Pia

Pia
Jacques (Maes) & Lise (Braekers)
Format 2023

Une page arrachée

Par Michel Driol

La page la plus précieuse du livre de Pia a été arrachée (et, matériellement, elle l’est réellement dans l’album) et s’est envolée. La fillette part à sa recherche en rencontrant, page après page de personnages étonnants : la dame aux origamis, un homme enrhumé, une femme qui a un gros chagrin d’amour, un scaphandrier… dans des lieux surprenants : un coffre-fort, un etui à guitare, des poubelles… Mais lorsqu’elle retrouve sa page, tous les personnages qu’elle a rencontrés l’accusent de la préférer aux histoires qu’ils auraient pu lui raconter, et déchirent la précieuse page. Pia ne se décourage pas, elle reconstitue le puzzle. Ce n’était pas la page d’un livre, mais d’un carnet sur lequel elle a fait un dessin qu’elle s’apprête à offrir à son meilleur ami, immobilisé sur un lit d’hôpital…

 Adoptant la structure d’un album en randonnée, voici un album qui conduit le lecteur de surprise en surprise. Surprise d’abord de ces personnages que croise Pia, personnages dont la fantaisie est accentuée par l’illustration qui tend à la caricature, exagère, grossit le trait, ou laisse percevoir des détails amusants qu’on laissera à chacun le soin de découvrir. Surprise ensuite du texte, qui associe, sur la page de gauche, deux éléments. L’un est narratif et court, faisant avancer l’action, avec une forme plus ou moins rimée. L’autre, en bas de page, ce sont les propos tenus par le personnage, propos à chaque fois versifiés, mais dont le dernier mot est tronqué. Le système des rimes permet de le reconstituer, mais c’est aussi le signe que Pia n’écoute pas, et qu’elle est déjà passée à la suite. La chute présente une double surprise qui invite à réinterpréter l’album. Qu’est-ce qui a de la valeur ? le bout de papier qu’on recherche ou les histoires, les vies, la rencontre avec les autres ? surtout quand ces autres sont malheureux (souffrant d’un rhume énorme), atteints d’un grain de folie (les origamis), comme cabossés par la vie (souffrant d’un chagrin d’amour), en danger (le scaphandrier ou la dame prisonnière du coffre-fort), et toujours présentés dans leur solitude. Légitimement, ils se regroupent et accusent Pia d’un certain égoïsme, de surdité face à leurs besoins. La seconde chute montre au contraire l’empathie de Pia pour son ami victime d’un accident, dans le dessin qu’elle lui a fait, dans sa quête de ce dessin envolé. Entre les deux chutes, une page pleine de signification montre l’incompréhension de Pia face à la destruction de sa page, l’incommunicabilité entre Pia page de gauche et les autres qui partent, page de droite. Au fond, c’est de cela que parle cet album, de la façon dont nos préoccupations – fussent-elles légitimes et altruistes – nous empêchent de voir les autres et de prendre du temps pour eux.

Un album rythmé et enlevé qui fait la part belle à l’imaginaire, à la fantaisie, à la poésie pour évoquer la relation entre une fillette et un ami victime d’un accident, mais aussi pour évoquer la question des rapports avec les autres, comme un puzzle toujours à reconstituer, avec empathie.