Méduse

Méduse
Jessie Burton
Gallimard Jeunesse 2024

Survivante, amoureuse, trahie…

Par Michel Driol

On est sur ile éloignée de tout, où vivent depuis 4 ans Méduse et ses deux sœurs. Méduse, la plus jeune, a refusé les avances de Poséidon, qui l’a violée dans le temple d’Athéna, avant de le détruire. Vengeance de la déesse, qui transforme les cheveux de Méduse en serpents, et lui donne le pouvoir de pétrifier les hommes. Mais lorsqu’arrive sur l’ile Persée, et qu’il discute avec Méduse, les deux adolescents comprennent que leurs histoires ont bien des points communs. Toutefois, Persée a une mission : rapporter la tête de Méduse… et Méduse sait qu’elle a le pouvoir de le détruire s’il la regarde…

Voilà une belle réécriture du mythe de Méduse. Ce personnage est surtout connu par l’iconographie monstrueuse, et le roman de Jessie Burton donne à lire un autre personnage, une jeune femme, humaine, tellement humaine. C’est elle qui est la narratrice, qui explique sa courte vie, et laisse percevoir sa détresse, ses sentiments, son désir d’amour. Elle est doublement victime, victime du désir de Poséidon, victime ensuite de la vengeance d’Athéna, qui s’en prend à elle, simple mortelle, et non au dieu coupable.  Les serpents sur sa tête ont tous un nom, une personnalité. Ses deux sœurs sont très aimantes et protectrices à son égard, constituant une structure familiale qui supplée à l’absence des parents.  On est donc très loin, avec ce personnage touchant, fragile, qui tente de se reconstruire son humanité, sa féminité,  après la double violence d’un viol et d’une métamorphose qui l’a privée de la beauté et des espoirs de ses 14 ans. Quant à Thésée, il est aussi une victime des dieux, victime qui tente de préserver et de sauver sa mère du tyran Polydecte. Sans jamais le voir, Méduse tombe amoureux de lui, à travers leurs discussions. C’est un premier amour, est-ce un amour impossible ? Elle le comprend, et il semble la comprendre. Elle se sent enfin en confiance, éprouvant pour la première fois un sentiment amoureux, tout en ne révélant pas sa véritable identité, jusqu’au moment où Thésée lui annonce quelle est la tâche qu’il doit accomplir pour sauver sa mère.  On perçoit alors tout le désarroi de la jeune fille…

Le roman parvient donc à proposer une relecture très féministe du mythe de Méduse, revisitant ainsi la mythologie, tout en restant fidèle à l’essentiel : les rapports entre des hommes et des dieux tout puissants, qui se jouent d’eux, la notion de destin, la mince ligne qui sépare l’humain du monstre. C’est aussi la question du récit qui est posée ici, lorsque Méduse apprend qu’elle est devenue la Méduse, et que d’une jeune fille on a fait un mythe monstrueux qui ne lui ressemble pas. Tout est affaire de discours, d’un logos qui nous échappe  Ce roman s’inscrit dans tout un courant contemporain qui cherche à repenser la mythologie et le rôle qu’elle fait jouer aux hommes et aux femmes. On y voit des hommes et des dieux, violents, tout puissants, agresseurs sexuels des femmes dont ils font des victimes : une société où règne un patriarcat sans partage. Cette réécriture invite à trouver l’humain au sein de chacun et de chacune, à ne pas se fier aux apparences, mais à chercher une beauté intérieure. Ayant survécu à la violence des dieux, amoureuse d’un jeune homme qu’elle n’a jamais vu, Méduse sera pourtant trahie par lui, puisqu’on le voit arriver, tout armé, pour la tuer. Lui, il a fait son choix. Sans révéler la fin du roman, on précisera juste que l’autrice prend des libertés avec le mythe, ce dont on pouvait se douter en voyant le récit à la première personne, avec son incipit si révélateur.

Il fallait l’oser : faire de Méduse une victime, des Gorgones trois sœurs attachantes et parler ainsi des rapports homme-femme, de la violence faite aux femmes, de pédophilie… le tout avec beaucoup d’empathie pour les personnages, et de sensibilité. Et c’est réussi !

Akata Witch

Akata Witch
Nnedi Okorafor
Traduit (anglais, Nigéria) par Anne Cohen Beucher
L’école des loisirs (medium +), 2021

Harry Potter Nigériane

Par Anne-Marie Mercier

Est-ce une traduction d’un ouvrage venu du Nigeria, comme l’indique la langue traduite ? Ou bien un ouvrage venu des États-Unis, écrit par une auteure née en Amérique du Nord mais de parents nigérians (ethnie Ibo), qui y a été élevée, y a fait ses études, jusqu’au doctorat, et y enseigne l’écriture créative à l’Université ? La deuxième réponse semble la plus pertinente, mais il est vrai que l’originalité de ce roman lui donne une touche particulière qui fait que ce n’est pas un ouvrage américain de plus.
L’histoire se déroule en Afrique, au Nigeria, elle est tissée avec les traditions, les langues (ibo, nsibidi…) et les mythes africains, mais certains des jeunes héros sont, comme l’auteure, à cheval entre les deux cultures, entre le village et Chicago. Le personnage principal, Sunny, est une Ibo albinos. Maltraitée au collège, peu considérée par ses frères, terrorisée par son père, elle ne peut pas s’épanouir et révéler ses talents.
Comme dans beaucoup de romans pour la jeunesse, le personnage déprécié sera magnifié. À l’exemple de Harry Potter (mais ici c’est une fille, et une fille noire et albinos), elle découvre son appartenance à un groupe doté de pouvoirs, les « léopards », qui se distingue de l’humanité ordinaire (les « agneaux »). Elle accède à leur monde, un monde à part, inséré dans le monde réel mais invisible aux agneaux (comme dans le livre de JK Rowling) et doté des ses propres règles, de sa monnaie, de son économie et de son école de sorciers que Sunny intègre en retard par rapport à ses camarades nés léopards. Elle fait un apprentissage difficile, tout en continuant en apparence sa vie normale, initiée par un groupe d’amis, puis luttant avec eux contre les forces du mal.
De nombreuses trouvailles, une bibliothèque fantastique, un bus fonctionnant au carburant de la magie, des personnages originaux et attachants, des professeurs un peu débordés, des traits d’humour, une belle réflexion sur l’amitié, une superbe description d’une partie de foot (où Sunny arrive à s’intégrer bien que fille et y brille), une quête des origines (d’où lui vient son pouvoir?), des passages terrifiants sur fond d’enlèvements et de meurtres rituels d’enfants (d’où la catégorie Médium +),… et une plongée dans les cultures d’Afrique, tout cela fait de ce roman une merveilleuse expérience d’étrangeté.
Nnedi Okorafor a reçu de nombreux prix pour ses ouvrages : prix Hugo, prix imaginales, prix des libraires du Québec, prix Lodestar du meilleur livre pour jeunes adultes (Lodestar Award for Best Young Adult Book) … Elle est une auteure reconnue de science-fiction qui intègre dans ses histoire une réflexion sur les questions de genre et de race.
voir son site : https://nnedi.com/books/

 

Comme une chaussette orpheline

Comme une chaussette orpheline
Roxane Lumeret
La partie 2023

Cherche sosie désespérément

Par Michel Driol

Le Lapin est  veuf. Sur les murs de sa maison, les portraits de sa Lapine commencent à jaunir. Pour en conserver l’image, quoi de mieux que de faire venir des sosies pour les photographier ? Mais aucune des sept candidates qui se présentent ne convient, et, l’une après l’autre, elles finissent à la cave, puis se sauvent, trouvent un dépôt de dynamite, font exploser la maison de Lapin. Mais l’une d’elle se débrouille pour revoir Lapin… et c’est le début d’un nouvel amour !

Sous son allure très sage et très classique, une illustration en ligne claire bien délimitée par page, au-dessus de trois lignes de texte, voici un album plus subversif qu’il n’en a l’air ! D’abord par l’histoire racontée, non pas simplement l’histoire d’un souvenir qui s’efface et d’un deuil impossible à faire, mais une histoire qui dérape doublement à partir du moment où le Lapin décide de faire passer un casting photo à des prétendantes. Avec humour, l’autrice fait défiler une galerie de Lapines plus improbables les unes que les autres, et bien éloignées physiquement de la sage Lapine que l’on voit en photo sur les murs de la maison. Une chanteuse bien trop maigre qui ose s’emparer du collier de la Lapine. Une gardienne de perruches, accompagnée d’une nuée d’oiseaux sans gêne. Une dentiste pour pipistrelle… On laissera aux lectrices et lecteurs le plaisir de découvrir les autres ! Comme le père Ubu, le Lapin se débarrasse d’elles, A la trappe !, avec sauvagerie et brutalité. Chaque défaut – entendons par là chaque différence avec la Lapine – mérite un séjour dans la cave. Dès lors on bascule dans l’irrationnel, dans la colère et dans les violences faites aux femmes que le héros séquestre sans le moindre remords. Puis, nouveau rebondissement, avec l’évasion des Lapines unies et solidaires, qui décident de se venger en faisant tout sauter. La fable et le propos deviennent féministes. Quant au dernier rebondissement, il assure le triomphe de l’amour entre la Dentiste pour pipistrelle et le Lapin, comme une réconciliation finale, entre les genres, mais aussi avec la prise de conscience que, si la Lapine était unique et irremplaçable, la vie peut néanmoins continuer.

Mais la subversion, c’est aussi celle des stéréotypes, posés pour être aussitôt déconstruits. Prenons l’image de couverture, et la représentation du couple de lapins. Des lapins d’un rose fluo improbable, l’un vêtu de bleu, l’autre de rouge (presque rose !), collier de perles autour du cou et œil qui frise ! Par l’excès, la caricature, l’autrice montre pour dénoncer cette illusion de bonheur factice.  Caricature et exagération dans les représentations des visages, en particulier de ceux du Lapin, qui passe par tous les états, de la tristesse à la colère, puis  à l’abattement  et au bonheur. On suivra avec intérêt le motif de la clef, symbole de la sottise et du pouvoir du Lapin, présent dans la dernière page, mais sous les fesses de la nouvelle Lapin ! Et, bien sûr, on regardera avec intérêt tous les détails, ceux de la maison de Lapin, la représentation du monde souterrain des égouts, les différents animaux qui peuplent la ville…

Humour et fantaisie débridée pour cette fable qui se pose quelque part comme une réécriture contemporaine de Barbe bleue, où des femmes s’unissent pour se libérer d’un sot Lapin macho. Preuve, s’il en fallait une, que la littérature pour la jeunesse contemporaine peut aborder tous les sujets, à condition de le faire avec une certaine distance et un pas de côté (animalisation, humour…)

Sol

Sol
Antonio Da Silva
Rouergue (épik), 2023

Sur terre, sur mer, dans les airs : l’humanité en questions

Par Anne-Marie Mercier

Sur ce qui reste, semble-t-il, de la terre, après une grande catastrophe nucléaire, il y a deux peuples, deux pays. L’un est celui d’Aqua, une jeune fille qui vit sur une île verte et riche de plantes et d‘eaux pures, l’autre est, sur le continent, celui des Karnis. Le peuple de l’île a la peau verte (Aqua est un peu différente) ; il se nourrit du rayonnement solaire (d’où le titre, « Sol ») et peut se déplacer très vite grâce à ses membres palmés, en s’appuyant sur l’air. Des éoliennes aident ce monde à garder un équilibre, mais elles sont menacées. Lorsque l’histoire commence, il n’y a plus de naissances sur l’île. Le pouvoir est partagé entre des forces opposées. L’une d’entre elle est dominée par des prêtres obscurantistes inquiétants et corrompus.
Les Karnis, c’est-à-dire, comme on l’apprendra plus tard, les héritiers des humains, vivent dans des souterrains et tentent d’échapper aux radiations, toujours actives. Ceux qui sont expulsés de ces zones protégées, les « rampants », vivent un cauchemar. Le soleil est masqué par les poussières d’un hiver nucléaire qui semble ne jamais pouvoir finir. Les réserves s’épuisent, incitant à multiplier les raids sur l’île, quitte à provoquer sa destruction. Les puissants de ce monde sont impitoyables et préfèrent une destruction totale des deux mondes à une perte de leur autorité.
La rencontre d’Aqua avec un Karnis devient le seul espoir des deux civilisations. Il est question d’une prophétie, d’un message laissé par les fondateurs de l’île qui permettrait de sauver ce qui reste du monde.
Des alliances, de belles figures de résistance, des trouvailles (magnifiques scènes avec les chiens auxiliaires militaires créés par un savant pervers), des engins de toute sorte, une exploration du désert des terres humaines, un robot humanoïde sympathique, efficace et fou de cinéma ancien (d’où de belles allusions à décrypter pour le lecteur), des poursuites, rien ne manque à ce beau roman inventif et sensible. Enfin, la résolution du mystère de la prophétie, au sommet de ce qui reste de la Tour Eiffel est un grand moment !

Battlestar botanica

Battlestar botanica
H. Lenoir
Sarbacane (Exprim’), 2023

Space opera vitaminé pour jeunes lecteurs

Par Anne-Marie Mercier

Quel beau roman !
De l’espace (on saute d’une galaxie à l’autre en quelques secondes) et pourtant on reste en huis-clos (on vit à bord d’un vaisseau spatial, le Loquace, avec son équipage sans presque en sortir),
De l’humour et de la gravité,
De l’amour et de la méfiance,
Une intrigue qui avance tout en revenant à son point de départ,
Des mères manipulatrices, ce qui ne les empêche pas (peut-être) d’être aimantes,
De belles amitiés improbables et des jeux innocents.
Des contrebandiers de l’espace et des gardiens de l’ordre,
Des aliens gentils, des insectes géants, des chats…
Le livre commence avec une certaine simplicité : les personnages sont présentés avec leur portrait en pied, la liste des éléments marquants de leur vie, leur famille et leurs relations, leurs compétences, pour s’achever avec un pourcentage indiquant leur discrétion et leur efficacité. En somme, ils sont fichés et on devine vite qu’ils sont dans une situation aussi précaire que le Han Solo de Star Wars (film auquel renvoie le titre) aux commandes du vieux Faucon Millenium, accompagné de son fidèle Chewbacca, la solitude en moins.
La capitaine du vaisseau spatial a embarqué comme pilote sa fille de 17 ans, Kani : dans ce monde, seuls les jeunes sont capables d’entrer en symbiose avec le vaisseau (la symbiose ressemble à celle que l’on voit dans Astréa, paru la même année chez le même éditeur et destiné à des lecteurs plus âgés) et ils sont exploités et embrigadés pour cela. Avec eux naviguent une guide à l’apparence d’un grand oiseau de sexe féminin (genre dominant chez eux), un soldat braillard de 49 ans, un mécanicien appartenant à une espèce gigantesque d’insectes aux pouvoirs étonnants, espèce qui a décimé les terriens des siècles auparavant, son assistant mécanicien, gentil garçon de 19 ans, malentendant, qui casse parfois ses appareils auditifs, ce qui oblige tout l’équipage à utiliser la langue des signes, un biologiste humain calme, âgé de 44 ans, un assistant biologiste issu de la même espèce que la guide mais plus petit et surtout plus jeune, manipulé à distance par sa mère qui l’a chargé d’espionner l’équipage… À cette équipe s’ajoute une très jeune humaine qui a fui sa planète pour échapper à un enrôlement forcé dans un projet de reproduction de jeunes pilotes.
Ils ont une mission cruciale pour la survie des humains et de leurs alliés et devront pour la remplir lutter contre de féroces concurrents, pratiquer l’espionnage dans une Académie de formation de pilotes au cœur d’un empire raciste et spéciste, combattre jusqu’à la mort contre des flottes ennemies supérieures en nombre et en armes… assistés par leur chat Dagobert (eh oui, comme le chien du Club des cinq), maitre de tout de tous.
Les personnages sont attachants, même les plus étranges. Les relations entre les membres de l’équipage (sans oublier le chat) sont  riches malgré les différences et les difficultés de cohabitation ou de compréhension. De nombreux non-dits les irriguent, notamment entre les membres d’une même famille ou d’une même espèce. Admiration, tendresse, agacement, amour, haine… les sentiments à l’égard des uns et des autres fluctuent sans que jamais la trahison ne les abime. Enfin, le choix de raconter à travers des points de vue différents dans chaque chapitre donne à la narration beaucoup de relief, surtout lorsque le porteur du point de vue est un peu différent de l’humanité courante : le monde vécu par un sourd, par un oiseau, par être appartenant à une espèce dominée par les femmes, etc. apparait comme bien différent de l’ordinaire, et cela culmine lorsque c’est le regard du chat qui nous emmène. Le roman est drôle, toujours surprenant, attachant. H. Lenoir a fait paraitre chez le même éditeur Félicratie, un volume décrivant dans le même monde les batailles des siècles précédents ; il semble être lui aussi un petit bijou.
À ne pas manquer !

La Prophétie de Béatryce

La Prophétie de Béatryce
Kate DiCamillo – Illustrations de Sophie Blackall
Seuil 2023

La fillette, le moine et la chèvre

Par Michel Driol

A une époque non précisée, quelque chose comme le Moyen Age, Frère Edik qui va nourrir Answelica, la chèvre capricieuse du monastère, découvre une petite fille, Béatryce. Serait-elle celle dont parle la prophétie que les moines comme lui on écrite dans les Chroniques de l’ordre du Chagrin : Un jour, viendra une enfant qui détrônera un roi et amènera un grand changement ? Cette fillette sait lire et écrire, chose rare et dangereuse pour les filles à cette époque, et on découvre vite qu’elle est recherchée par le roi. Déguisée en moine, s’enfuyant pour rencontrer le monarque, elle se lie d’amitié avec un garçon débrouillard, Jack, et un vieil homme plein de secrets, et accompagnée de Frère Edik et de la chèvre, va affronter les soldats, le conseiller et le roi…

Ce roman, orné par des illustrations en noir et blanc en forme d’enluminures, ne manque pas de charme. D’abord par sa galerie de personnages. Une chèvre à qui ne manque que la parole, têtue comme celles de sa race, mais attachée à Béatryce qu’elle accompagne partout, protège et défend sans relâche. Un moine à l’œil fou, plein d’amour pour les autres, un peu peureux, encore aux prises avec les traumatismes de son enfance et de ses rapports avec son père. Un gamin espiègle, plein de ressources, élevé par une vieille femme aujourd’hui morte, mais peut-être réincarnée en abeille. Un vieillard plein de sagesse, dont on ne révélera pas ici quel est le secret… Bien sûr sans oublier les méchants… le conseiller du roi, les soldats, les bandits. Tout ceci nous emmène dans un Moyen Age proche du « il était une fois… » du conte. Un conte dont l’héroïne est bien sûr une fillette amnésique à la recherche de son passé, et de l’accomplissement de son destin. Un conte qui parle de féminisme et d’éducation : la mère de Béatryce a voulu qu’elle apprenne à lire, comme ses frères. Elle apprendra à son tour à lire à Jack. Un conte dans lequel la société impose aux femmes de se tenir au second rang, mais qui les montre parvenir à imposer une autre vision du monde. Un conte qui parle du pouvoir, de ses effets sur les individus, de la façon de l’exercer ou d’y renoncer. Mais c’est aussi un conte qui évoque notre rapport aux prophéties et aux légendes. Les premières ne valent-elles que parce qu’on croit en elles ? Quant aux secondes, comme dans les Mille et une nuits, elles peuvent sauver une vie, et révéler la vérité des situations, avec un clin d’œil à la Petite Sirène sous forme de mise en abyme… Charme enfin de la construction de ce récit quelque peu atypique, qui propose différentes situations, comme différents fils narratifs que le récit va, petit à petit, coudre ensemble jusqu’à la rencontre finale de tous les personnages.

Entre conte et roman d’initiation, un récit sur l’amour et le pouvoir des mots, mais aussi sur une enfant qui veut trouver sa place dans le monde, écrit pas une autrice américaine trop peu traduite en français.

Les Nuits magiques de Nisnoura

Les Nuits magiques de Nisnoura
Jean-François Chabas – Alexandra Huard
Ecole des Loisirs – kaléidoscope – 2022

Ensorcelée…

Par Michel Driol

Nisnoura est une petite fille ordinaire, fille d’un directeur de théâtre et d’une mère costumière dans un pays oriental. Le jour de ses trois ans, elle découvre son mobile en pièces dans son lit. A sept ans, elle retrouve les magnifiques costumes du prochain spectacle en lambeaux. Et, à neuf ans, invitée chez une amie, elle constate des inscriptions sur les murs de la chambre, malveillantes pour cette amie et sa famille. Pleine de honte, elle fuit le village, et trouve refuge dans un palais désert, où elle découvre le pouvoir de ses cheveux, véritables serpents. Alors un mendiant lui révèle l’origine de la malédiction qui pèse sur les fillettes aux yeux verts nées le mois de la lune rousse, et le moyen de s’en débarrasser.

Les premières pages donnent le ton : un monde partagé en quatre royaumes, des personnages inquiétants, des dons extraordinaires, tout ceci pour créer un effet d’attente lié à ce mystérieux royaume de l’Est et à cette petite fille. Dans une ambiance proche des Mille et une nuit, dans un pays oriental lointain, mais contemporain, cet album propose un conte dont la simplicité apparente, celle de son récit, celle de son écriture, aborde des problématiques féministes avec ce pas de côté propre à la fiction. C’est une histoire de malédiction et de libération qui nous est proposée ici. Malédiction millénaire pesant une petite fille, bien innocente, liée au refus d’une autre femme d’épouser un puissant sorcier. Malédiction liée aux cheveux, aux belles et longues tresses qui s’animent le nuit et prennent leur autonomie pour agir, essentiellement mues par jalousie. Malédiction qui conduit la jeune fille à l’exil… Tout cela ne parle-t-il pas de la condition de la femme, aujourd’hui, pas seulement dans certains pays orientaux ? De ces femmes victimes et accusées, alors qu’elles ne sont coupables de rien, et ne peuvent que s’étonner de ce qu’on leur fait subir ? C’est aussi quelque part le thème de la sorcière qui est abordé, c’est-à-dire celui d’une femme jugée par les autres pour des pouvoirs prétendument diaboliques, mais également celui du double, du bien et du mal qui coexistent en nous, comme dans Docteur Jekyll et Mister Hyde. Mais le fort de cet album est de montrer que cette malédiction peut être vaincue par la volonté de celle sur qui elle pèse, voire se retourner à son profit, ce que montre, non sans malice, la fin de l’histoire qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir. Bien sûr, le conte parle de cela, mais il en parle à travers l’imaginaire d’une fiction, au travers d’un récit plein de vie, épousant autant que possible le point de vue de son héroïne, dans une langue qui décrit avec précision et pittoresque les richesses de ce monde oriental. Particulièrement soignés, les dialogues campent les personnages et leurs interactions, leurs doutes, leurs colères, leurs peurs, leur sagesse aussi. Les riches illustrations d’Alexandra Huard sont pleines de détails pittoresques elles aussi, et contribuent à plonger le lecteur dans cet univers coloré d’un Orient imaginaire, entre désert et palais hindou. A noter l’adroite utilisation des mosaïques pour évoquer les légendes et le surnaturel au début de l’histoire, façon de planter un décor hors du temps, mosaïques que l’on retrouvera lors de l’illustration des propos du vieux mendiant.

Sous forme de conte oriental, une belle histoire féministe bien actuelle, pour prouver que « les filles ne sont pas si faciles à tourner en bourriques », un récit d’initiation intrigant pour apprendre à dominer les malédictions, ou le destin auquel nous serions condamnés.

La Princesse Ortie

La Princesse Ortie
Frédéric Maupomé et Marianne Barcilon
Kaléidoscope, 2021

 

La Princesse pas coquette

Par Anne-Marie Mercier

À première vue on pourrait croire que cet album appartient à la célèbre série de la Princesse coquette de Christine Naumann-Villemin et Marianne Barcilon, publié également chez Kaléidoscope, avec la même illustratrice, dans le même format et avec une couverture visuellement  proche, présentant un personnage de petite fille vêtu d’une robe, en pied, seule (voir ma chronique précédente, consacrée au nouveau volume de la série).
Mais  non : la princesse Ortie est une peste capable de proférer des grossièretés (heureusement elles ne sont pas précisées) alors qu’Éliette est juste une petite fille dotée d’un fort caractère ; Ortie est une vraie princesse et nous emmène dans un univers merveilleux (carrosse, trolls, château et dragon) alors qu’Éliette reste dans un décor réaliste enchanté par sa seule imagination. Autre différence : le point de vue légèrement féministe adopté par Christine Naumann-Villemin dans La Princesse coquette, ou politiquement conscient que l’on retrouve dans La Princesse réclame est ici ambigu. Il y est dit qu’une princesse doit se marier, qu’elle doit aller au bal pour danser avec les princes, etc. (ce sont les propos des parents qui désespèrent de trouver quelqu’un qui veuille bien de leur fille). Certes, ces stéréotypes sont battus en brèche par le personnage, certes, c’est elle qui sauve le prince enlevé par un dragon, il n’empêche que la doxa reste bien présente, tout en étant confrontée à des contre-stéréotypes forts dont on sait qu’ils sont rejetés par les plus jeunes. Ces deux albums ne s’adressent donc pas à la même tranche d’âge.

Pour apprécier pleinement La Princesse Ortie, qui a bien des qualités au demeurant, il faut connaitre l’univers des contes pour comprendre au moins une partie des multiples allusions (manger des pommes, filer la laine, embrasser une grenouille, etc.) qui renvoient à des contes bien connus. Cela permet aussi de rire de l’inversion de la situation (la princesse sauve le prince) et de prendre des distances avec les affirmations sur la nécessité de se marier. Ces bases étant posées, on ne peut que se réjouir des dessins extrêmement drôles de Marianne Barcilon et de l’humour des situations développées par Frédéric Maupomé.

La Chanson de Rose – Christmas in New York

La Chanson de Rose – Christmas in New York
Jane Méry – lu et chanté par Camille Claris, Andrew Paulsen, Chantal Jean et Matthéo
Trois petits points 2022

L’une chante, l’autre aussi

Par Michel Driol

Rose, qui a 10 ans, est élève d’une école primaire à Paris. La cour de récréation est bien occupée par les garçons qui jouent au foot. C’est l’hiver. Rentrant chez elle, elle glisse sur une plaque de verglas et se réveille à New-York, où elle retrouve Woody (voir La Chanson de Martin, chroniqué ici) qui l’invite à passer Noël dans une « Merry House », pleine de musiciens et d’enfants. Dans ce lieu enchanteur et utopique, elle découvre l’histoire de quelques féministes américaines qui ont fait avancer la cause des femmes. Puis Rose se réveille, passe Noël en famille, compose sa première chanson, et contribue à changer les relations filles-garçons à l’école.

On retrouve avec grand plaisir Rose et son petit monde : Woody, Kaïna, Tiagio dans cette histoire qui mêle avec bonheur petite histoire et grande histoire, réel et fantastique, paroles et musiques. Il y est question de la longue histoire de l’émancipation des femmes, et ce n’est pas rien d’écouter ce CD et d’écrire cette chronique à l’heure où en Iran des femmes osent se soulever. C’est bien la question de l’égalité entre filles et garçons dès l’école, dans le partage de la cour, mais aussi du partage des tâches ménagères, des Américaines qui se sont battues pour aller à vélo, avoir le droit de vote. Ces figures féminines, dont l’action est parfois racontée, mais qui sont parfois juste évoquées par leur nom, deviennent des modèles à suivre pour Rose, toujours guidée par Woody qui fait figure de mentor bienveillant à ses côtés. Mais rien de didactique dans cette histoire où prime la musique – folk bien sûr – pour chanter la vie, la promesse d’un monde meilleur, et unir tout le monde, toutes générations confondues, dans un partage de générosité symbolisée merveilleusement par cette fête de Noël multiculturelle, scène ouverte où chacun vient à son tour chanter. Avec humour, certaines chansons dénoncent les stéréotypes des cadeaux genrés liés à Noël. On apprécie aussi la chanson de Rose, intitulée notre école, beau plaidoyer pour une école des rencontres, des envies, du partage : une école vraiment à l’image de la société que Rose – mais elle n’est pas la seule – souhaite. Ce CD revisite la magie des contes de Noël : il en conserve les ingrédients principaux, la neige, le rêve, l’univers des souhaits, mais il imprime à celui-ci une résonnance toute particulière avec notre société. A l’image de Rose, qui, dès ses premiers mots, dit son amour pour les histoires qui permettent d’entrer dans l’intimité des gens et de mieux les connaitre, cet album dit comment chacun peut inscrire son action individuelle dans une Histoire qui le dépasse. On apprécie aussi le côté bilingue de cet album, où nombre de chansons sont en américain, traduites sur le livret d’accompagnement, façon de donner à entendre, mais aussi à lire le contenu engagé de ces textes.

Un album audio juste, qui donne à voir l’ouverture au monde d’une enfant de 10 ans, qui se découvre héritière de celles qui l’ont précédée pour qu’elle puisse avoir une vie meilleure qu’elles, et qui entend à son tour œuvrer dans ce sens.

On pourra entendre un extrait sur le site des éditions Trois petits points : https://www.troispetitspoints.audio/

Aux filles du conte

Aux filles du conte
Thomas Scotto / Frédérique Bertrand
Editions du Pourquoi pas ? 2022

De la peur bleue à l’horizon rouge

Par Michel Driol

En 1975, dans sa chanson Une sorcière comme les autres, la regrettée Anne Sylvestre rendait hommage aux femmes en magnifiant et en banalisant la figure de la sorcière, et évoquait la place difficile des femmes dans le monde et le pouvoir du patriarcat. En 1981, Pierre Peju, dans La petite Fille dans la forêt des contes, proposait une poétique du conte. Il montrait comment, entre la maison paternelle et le château du prince charmant dont elle sera à jamais prisonnière, la fuite dans forêt constitue pour la petite fille l’espace qui l’entraine vers un ailleurs, l’état sauvage, la liberté, lui permettant, dans la parenthèse enchantée du conte, d’échapper aux rôles traditionnels. Le bel ouvrage de Thomas Scotto, qui cite Anne Sylvestre en exergue, se situe quelque part dans cette double filiation, en proposant  une sorte de manifeste porté par une voix de fille, archétype de toutes ces petites filles des contes, une voix qui fait écho avec la condition féminine encore aujourd’hui.

Elle évoque avec subtilité les mauvais traitements dont sont victimes les petites filles du conte sans jamais nommer les contes sources : un indice permet de reconnaitre Cendrillon, Raiponce, ou la Petite Fille aux allumettes, parmi d’autres qu’on ne citera pas ici. Des petits pois sous les matelas aux serrures… ce sont tous les supplices de papier qui sont ainsi évoqués. Elle évoque aussi la figure et le rôle des hommes dans les contes, qui décident à sa place, pour son bien, et ne lui laissent jamais le droit de mener la soirée à sa guise. Elle ne cache pas ses envies de s’ouvrir au monde, d’être autre chose, c’est-à-dire d’être elle-même, libre de ne pas toujours dire oui. Elle constate alors qu’entre ce pouvoir patriarcal, qui pourrait la contraindre à épouser son père, et son intégrité ne lui reste qu’une solution, la fuite. Et le texte se termine sur des futurs pleins d’espoir faits de liberté, d’invention, façon de tourner la page et de dessiner les contours d’un autre avenir possible, d’échapper tant à la maison paternelle qu’au château royal. C’est une ode à la liberté, un appel à vaincre ses peurs pour exister pleinement.

Ce manifeste féministe passe par l’imaginaire pour toucher et faire réfléchir sur des personnages et des situations durablement inscrits dans la mémoire collective de toutes celles et ceux qui ont entendu ces contes, et les invite donc à les questionner, en se demandant quelles valeurs ils représentent et si les principes qui les font agir ont vraiment changé. Cette relecture intelligente des contes ne passe pas par la théorisation, mais par la poésie afin de s’adresser au plus grand nombre, aux enfants en particulier, qui s’identifieront à l’héroïne des contes qui s’exprime tout au long de l’ouvrage, qui donne à entendre son point de vue, et non celui du conteur – Perrault, Grimm, ou Andersen. Les illustrations de Frédérique Bertrand montrent d’abord une petite fille bleue, petite dans la page, dans un monde fait d’escaliers sans fin, de volutes infinies – écheveaux de laine ou cheveux ?-. Puis, après la couture du livre, apparait le rouge et, avec lui, les sourires et la joie. A la page bleue du début correspond une page rouge. A chacun d’interpréter, bien sûr, ce symbolisme des couleurs, porté tant par le texte que les illustrations. Chacun choisira de la lecture qu’il veut faire des riches valeurs représentées par le bleu et le rouge. On se gardera ici d’en dire plus que les auteurs…

Un texte poétique, qui prend appui sur le puissant imaginaire du conte traditionnel, pour parler des aspirations très contemporaines à la liberté de toutes et tous, et à l’égalité entre hommes et femmes.