Le Sourire de Wajma

Le Sourire de Wajma
Jack Chaboud – Alca (Léo Alcaraz)
Editions du Pourquoi pas ?? 2025

Avoir 12 ans en Afghanistan

Par Michel Driol

Son père l’a décidé : Wajda, à 12 ans, doit être mariée, comme seconde épouse, à un homme riche et âgé, ce qui permettra d’apporter un peu d’argent à la famille. Et c’est le départ avec son père, en camion, pour Kandahar, où réside son futur mari. Mais un soir, près d’un col, dans une auberge, passe une caravane de nomades, et Wajma ose parler avec un garçon de son âge.

Ecrit par un auteur co-fondateur des Amitiés Franco Afghanes, et bon connaisseur de l’Afghanistan, voilà un des rares récits dans la littérature jeunesse à choisir ce pays comme cadre. Mais comment parler de l’Afghanistan à des enfants, comment parler des talibans, du sort qui y est réservé aux femmes ? L’auteur choisit de situer son récit non pas à Kaboul, mais dans un petit village, où les femmes ne se voilent pas malgré le retour des talibans, puis sur la route, dans un interminable voyage – non sans danger – au milieu d’autres passagers.  En se centrant sur le personnage de Wajma, encore une enfant qui serre sa poupée au moment de quitter sa famille, en épousant son point de vue, il fait le choix d’évoquer le contexte géopolitique à l’arrière-plan, en en disant assez pour que de jeunes enfants français comprennent les peurs que tous éprouvent, victimes de la nature et des hommes.  En reprenant le motif du mariage forcé entre une fillette et un vieillard – le lecteur adulte songera alors à de nombreuses situations traitées au théâtre au XVIIème siècle – l’auteur met l’accent sur ce qu’a d’insupportable la pauvreté extrême, qui fait que les femmes ne sont plus des êtres humains qui ont des droits. mais des marchandises qu’on peut vendre.

Symboliquement c’est à un col – lieu de passage entre deux mondes – que se noue – ou se dénoue – le récit. Avec l’apparition de la caravane de nomades, avec la rencontre avec Daoud, la vie de Wajma bascule vers l’idée d’un autre futur possible, d’un apprentissage de la lecture, d’un autre destin que celui qui était tout tracé pour elle et auquel – grâce à un coup de théâtre final – elle va provisoirement échapper. Car, au final, c’est paradoxalement un ouvrage qui donne foi dans le futur, dans l’émancipation de toutes et tous.

Si sur le camion est inscrit un quatrain qui renvoie à la situation de Wajma, c’est tout le récit qui est écrit dans une belle langue qui parvient à associer le réalisme concret avec des formules bien plus poétiques. Et c’est la poésie qui s’impose à la fin du récit. Le texte et les illustrations sont en parfaite harmonie : elles représentent des paysages  de montagnes, désertiques, jaunes, des scènes de groupe (dans le camion, à l’auberge), mais aussi de magnifiques portraits dans lesquels les yeux grands ouverts sont toujours expressifs, et comme tournés vers l’autre, vers l’avenir. Dans les premières pages, une carte de l’Afghanistan, et sur le rabat de la 4ème de couverture, un glossaire , autant d’éléments qui aident à mieux situer ce pays et sa culture.

Un récit émouvant qui permettra l’identification de nombreuses lectrices et lecteurs à son héroïne, afin de dénoncer l’horreur insupportable des mariages forcés, et illustrer un monde dans lequel ce sont les nomades qui ouvrent une voie vers l’émancipation de toutes et tous par l’ouverture à la connaissance et à la diversité du monde extérieur.

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin

Nos poils, Mon année d’exploration du poil féminin
Lili Sohn

Casterman, 2025

Une BD au poil !

Par Lidia Filippini

Notre corps est couvert, dès la naissance, de cinq millions de poils – soit, comme le précise Lili Sohn, l’équivalent de la population irlandaise. Mais pourquoi cette toison peut-elle s’épanouir librement sur le corps des hommes tandis que celui des femmes se doit, pour satisfaire aux canons de beauté, d’être glabre ? En a-t-il toujours été ainsi ? L’autrice se penche sur notre relation aux poils à travers les âges pour déconstruire les mécanismes qui poussent les femmes à s’épiler. « On pourrait croire [affirme-t-elle] que c’est un sujet léger, voire carrément anecdotique » mais il n’en est rien car quelle femme n’a pas un jour renoncé à porter une robe d’été ou annulé un rendez-vous parce qu’elle se trouvait trop poilue ? Pourtant, comme l’explique l’autrice, nous ne naissons pas avec l’envie de nous épiler. Cette envie, nous la développons peu à peu à force de voir des corps féminins lisses. Elle n’est autre qu’une injonction sociale qui pèse sur les femmes. L’épilation, coûteuse en argent et en temps, constitue une charge mentale de plus.
Forte de ce constat, Lili Sohn se lance dans un projet fou : ne pas s’épiler pendant une année. Elle qui, depuis l’âge de douze ans, traque sans relâche la moindre trace de pilosité sur son corps, espère ainsi parvenir à changer ses représentations, bref à aimer ses poils. De petites victoires en petits échecs, cette année est l’occasion pour elle et pour nous, lecteur.ices, de s’interroger sur les réactions des hommes – et des autres femmes – en présence d’aisselles ou de jambes poilues.
Lili Sohn, connue pour ses BD féministes et drôles, propose ici un format petit et épais qui rappelle ses précédents opus (Mamas, Vagin tonic). Comme dans ses autres ouvrages, elle se met en scène à travers son personnage principal, une jeune femme brune et souriante qui, cette fois, semble fière d’arborer son corps couvert de poils. Au dessin se mêlent parfois des photos ou des illustrations anciennes utilisées de manière décalée comme cette image où l’on voit deux soldats du début du siècle s’exprimer au sujet du tableau de Courbet La naissance du monde. « Oh regarde ! C’est la sexualité féminine ! », s’exclame l’un d’eux. « Mais chuuuut ! T’es fou ! Elle va te voir ! Elle est hyper dangereuse ! », répond son compagnon.
L’illustratrice française traite son sujet avec humour et auto-dérision tout en apportant des connaissances scientifiques, historiques et sociologiques. Elle ne cherche nullement à juger les femmes – qu’elles choisissent ou non de s’épiler – ni les hommes. Elle tente seulement de montrer que notre vision du poil est liée à la notion de patriarcat. Depuis l’Antiquité, en effet, le poil est symbole de pouvoir et de puissance. Le fait que l’idéal féminin occidental doive en être dépourvu dit quelque chose de nos sociétés. Savoir cela ne suffira peut-être pas à accepter nos jambes poilues, mais c’est peut-être un premier pas vers la libération.