doit, avec lequel elle parle (alors qu’on le sait bien, le chats ne parlent pas, c’est de la télépathie de sorcière) ou encore ce rituel matinal auquel elle se livre pour saluer la nuit et faire revenir le soleil… Telle mère, telle fille ? Ces stéréotypes, cet humour, cette gaité disent qu’au fond toutes les mères ont un pouvoir magique aux yeux de leurs enfants, au-delà de leurs bizarreries, de leurs manies, de leurs obsessions, de leurs chagrins et de leurs peurs aussi. Pouvoir de guérir, pouvoir de chasser les cauchemars, pouvoir de célébrer les anniversaires et de faire naitre une atmosphère de joie dans la maison, pouvoir de détendre aussi. Ce sont toutes ces situations bien quotidiennes, dirait-on bien ordinaires, dans lesquelles se manifeste l’amour d’une mère que met en lumière cet album.

Un album qui épouse le regard d’une enfant pour renouveler avec originalité et charme la question des relations mère-fille…

Pio

Pio
Émilie Chazerand, Marie Mignot
Sarbacane, 2024

Grand petit

Par Anne-Marie Mercier

Pio est un enfant.
Il est très grand, si grand qu’il dépasse l’album pourtant de grand format : on ne voit pas sa tête sur le portrait « en pied » de la couverture. Pour sa mère il reste son tout petit. Pour les autres, il est une calamité, comme Gulliver au pays des Lilliputiens. Lui-même s’en rend à peine compte et le texte, qui porte son point de vue, souligne l’humour des images. Enfin, comme Gulliver, il fait ce qu’il peut pour corriger cela quand il s’en rend compte. C’est un bon garçon et les images insistent sur son sourire et ses bonnes joues autant que sur l’apparence d’univers jouet du monde qui l’entoure.
Seul importe pour Pio l’amour qu’il a pour la toute petite Nona dont il est « aussi amoureux qu’une fourmi d’un bonbon ». Ses tentatives pour la conquérir, longtemps infructueuses car celle-ci ne quitte pas son livre des yeux, sont aussi cocasses qu’énormes. Mais bien sûr, le grand cœur sera reconnu à la fin.

Check and Mate

Check and Mate
Ali Hazelwood
Traduit (anglais, USA) par Nathalie Peronny
Gallimard jeunesse, 2024

Miracle dans le New Jersey

Par Anne-Marie Mercier

Voilà un curieux roman, à la fois original et terriblement banal, intéressant par son cadre (le milieu des compétitions d’échecs) mais plombé par du psychologisme pesant, de nombreuses redites, un sentimentalisme verbeux et une inscription dans le genre de la « romance » d’aujourd’hui.
Mallory, 18 ans au début du roman, vit avec sa mère dépressive et de santé fragile et ses deux petites sœurs. L’une est une enfant entichée de son cochon d’Inde et l’autre une adolescente fanatique de roller-derby. Mallory a renoncé à aller à l’université pour faire vivre sa famille endettée et payer les équipements de l’ado et les croquettes de l’animal. Sa meilleure amie s’en va faire des études au loin, la laissant très seule, coincée dans cette vie étriquée et dans sa petite ville ouvrière du New Jersey, Paterson, banlieue de New York. Elle est enfin renvoyée du garage où elle travaille comme mécanicienne parce qu’elle est trop honnête : que faire ?
Coup de chance : son amie avant de partir l’a obligée à jouer dans un tournoi d’échecs alors qu’elle avait juré quatre ans plus tôt de ne plus jamais y jouer pour des raisons obscures que l’on apprendra au fil de l’histoire. Elle y bat le champion du monde en titre, le ténébreux Nolan, et s’enfuit juste après (façon Cendrillon) sans qu’il ait pu lui parler. Repérée, elle reçoit une proposition de travail d’un club d’échecs proche de chez elle. Elle l’accepte malgré sa promesse, et en faisant croire à sa famille qu’elle est embauchée dans une maison de retraite (d’où quelques moments cocasses).
De là s’ensuivent rencontres, compétitions et bien sûr retrouvailles récurrentes avec Nolan, c’est à dire le « prince » de l’histoire, jeune, beau, riche, célèbre, et crédité (faussement) de nombreuses maitresses jeunes, riches, belles et célèbres. On devine la suite et le schéma classique des romans sentimentaux repris par le genre de la « romance » d’hier et d’aujourd’hui, qu’elle soit rose (comme ici) ou « dark » : une toute jeune fille fragile (mais ici pas complètement innocente), pas très jolie, mal habillée et mal coiffée (voir Au bonheur des dames de Zola, précurseur du genre) rencontre un homme puissant ; tout semble les opposer ; elle se refuse, ils s’affrontent puis se déclarent un amour fou.
Ali Hazelwood qui a publié jusqu’ici des « romances » pour adultes, best-sellers dit-on, glisse ici vers le domaine des jeunes adultes. C’est sans doute ce passage qui lui fait retarder la consommation de l’idylle après près de trois cents pages et plusieurs nuits chastes dans le même lit.  On a vu cela dans la trilogie de Twilight de Stephenie Meyer.  Comme il faut vivre avec son temps et donner du pouvoir aux femmes Mallory est bisexuelle et adepte de rencontres amoureuses torrides et brèves. Pour encore un peu plus d’originalité et de piquant, Nolan est au contraire un timide.
Il y a pourtant de belles éclaircies et on se dit à de nombreuses reprises que cela aurait pu être beaucoup plus intéressant si l’autrice n’avait pas succombé aux vieilles ficelles autant qu’aux recettes nouvelles. Nolan est un personnage intéressant au parler rare et précis. Il partage avec Mallory un passé douloureux dans lequel les échecs jouent un rôle. Les questions d’argent ne sont pas éludées, au contraire (le financement du club d’échec par exemple). L’héroïne s’intéresse à beaucoup de choses ; elle lit, quand elle ne joue pas. Elle s’est même fixé un programme (Garcia Marquez) grâce à un club de lectures. On peut aussi s’interroger sur le choix de la ville de Paterson, que l’on connait par le film de Jim Jarmush, Paterson (2016), hommage au poète William Carlos Williams auteur d’un recueil portant le même titre, mais l’idée d’un clin d’oeil fait long feu.
Les pages les plus intéressantes sont celles qui relatent les tournois : on y voit les relations entre joueurs, camaraderies, complicités et haines, ragots, vieilles histoires, tricheries, légendes, généalogies de champions, etc. Mallory finit par se faire des ami.es et comprendre un peu mieux les règles de ce milieu. Les parties sont pleines de suspense et le rôle de la presse et des réseaux sociaux y est bien mis en avant.
Enfin, la question de la place des femmes dans ces tournois est au cœur de l’entreprise d’Ali Hazelwood qui révèle dans la postface que l’idée de ce livre lui est venue à la lecture d’une enquête sur les stéréotypes de genre menée par un professeur en psychologie sociale de l’Université de Sandford, Claude Steele. Elle dit s’être aussi inspirée des travaux du groupe de recherches de Nalini Ambady (dont le travail a connu un large écho à travers l’essai de Malcolm Gladwell, Blink: The Power of Thinking Without Thinking (2005), traduit en français La Force de l’intuition : Prendre la bonne décision en deux secondes). On voit cette influence dans la peinture des personnages secondaires et dans les échanges rapides et acides entre Mallory et ceux qu’elle rencontre, petit hérisson dans un monde de grands fauves et d’antilopes (enfin c’est ainsi qu’elle se voit).

Mallory bat d’emblée tous ses adversaires ; le jeu qu’elle n’a pas pratiqué depuis 4 ans est en elle une seconde nature, une inspiration. Certains aspects peuvent être rapprochés du roman de Walter Trevis qui a inspiré  la série Le jeu de la dame, dans lequel une jeune orpheline brille à ce jeu (voir l’interview de Jennifer Shahade, deux fois championne d’échecs aux États-Unis, à « Vanity Fair », qui donne une idée plus précise de la place des femmes aujourd’hui dans le monde des échecs aux Etats-Unis). Ali Hazelwood dit avoir joué un peu aux échecs dans sa jeunesse et n’a pas participé à des compétitions ; moi non plus. Je laisse donc les amateurs déterminer si ce qu’elle dit est exact techniquement ou non. Cela étant dit, son roman risque de donner envie à de nombreuses lectrices (lecteurs peu probables) de s’y plonger, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.

La Forêt pour te dire

La Forêt pour te dire
Martine Pouchain
Sarbacane 2024

Robinsonnade contemporaine

Par Michel Driol

Louise, 17 ans, dont le père est mort avant sa naissance, vit avec sa mère qui enchaine les hommes. Lorsque le dernier se livre à des attouchements sur elle, elle fuit dans la forêt, où elle mène une vie de survivaliste, faite de cueillette et de petite chasse, à l’aide de sa fronde. C’est là qu’elle fait la connaissance de Paul, un peu plus âgé qu’elle, qui va de petit boulot en petit boulot, traumatisé par la mort de ses parents dans un accident de voiture, et un abattoir où il a travaillé. Paul sauve Louise, victime d’un empoisonnement, et lui propose de l’héberger à La Faye, la vieille maison familiale, désormais vide. Comment ces deux-là vont s’apprivoiser, se découvrir, et se reconstruire, et établir entre eux et les autres une relation complexe…

Martine Pouchain propose ici un récit qui tient du conte et du roman d’apprentissage. Conte par le personnage principal (non plus une petite fille, mais une adolescente, victime d’un adulte), par les lieux,  la forêt emblématique – et symbolique – de ce genre où l’héroïne trouve refuge, mais aussi la vieille maison qui semble pleine de secret, enfin par la punition du méchant et la découverte de l’amour – sauf que la fin n’est pas celle du conte traditionnelle, avec le mariage et les nombreux enfants. Roman d’apprentissage par la découverte d’elle-même qu’y effectue l’héroïne, par les choix qu’elle effectue, sa fuite, son apprentissage de la psychologie à distance, et son éducation sentimentale et sexuelle. A la croisée de ces deux genres, on est vraiment dans une grande tradition de la littérature pour la jeunesse. Une littérature pour la jeunesse qui s’adresse aussi, ici, à un lectorat adulte.

Le roman propose un double portrait, celui de Louise, et celui de Paul. Si l’on découvre assez vite le passé de Louise, ses relations avec sa mère – femme enfant avec son « beau-père » du moment, en particulier parce que le texte nous livre son journal intime, il n’en va pas de même pour  Paul, dont le roman révèle, bribe après bribe, ses secrets, son passé qu’il a du mal à affronter. Il y a là à la fois respect de la psychologie du personnage et aussi source d’intérêt  pour le lecteur qui ne peut que se questionner sur ce personnage, dont on découvrira à la fin la tragédie qui le hante.

C’est un roman d’amour qui prend son temps, roman de découverte entre deux êtres qui s’observent d’abord un peu comme chien et chat, et vivent la tension entre leur besoin d’être ensemble et celui de sauvegarder leur liberté. Petit à petit, on assiste à transformation intérieure de Louise, à l’éveil de ses sens et à son passage à l’âge adulte. Louise ressent des émotions complexes et contradictoires, décrites avec finesse par l’autrice.

Un mot sur les personnages secondaires, bien dessinés, et dont le système forme des couples : Audrey, la cueilleuse, qui cherche à « draguer » Paul, en complet contraste avec la retenue et la pudeur de Louise, la grand-mère artiste de Paul, discrète, fine, sensible, en parfaite opposition avec la mère de Louise.

Un roman poétique et introspectif, qui articule avec force la problématique de la quête d’identité et de la quête du bonheur avec certaines des grandes questions qui traversent notre époque : les agressions sexuelles, le lien avec la nature,  les relations familiales, l’amour et la sexualité des adolescents.

Petit Square, grand amour

Petit Square, grand amour
Didier Léy, Claire Morel Fatio
Sarbacane, 2024

marche arrière, pause, avant

Par Anne-Marie Mercier

Le titre dit tout : ça se passe dans un square (sans doute parisien) et c’est une histoire d’amour. Elle est simple et pudique : deux adultes se reconnaissent pour avoir joué, enfants, dans ce square. L’une est partie, l’autre est resté. L’une dessine (l’illustratrice ?), l’autre est le gardien du square (un métier très à la portée de l’imagination enfantine). Ils évoquent le passé, leurs sentiments d’alors, qu’ils découvrent réciproques et toujours vifs, et partent main dans la main.
Le charme de l’histoire et des dessins tient au va-et-vient entre présent et passé, réel et imaginaire : si tout se passe dans le square (qui n’est pas petit, d’ailleurs), tantôt en vue d’oiseau tantôt sur une branche, tantôt au ras du sol, il y a une échappée vers le pays imaginaire dont ils rêvaient et une ouverture vers le futur, quand les protagonistes sortent du square pour aller vers leur histoire commune. En outre, l’impression de retour vers le passé et d’une histoire qui tournerait en rond est brisée par l’arrivée d’engins de chantiers : le square va être détruit, ou plutôt, curieusement, devenir une nouvelle école.
Le personnage de Raphaël laisse perplexe : le square détruit il envisage de demander à devenir le gardien de l’école. On a l’impression à travers ce personnage que l’album invite à un retour vers l’enfance plutôt qu’ à un mouvement d’émancipation. Barbara est un peu plus adulte et, contrairement à lui, en mouvement.
Le dessin est charmant, délicat, un peu dans le style de Sempé ; les couleurs pastel lui donnent de la douceur. Pas d’aventures, pas d’événement hors celui de la reconnaissance, c’est tout simple, comme le titre, et cela peut intéresser tous ceux qui ne sont pas rebuté par une légèreté qui se rapproche de la fadeur, tout un art !

 

 

Djibril

Djibril
Emilie Chazerand – illustrations Betty Bone
L’élan vert 2023

Lettres à l’absent

Par Michel Driol

Djibril, lycéen écrit des e-mails à son frère ainé Souley, parti à Dublin où il a trouvé la mort. Une dizaine de lettres, qui s’étalent entre juin 2023 et fin décembre 2023, dans lesquelles il tente de faire son deuil en racontant sa vie, ses activités, ses rapports avec ses parents, avec les files aussi, Prisca et Sarah.

Djibril exprime son mal-être dans une langue puissante et précise. Il est à la fois métisse, musulman et fils d’une famille aisée : la mère est artiste, le père ingénieur agronome. Il ne correspond pas aux stéréotypes et tente de s’en débarrasser pour être lui, avec ses peurs, peur de ne pas être à la hauteur dans ses rapports avec les filles, peur aussi de se retrouver seul, sans ce frère qui a fait le choix de quitter sa famille. Moment clef de la vie, le récit commence par un sauvetage, dans lequel Djibril sauve de la noyade Prisca, qui ne le remercie pas. Moment clef dans lequel Djibril est comme paralysé par la mort de son frère, et ne fait plus rien. Cette façon de mariner, comme dirait Roland Barthes, est dite dans des phrases courtes, imagées, fortes, pleines d’expressivité.  Djibril fait tout pour retrouver le gout de vivre, et c’est l’occasion aussi pour l’autrice de montrer quelques scènes de la vie : cours d’Education physique au lycée, soirées d’anniversaire, ou cette scène étonnante où Djibril se fait engager comme baby-sitter par le fils d’une grande bourgeoise qui parvient à l’imposer à sa mère. Tout ceci dénote un fort sens des rapports sociaux et une vision sans concession de la société. Tout se termine par une belle scène d’amour entre Djibril et Sarah, scène qui scelle l’acceptation du départ de Souley, et la promesse d’un nouveau futur, où Souley ne sera pas oublié, mais où la vie continuera. Ces lettres forment donc comme un beau roman, dont les phrases ont souvent la force du coup de poing percutant, sur le deuil.

Le texte est doublement illustré : d’une part par Betty Bone, qui isole certaines scènes, certains détails porteurs de sens, en particulier les moments où Djibril écrit, mais aussi par des reproductions d’œuvres d’art qui résonnent avec ce que vit Djibril. Œuvres d’artistes très différents, qui vont de l’Origine du monde de Courbet à un masque baoulé, en passant par Delaunay ou Caillebotte. Impossible de tous les citer, mais disons que cela, en illustration de certaines phrases du texte isolées dans une graphie différente, donne une épaisseur supplémentaire au texte et invite à considérer d’un autre œil cette conversation entre le texte et le tableau, entre le monde contemporain et le passé plus ou moins récent

Roman fort, sur un thème grave, avec une écriture qui laisse l’émotion jaillir, envahir le texte, qui exprime les doutes, les inquiétudes d’un adolescent qui cherche des repères après la mort de son frère ainé. Signalons enfin que ce roman est en écho avec Prisca, autre roman de la même autrice, dans la même collection, façon de montrer ces deux personnages qui se croisent dans le même lycée.

Ernest est à l’ouest

Ernest est à l’ouest
Fabien Arca et Ema Constant
Rouergue dacodac 2023

Fragments du discours amoureux…

Par Michel Driol

Le jour de la rentrée scolaire, Ernest est subjugué par Anne L’Or, et ses grands yeux vert émeraude. Mais, entre récits mythomanes et silences gênants, que lui dire ? Comment expliquer les troubles corporels et langagiers qui le saisissent ? Peut-on être jaloux à 10 ans ? Serait-il amoureux ?

Le roman est d’abord plein de drôlerie. Par son narrateur d’abord, sympathique, attachant, naïf et gaffeur, élève qui n’a rien d’un surdoué ! Il n’est pas le seul personnage farfelu : le maitre, M. Kero, est un enseignant à la fois trop typique (colérique, sévère, redouté…) et atypique (ah ! cette leçon sur les sandwichs pour faire toucher du doigt les questions de la différence et des origines !). Ajoutons à cela l’invention verbale de l’auteur dans les noms des camarades de classe d’Ernest et une série de situations de plus en plus improbables, qui vont du travail en commun aux mensonges du frère ainé… pour culminer avec la fête de l’école. L’improbable vient de ce léger décalage entre ce qui pourrait être réel dans la vie et ce que le hasard et les pensées du narrateur en font ! Ce décalage est aussi présent dans les nombreuses erreurs d’orthographe d’Ernest, qui, en fait, révèlent un autre sens, un autre message amoureux. Cet humour du texte fait d’Ernest un digne descendant du petit Nicolas, dans le discours sur l’école, les copains, la famille…

Au delà de ce comique, l’auteur tente de faire ressentir, à hauteur d’enfant, ces troubles liés au premier amour, avec beaucoup de délicatesse, sans jamais s’en moquer. C’est l’inquiétude devant le nouveau, l’incompréhension, les hésitations sur les conduites à tenir, la façon d’interpréter ou de sur interpréter les moindres détails qui sont ici racontées par un narrateur bien surpris par lui-même. A son tour d’éprouver des chamboulements intérieurs, de se trouver, à partir de presque rien, soumis à des émotions bien contradictoires ! C’est aussi en donnant la parole à ses personnages (la touchante lettre d’Anne L’Or à sa grand-mère, par exemple) que l’auteur cherche à être au plus près des émotions et sentiments des enfants.

Les  illustrations en noir et blanc d’Emma Constant renforcent souvent l’effet caricature de certains passages de ce roman, véritable éducation sentimentale et affective.