Milo s’imagine le monde

Milo s’imagine le monde
Matt de la Pena, Christian Robinson (ill.)
Traduit (anglais, Canada) par Christiane Duchesne
D’Eux, 2023

De trompeuses apparences

Par Laure-Hélène Davoine  

Le format à l’italienne de ce bel album figure tour à tour l’intérieur d’une rame de métro et l’intérieur du carnet à dessin d’un petit garçon, qui est dans ce métro. Ce petit garçon est assis avec sa sœur.
On sait qu’ils prennent ce métro un dimanche par mois mais on ne connaîtra la destination finale qu’à la fin de l’album. Le trajet dure longtemps et le petit garçon cherche à passer le temps, en observant les gens autour de lui, en imaginant leurs vies et en les dessinant. Dans le livre, d’ailleurs, deux types de dessins s’intercalent : les dessins des auteurs et les dessins de Milo.
Il imagine beaucoup de choses, Milo. Il lui suffit d’observer quelqu’un pour imaginer sa vie, sa maison, son statut social, imaginer ce qu’il va faire à la sortie du métro. Un regard sur son voisin et il l’imagine seul dans un appartement sale, infesté de rats. Un regard sur un petit garçon bien propre sur lui et il l’imagine, châtelain, roulant en carrosse et entouré de domestiques. Mais quand il se rend compte que le petit garçon se rend exactement au même endroit que lui, qu’il va, lui aussi, visiter une personne en prison, Milo comprend qu’il s’est peut-être complètement trompé dans ses élucubrations : « Peut-être qu’on ne peut pas connaître vraiment quelqu’un juste à regarder son visage ».
La dernière image de l’album est le dessin que Milo donne à sa maman emprisonnée : un beau dessin en double page qui les représentent tous les trois, sa sœur, sa mère et lui, mangeant une glace sur les marches devant leur maison, une vision idyllique qui leur permettra de se projeter dans un avenir plus heureux, affirmant le triomphe de l’art sur la réalité.

Moi et les autres

Moi et les autres
Amanda Cley, Cecilia Ferri (ill.)
Traduit (italien) par Florence Camporesi et Laura Costa
Passe partout, 2023

Être ou ne pas être comme les autres ?

Par Anne-Marie Mercier

Amanda Cley nous propose une réflexion philosophique. C’est une interrogation sur la place de l’homme en société et les choix qu’un enfant doit faire : imiter les autres, voir à travers leurs yeux et faire ce qu’on lui dit pour être accepté par le groupe, pour être protégé, aimé ? ou bien refuser de trahir ce qu’il est, au risque d’être seul, en danger ?
Les illustrations transposent ces questions graphiquement, avec sensibilité. Les enfants sont montrés dans des décors schématiques, parfois minimaux et résumés à un fond blanc, parfois avec des teintes sombres : dans une classe, puis dans une foule, ou en petits groupes, ils portent des déguisements d’animaux. Quant aux adultes, ils sont de vrais loups malgré leur costume humain.
Le groupe, c’est la meute. L’enfant à qui s’adresse cette histoire rédigée en « tu » figure sur la couverture en costume de loup, comme le Max de Sendak mais avec une autre signification : le loup n’est plus le signe de la sauvagerie individuelle et de la libération des pulsions mais indique la soumission à la meute. Ce personnage se dépouille de cette apparence, pour devenir lui-même, seul mais heureux et en paix, et surtout totalement humain.
C’est une belle réflexion, subtile, portée par des images étranges et pourtant parlantes, une fable dans laquelle homme et animal ne font parfois qu’un.
On peut voir quelques unes de ces belles images sur le site de l’éditeur.

Mon grand-père, ce robot

Mon Grand-Père, ce robot
Sabine Revillet
Éditions Théâtrales, jeunesse, 2022

Vive la (vraie) vie !

Par Anne-Marie Mercier

Que devient-on quand on est mort ? Comment faire revivre ceux qui ne sont plus? Quand Jacques, le grand-père d’Angie (9 ans) et de Jérémie (12 ans) meurt, ceux-ci hésitent entre espoir (Angie) et scepticisme (Jérémie). Angie veut croire en la réincarnation ; elle guette celle de son merveilleux grand-père : ce sera ce chat apparu le lendemain. Jérémy passe les croyances de sa sœur au crible du raisonnement et de l’expérience, ce qui produit des instants comiques.
Quant à leur mère, elle refuse d’accepter la mort de son père et décide d’acheter un robot qui l’imitera au mieux – tout en étant capable d’accomplir certaines tâches ménagères, autres instants comiques. Il faudra bien des grincements, quelques déraillements robotiques et déconvenues pour que chacun accepte le fait qu’une machine ne peut pas remplacer un être humain. Pourtant, ce robot-là est parfois vertigineusement humain, en particulier lorsqu’il s’interroge sur la notion d’attachement…
Entretemps, le fantôme de Jacques sera intervenu pour ramener sa famille sur la bonne voie et leur transmettre un dernier message… grâce au robot – fantômes et robots seraient complémentaires.
Cette réflexion sur l’humain et l’artificiel et sur le rôle des émotions s’inscrit dans ce qui commence à devenir une veine narrative de plus en plus courante en littérature générale et en cultures populaires : depuis les ouvrages d’Asimov, les robots ne cessent de nous faire poser des question sur notre humanité. Dans  Klara et le soleil, de Kazuo Ishiguro (prix Nobel de littérature) et la série Real humans  (en suédois Äkta Människor) de Lars Lundström, le robot nous tend un miroir redoutablement émouvant et inquiétant. Avec des scènes rapides et des dialogues enlevés, des temps de drôlerie et de chagrin entremêlés, cette pièce évoque le deuil tout en soulevant des questions contemporaines.

Voir le dossier de mise en scène par le théâtre des Lucioles.
Voir le carnet artistique et pédagogique proposé par les éditions théâtrales (classes de 6e).

Framboise ou citron ? À toi de choisir !

Framboise ou citron ? À toi de choisir !
Denis Peiron, Hélène Druvert
Saltimbanque, 2023

Choisir : un apprentissage

Par Anne-Marie Mercier

Avec ce titre léger et cette présentation en album grand format cartonné, on pourrait croire être devant un ouvrage destiné aux plus jeunes ; la présence de découpes et de petites portes à ouvrir ici et là confirmerait cela. Mais le noir profond du fond de la couverture et le caractère sombre de nombreuses doubles pages, au milieu d’autres en couleurs franches, nous mettent en alerte. Il s’agit d’autre chose.
Il est question de choix à faire dans la vie. Trancher chez le marchand de glace entre framboise ou citron, certes, mais aussi décider de ce qu’on veut avoir, être, faire : « vivre c’est choisir ».
On y voit la difficulté de certains choix. On y trouve, pourquoi pas, parmi eux, le choix d’avoir moins, de sélectionner des trésors qui auront peu de valeur aux yeux des autres.
« Choisir c’est prendre des risques », phrase illustrée par la métaphore du sentier sauvage (superbes superposition de pages découpés). L’impression de ne pas avoir le choix est illustrée par une école, mais le message reste ici encore optimiste : la contrainte ouvre bien des possibles… On peut choisir de dire oui à quelqu’un. On peut choisir de dire non. On peut rester tout de même amis après avoir dit non, il ne faut pas avoir peur de perdre.
« Choisir qui tu veux être, qui tu seras plus tard. Devant toi tu as toute une vie pour apprendre à choisir » : le chemin de la vie est retracé en fin de volume sur un papier bien plié révélant une carte, proche de la « carte du tendre » : on y voit le moulin de la chance, les marécages du doute, la rivière du futur,  la vallée de la peur, l’île de la solitude, le phare de l’amitié… De quoi remplir toute une vie, de 7 à 177 ans, enfin peut-être pas !

 

 

 

Pendant ce temps sur terre…

Pendant ce temps sur terre…
Oliver Jeffers
Kaléidoscope, 2023

Relativité générale, stupidité permanente

Par Anne-Marie Mercier

Encore un voyage familial en voiture (voir chronique précédente). Cet album apparemment simple a des ambitions qui peuvent sembler aussi démesurées que l’espace-temps qu’il évoque : il s’agit, avec des phrase courtes, des images simples et des dessins à l’allure souvent enfantine, de faire comprendre toute l’histoire de l’humanité et de notre système solaire.
Le sujet principal est la nature humaine qui fait vouloir toujours plus, souvent aux dépend d’autrui. Le premier exemple est celui d’une famille ordinaire. Un homme emmène deux enfants en voiture. Ceux-ci se disputent dès le départ avec des phrases observées sur le vif (on sent que l’auteur parle en connaissance de cause) comme « arrête de regarder par ma fenêtre ». Suit une leçon, énoncée par celui que l’on suppose être le père des enfants : « Dans le fond, nous les humains n’avons jamais fait que nous battre pour agrandir notre territoire ».
Pour vérifier cela tout en comparant ce délire minable à l’immensité qui nous entoure, le père propose de considérer la voiture comme un vaisseau spatial et de se déplacer dans l’espace tout en reculant dans le temps : la distance de Vénus fait remonter aux guerres mondiales du XXe siècle, celle de Mercure à la colonisation de l’Afrique, celle de Cérès  à la destruction des civilisations d’Amérique, etc.  Il faut reculer de 11 000 ans pour trouver enfin une population de gens « bien trop occupés à survivre pour s’épuiser à la bagarre ».
C’est un sujet grave, traité de manière simple (simpliste ? La référence humoristique à L’Irlande du Nord va dans ce sens). La répétition des mêmes travers ne peut que rendre pessimiste sur l’avenir. Mais le père (et l’auteur) fait le pari que la connaissance de ce fait et l’humilité devant l’infini devrait permettre aux enfants de devenir plus sage. Quoi qu’il en soit, ils auront révisé les grandes étapes de l’humanité (pas glorieux ; les dessins caricaturaux le soulignent) et observé depuis un vaisseau spatial les principales planètes du système solaire (avec des images magnifiques).

 

 

Éditions Pourpenser

Éditions Pourpenser

Philosopher avec les enfants

Par Anne-Marie Mercier

Les éditions Pourpenser proposent depuis 2002 des ouvrages et des jeux inscrits dans une démarche écologique pour philosopher avec les enfants (de zéro à trois ans, de quatre à six ans, etc.) et les font réfléchir à partir d’histoires tantôt proches de leur quotidien, tantôt ancrées dans l’imaginaire, parfois les deux. Ils ont entre autres publié plusieurs livres sur les émotions, certains destinés aux tout jeunes enfants (tristesse, peur, etc.), d’autres, comme la trilogie Émotions enquête et mode d’emploi, BD accessible à partir de sept ans, feront réfléchir et sourire également les adultes : ils découvriront par exemple le phénomène du « triangle des Bermudes multi-temporel » qui empoisonne souvent leur vie inutilement, les mérites de la respiration ample, la PNL pour débutants…
Deux ouvrages sont représentatifs de ces deux versants, l’un théorique, l’autre fictionnel, Dis, raconte, comment ça marche ? Découvrir et penser le monde avec Edgar Morin et les histoires de Charlie et Belinda

Dis, raconte, comment ça marche ? Découvrir et penser le monde avec Edgar Morin
Martine Lani-Bayle et Adélaïde Ronxin
Pourpenser éditions, 2019

Martine Lani-Bayle a présenté la pensée d’Edgar Morin dans un album pour enfants, également en 2019, avec des illustrations de Barroux, aux éditions de l’Initiale. Intitulé Apprendre la vie, il montrait différentes expériences vécues par un enfant et les accompagnait de phrases tirées d’un livre du philosophe. Ici, elle propose pour des lecteurs un peu plus agés un axe plus théorique,  mais toujours clair et aisément compréhensible : la pensée du complexe, la dialectique, la place du réel face au concret et au virtuel… Toutes ces notions sont dépliées, et fournissent des outils pour penser et aussi pour vivre. Les illustrations éclairent le propos et ajoutent une touche d’humour avec une souris qui joue le rôle décalé de la coccinelle de Gotlib.

Charlie et Belinda : Un anniversaire tout pourri, Saule
Joëlle Stauffacher
Pourpenser éditions, 2021

Charlie et Belinda sont les héros d’une série d’albums montrant différentes crises émotionnelles et proposant de les comprendre et de les résoudre. Belinda est une mini fille avec des éléments de mouton (oreilles, laine) ; tantôt elle se trouve moche, pense que ses amis ne l’aiment pas, tantôt elle se révolte contre le temps et la mort… Ses amis, Charlie (un chat), Will (un cochon), Mimi (une souris), etc., l’aident et surtout l’écoutent ; ils la font aller plus loin dans ses pensées et l’amènent pas à pas vers une consolation. Dans Un anniversaire tout pourri elle croit que ses amis ont oublié son anniversaire : colère, chagrin, jalousie, rabaissement… précèdent la découverte du quiproquo.
L’histoire suivante dans cet album double, Le saule, est une très belle leçon sur la mort : le saule qu’elle aimait est abattu par l’orage. Belinda refuse sa mort. Elle a recours à la pensée magique, au désespoir, puis grâce au sage Charlie elle écrit, parle, se recueille : «dans la tristesse c’est réconfortant d’être ensemble». «Parfois la joie vient se nicher dans un moment triste»… Les dessins charmants et les jeux d’échelle et de couleurs donnet de la grâce à ces sages propos.

Monsieur Nourse et la vie (mode d’emploi)

Monsieur Nourse et la vie (mode d’emploi)
Christian Demilly, Alice de Nussy
Grasset jeunesse, 2022

Philosophie-Nounours

Par Anne-Marie Mercier

Monsieur Nourse a une tête et un corps de nounours et un costume d’employé de bureau (quand il n’est pas en pyjama). Très statique, il ne change pas de posture ni de position d’une case à l’autre. Seule sa bouche s’étend parfois en un sourire ou se courbe en signe de déception. Il dialogue avec une abeille, elle aussi toujours à la même place, suspendue à côté de lui. Dans des bandes de trois pages ils échangent sur les grandes questions, le temps, l’amour, les autres, la vie…
« Je n’aime pas trop le début des vacances.
_ C’est chouette, pourtant !
_ Oui, mais c’est déjà le début de la fin des vacances. »
Ou bien:
« Les gens qui ne sont pas comme moi me trouvent différent. Pourtant, ce sont eux qui ne sont pas comme moi ».
On remarque dans son titre des clins d’œil, en hommage (un peu gratuit) à La Vie mode d’emploi de Pérec et à Nours, un album de Christian Bruel et Nicole Claveloux questionnant l’univers et la représentation du monde des tout-petits (paru aux éditions Être en 2000, puis republié chez Thierry Magnier en 2014) ; quant à l’association Nourse / bourse et la vie, on retrouve une question évoquant un choix difficile comme : « comment rattraper le temps passé à rechercher le temps perdu ? »
Ces ours sont de bien grands questionneurs !

L’Amour, c’est quoi ?

L’Amour, c’est quoi ?
Mac Barnett, Carson Ellis (ill.)
Traduit (anglais/USA) par Aimée Lombard
Hélium, 2022

L’autre grande question

Par Anne-Marie Mercier

Dans La Grande Question de Wolf Erlbruch, publié par les éditions Être (prix Sorcières 2005) puis repris en 2012 chez Thierry Magnier, la question n’était pas explicitée, mais on voyait de nombreux personnages répondre à un enfant, chacun avec son point de vue. Ici, c’est à une autre question existentielle qu’on répond de différentes façons, question explicitée dans le titre et répétée par le questionneur que l’on suivra dans ses pérégrinations.
Chaque rencontre est présentée de la même façon : une première double page montre l’échange, la question, le sourire de l’interlocuteur (un pêcheur, un comédien, un chat, une charpentière, d’autres, puis finalement un poète), sa réponse en un mot (« L’amour c’est comme un poisson », « l’amour c’est comme la nuit », « l’amour c’est comme une maison »…), réponse reprise sur le mode interrogatif par le jeune homme, la double page suivante développant cette réponse sous un mode philosophico poétique, existentiel, mystérieux… provoquant l’incompréhension du jeune homme.
Chacun voit la question avec son expérience et utilise des métaphores issues de son univers, donne une image changeante de l’amour : partagé ou non, stable ou non, rare ou facile… Le texte de Mac Barnet (médaille Caldecottt en 2015) est tantôt drôle, tantôt poétique, et questionne tout en répondant… c’est une randonnée à tous les sens du terme.
Les belles aquarelles de la canadienne Carson Ellis (médaille Caldecott pour Koi que bzzz ?, 2016 publié en France chez Helium également), tantôt à fond perdu, tantôt détachées sur fond blanc donnent à cette méditation une allure de conte. On ne dira pas la fin, très belle également, montrant que la philosophie est autant une affaire d’expérience que de mots : elle est un chemin – comme l’amour?

Tout se transforme

Tout se transforme
Tony Durand
Møtus, 2022

Images imaginaires

Par Anne-Marie Mercier

« Rien ne se perd, rien ne se perd, tout se transforme ».
Cette phrase de Lavoisier est illustrée de bien des façons. Elle invite le lecteur à se souvenir que les objets en bois ont été des arbres, que l’eau a voyagé avant de venir jusqu’à nous, etc.
Mais très vite on décolle du réel : le tuyau d’arrosage se souvient qu’il a été serpent, le glaçon qu’il a été iceberg… Puis des questions viennent : d’où vient la musique ? comment arrêter le temps ?
Les images faites de papiers découpés aux couleurs et textures variées sont drôles, poétiques, vont loin…

 

Hulul

Hulul
Arnold Lobel
Traduit (anglais, USA) par Geneviève Brisac
L’école des loisirs (Mouche), 2020

On révise les classiques (4)

Par Anne-Marie Mercier

Traduit et publié en 1976, un an après sa première édition en langue anglaise (Owl at home), ce petit recueil d’histoires de Lobel, fait partie, avec Oncle Éléphant du même auteur, des grands classiques pour la jeunesse : les quelques nouvelles qui présentent le hibou Hulul sont toutes de petits bijoux d’absurde léger, de tendresse, de nostalgie (« Le thé aux larmes »).
Les images montrent un Hulul tout en rondeurs, constamment en pyjama et robe de chambre à rayures (normal, c’est un hibou), tantôt alangui dans son fauteuil, près du feu, tantôt se ruant en haut et en bas des escaliers de sa petite maison. L’atmosphère nocturne (normal, c’est un hibou) constante est à son plus haut dans la dernière nouvelle, dans laquelle Hulul met enfin un costume et un chapeau melon pour se promener dans une campagne qui ressemble à un jardin japonais, pour trouver enfin une amie… on vous laisse découvrir qui.