Les Oublieux

Les Oublieux
Antonio Da Silva
Rouergue 2025

Les morts aux trousses

Par Michel Driol

Billy vient d’être assassiné d’un coup de couteau. Il se retrouve au Père Lachaise, en compagnie de Mirai, jeune morte japonaise, et d’autre morts illustres, tous guettés par les oublieux, qui veulent leur voler leurs souvenirs. Pendant ce temps, dans le monde des vivants, la sœur de Billy va accoucher, et de redoutables jeunes nervis grecs, au service d’un mystérieux Client, tentent de récupérer l’objet pour lequel Billy est mort.

En alternant les chapitres, côté vivants, côté morts, le roman tisse une intrigue serrée qui mêle les deux univers autour d’un objet bien mystérieux, aux pouvoirs magiques, permettant sans doute de relier le monde des vivants et celui des morts. Côté vivants, on est dans un thriller, avec ses personnages sans morale, son héroïne orpheline, une fliquette courageuse, et deux patronnes de bar prêtes à aider. Les péripéties et les morts s’enchainent, avec un rythme soutenu et nerveux, dans le décor parisien, des quais, des immeubles haussmanniens, et bien sûr, des catacombes. Côté morts, on navigue entre le Père Lachaise et le Panthéon, on aperçoit Jim Morrison, mais aussi Rosa Bonheur et l’une des fusillées de la Commune… C’est peut-être là que le roman déploie le plus sa fantaisie et son imaginaire, en construisant une société de l’éternité avec ses rites, ses hiérarchies, et une façon de vivre dans les souvenirs tout en étant doté de pouvoirs extraordinaires.  Par là, le fantastique du roman crée un autre monde, dans lequel les morts continuent à vivre, à éprouver des sentiments, des regrets, et à tenter d’aider les vivants tout en échappant à ceux qui leur veulent du mal, ces fameux oublieux qui donnent le titre du roman. Ajoutons que, non sans humour, l’auteur les apparie : le couple Molière – La Fontaine fait écho au couple Joséphine Baker – Marie Curie, composant ainsi des personnages hauts en couleurs et pleins de ressources !

Un roman à la fois haletant et délicat, dans lequel se lisent la soif de vivre et l’importance de l’amour,  au-delà de la mort.

 

Eternité. Demain, tous immortels ?

Eternité. Demain, tous immortels ?
Philippe Nessmann et Léonard Dupond

De la Martinière, 2018

Forever young

Par Matthieu Freyheit

Une idée reçue laisse entendre que la littérature de jeunesse se refuse aux sujet difficiles, et en particulier la mort, alors même que celle-ci figure au rang des motifs incontournables des récits d’aventures, d’initiation, ou bien entendu des contes. Et si le panorama a pu connaître un phénomène d’édulcoration, le retour des coups durs et des coups du sort est maintenant acté par une production largement affranchie d’un certain nombre de pudeurs – qui, par ailleurs, sont loin d’avoir été son privilège. La mort, puisque c’est de cela qu’il s’agit, s’est tant et si bien installée dans l’imaginaire des publications de la jeunesse qu’elle est désormais traitée frontalement, dans la lignée des grands thèmes philosophiques dont les auteurs cherchent à s’emparer pour leur trouver un langage adéquat. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette perspective en proposant une réflexion, plus contemporaine, sur la « mort de la mort », selon l’expression fameuse de Laurent Alexandre. Car au panthéon des rêves humains, l’immortalité figure en bonne position, ce qui suppose, comme l’annonce cet album, une spécificité humaine : la conscience du temps, et celle de la finitude.

Dans une approche tour à tour diachronique et synchronique, Eternité retrace le parcours de cette rêverie singulière qui met en jeu l’évolution de notre rapport au temps, mais également celle de notre compréhension de la vie, du vivant, et de leur opposition à la mort ainsi que de leur complémentarité avec celle-ci. La mort apparaît à ce titre, par la quête de son dépassement, aussi bien comme le support de pratiques à expliciter (la momification), de phénomènes à observer et à explorer (diversité de la chronobiologie des formes du vivants), de lecture des phénomènes de grande échelle (relativisme temporel par élargissement à l’échelle de l’évolution, prise en compte des extinctions de masse, etc.), de figures imaginaires dont nous sommes devenus familiers (le zombie, entre autres), ou de stratégies de résistance par continuation de soi (« survivre par son œuvre »).

Il s’agit donc, avant tout, de comprendre comment la vie et la mort constituent des principes structurants de notre organisation individuelle et collective, qu’il s’agisse de la compréhension de notre environnement ou de nos pratiques sociales et interpersonnelles, de notre propension à rêver et à désirer, et peut-être aussi de notre capacité à créer. Faut-il voir alors dans l’abolition de la mort le démantèlement de ces structures mentales individuelles et collectives ?

C’est nourri de ce questionnement sous-jacent que progresse Eternité pour mettre ensuite en avant les modalités pratiques du recul de la mort : qu’est-ce que vieillir, et comment évolue la perception du vieillissement ? La nature, qui semble induire le vieillissement, peut-elle paradoxalement nous aider à échapper aux effets du temps (biomimétisme) ? Quels usages faire des nouvelles technologies, dans un contexte de popularisation des rêves transhumanistes ? Et, bien sûr : comment penser l’éthique de l’immortalité ? Car le propos est aussi de distinguer ce qui peut être fait de ce qui doit être fait. De rappeler, en somme, les dangers de ce que Günther Anders appelait la « valeur obligeante » des technologies, dont il tirait, en 1977, la conclusion morale suivante : « La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. » Et peut-être, pour ce faire, de produire et de trouver les outils nécessaires à la compréhension des phénomènes auxquels il donne naissance. En ne cédant pas à la panique mais en traitant l’inquiétude, qui est absence de repos, par le savoir autant que par l’esthétique, par le réalisme autant que par le fabuleux, par l’organique autant que par le technique, par le passé autant que par le présent et l’avenir, et bien sûr par le sérieux autant que par le ludique, Eternité. Demain, tous immortels ? est l’un de ces prodigieux outils, assurément.