Le Miroir aveugle

Le Miroir aveugle
Giacomo Nanni
La Partie 2024

Au fil des souvenirs obscurs

Par Michel Driol

Presque aveugle, le miroir, narrateur de cet album, se raconte. Les souvenirs de sa longue vie s’enchainent, ceux des girafes, ceux des lions, ceux de son ancien propriétaire, explorateur du Pôle Sud avec un gramophone, ceux de cette maison et de ce couloir dans lequel le carrelage se plaignait qu’on lui marche dessus. Puis arrive la question métaphysique, A quoi ressemblerait le monde si je n’étais pas là ? avant de se retrouver sur une plage, tout au bonheur à refléter les vagues de la mer.

Avec un format très vertical, une technique d’illustration très particulière, pointilliste le plus souvent, avec des couleurs primaires, cyan, magenta et jaune, voici un album complexe, poétique, centré sur un personnage fantasque, le miroir. Un miroir dont la fonction première est de refléter le monde, mais un miroir vieillissant, souffrant d’une pathologie qui le rend dysfonctionnel, inutile. Dès lors, tout est flou, flou des images, flou des souvenirs qui se mêlent, dans une confusion mentale propre à la vieillesse. Le pointillisme des images rend bien ce flou, qui laisse deviner les silhouettes représentées, mais qui les laisse aussi à imaginer, proposant ainsi une vision imparfaite du monde. Parfois, le pointillisme laisse place à des lignes, brouillées elles aussi, donnant à voir un monde où les êtres et les choses se multiplient.  C’est toute la question très philosophique de la perception et du réel  que pose cet album. Les erreurs comiques du miroir, qui croit que les manchots sont des lions et qu’il y a une chanteuse et son assistant dans le gramophone nous renvoient à ce que nos sens et nos connaissances peuvent avoir de trompeurs surtout lorsque le handicap et la vieillesse s’en mêlent. Nos expériences multiples du monde se brouillent, et, avec le temps, des couches de poussière, comme des préjugés, viennent nous empêcher d’avoir accès au monde.

Mais, si les sens et la mémoire, nos savoirs, nous permettent de construire un monde imparfait, que serait ce monde sans nous pour en faire l’expérience ? En deux pages, hors cadre, l’album montre un univers utopique où les tigres se laisseraient caresser par les jonquilles, puisqu’il n’y aurait personne pour les craindre. Le monde serait alors une nature  déshumanisée, en ce sens qu’elle serait non pensée, non perçue, non conscientisée.

Si l’album aborde ces questions philosophiques, il le fait avec les moyens propres de l’album, des illustrations et un texte plein d’humour, dans lequel le miroir s’adresse au lecteur, dans un dispositif graphique très esthétique : sur le fond noir  des pages se détache le rectangle coloré du miroir, et, en haut et/ou en bas, un texte sur fond blanc, un texte qui procède par glissements successifs au fil des souvenirs, des questions, à la façon d’un homme âgé qui se livrerait, sans logique autre que celle de la connexion entre les choses qui lui parviennent à la conscience.

De ce fait, l’album laisse une grande part à l’interprétation. Les plus jeunes y verront une histoire à la fois drôle et triste d’un miroir malhabile à refléter le monde, d’autres y verront les affres de la vieillesse sur un individu qui a trop vécu de multiples vies,  d’autres enfin se poseront des questions plus philosophiques.

Un album décalé, humoristique, jouant sur les méprises et les confusions, à la ligne graphique très originale, qui laisse avec bonheur le lecteur l’interpréter à son niveau de compréhension. Si le roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin, comme l’écrivait Stendhal, jusqu’à quel point faut-il, dans la littérature, faire confiance aux miroirs ?

Le Miroir brisé

Le Miroir brisé
Jonathan Coe

Traduit (anglais) par Josée Kamoun
Gallimard Jeunesse, 2013 (2012)

Roman-pâtisserie

Par Matthieu Freyheit

C_Le-miroir-brise_633Claire, huit ans, découvre un fragment de miroir dans une décharge. On s’en doute, le déchet recèle un vrai trésor philosophique (on pense à La Poubelle d’Ali Baba, de Lorris Murail). De fait, la jeune fille se rend bientôt compte que le miroir ne reflète pas la réalité qui l’entoure. Le quotidien, nécessairement triste, est métamorphosé par le pouvoir déformant du miroir. Dans son reflet, les images se multiplient : la grisaille du ciel est un bleu insolent, la tapisserie des murs s’éveille au mouvement des baleines et des serpents de mer, la petite maison de banlieue s’élance en château somptueux, et une licorne apparaît à l’orée d’un bois qu’on imagine enchanté. Excessif ? C’est peu dire.

Dans ce roman-pâtisserie, l’auteur multiplie les images sucrées et indigestes, encore appuyées par des illustrations au kitsch rare. Certes, la fable cherche à bien faire : Claire apprend à regarder le monde d’un œil nouveau, jusqu’à espérer et agir pour que le reflet déborde des cadres du miroir, pour que la beauté colonise son monde. Mais enfin le message reste simpliste, et le discours s’articule autour de scènes convenues : la découverte de l’injustice, celle du désir sécuritaire des méchants riches qui méprisent les autres, celle du propre visage de Claire, débarrassé de son acné, celle des conflits déséquilibrés entre les bien lotis et les sans-abris, etc. J’en passe. On attend une plus grande complexité qui n’arrive pas au terme d’un récit dans lequel Claire, longtemps esseulée, finit par trouver ses semblables, porteurs de miroirs comme d’autres furent porteurs de lanterne. Sans toute la poésie d’un Stevenson, malheureusement.