Le Miroir aveugle

Le Miroir aveugle
Giaccomo Nanni
La Partie, 2024

J’ai la miroir qui flanche, je m’souviens plus très bien…

Par Anne-Marie Mercier

L’album a un format atypique, allongé et étroit, comme une porte, comme celle d’un miroir dans une porte d’armoire à glace. Chaque page nous met face à ce miroir, encadré de noir, lumineux par ses couleurs primaires splendides qui se manifestent avec une multitude de petits points, comme une œuvre de Seurat, ou comme autant de pixels. C’est le miroir qui nous parle.
Faire parler un miroir, voilà qui est intéressant : ils en ont tant vu. Celui-ci est ancien mais perd un peu la tête ; il parle beaucoup de son ami explorateur qui semble lui avoir fait découvrir des paysages et des animaux lointains dont il a gardé une vision nette. Aveugle à présent, il voit tout en pixels dispersés : on devine la silhouette d’un enfant qui s’approche…
Dans ses souvenirs, il y a des girafes, un chat, qu’il décrit comme un « lion noir et blanc » (comme un peu plus loin les nombreux manchots aux contours bien nets), un gramophone dont il explique le fonctionnement de manière fantaisiste, avec des effets de… miroirs.
On assiste à la décrépitude progressive du miroir révélée graphiquement par des lignes multiples décalées, à des changements de lieu (un couloir de collège ?), à des dialogues avec de rares interlocuteurs (une ampoule, un carrelage – magnifiques effets de flou, toujours en couleurs primaires) à son délire fatigué : le monde existe-t-il en dehors de son reflet ? N’y a-t-il plus personne pour voir ce qu’il imagine et ce dont il se souvient ?
Il se réfugie dans des images superbes où la proximité de bleu et de jaune crée à l’œil du vert, et l’espoir d’un obscurcissement. Le dénouement est surprenant, comme l’ensemble de ce bel album qui dévoile en de nombreux effets graphiques la matérialité insaisissable de nos nouvelles images et le flou des souvenirs qui s’effacent.

Lu sur le site de l’éditeur: « Le texte plein d’humour, porté par un graphisme original où se côtoient pixels colorés et traits maîtrisés, nous interroge sur la perception relative que chacun de nous a de la réalité. Un album singulier qui parle du vieillissement comme d’un espace créatif, d’une mémoire qui s’échappe au profit d’un imaginaire épanoui. »

Prix Extra-Ordinaire Lu et Partagé 2025
dPictus Outstanding Picturebook 2025

Sur la pointe des pieds

Sur la pointe des pieds
Suzanne Lebeau
Éditions Théâtrales, jeunesse, 2023

Abécédaire : lettres, mots, images, poésie

Par Anne-Marie Mercier

Dans cette pièce à trois personnages, on décline l’alphabet : Lucie a étalé 26 feuilles blanches et elle doit illustrer chacune des lettres, sans doute pour le compte d’un éditeur.
« Soyez claire et précise […]
il faut que les enfants sachent
en regardant le dessin »,
dit-elle, répétant ce que lui a dit celui qu’elle appelle son « patron ».
Alors Lucie aborde chaque lettre, dans l’ordre, en cherchant l’inspiration, et elle convoque Lulu, son double enfantin : « Lulu, ma petite Lulu… qui ne me quitte jamais… fidèle critique
dis-moi ce que tu vois ».
Lulu met un peu de désordre dans la convention. Si elle tombe finalement d’accord pour le « A comme avion », après un détour, ses propositions pour les autres lettres introduisent une critique implicite des imagiers pour enfants : ils présentent trop souvent des objets ridicules (le concombre en prend pour son grade) et des animaux peu familiers (l’iguane pour la lettre i)… Ce sont surtout des rêveries et des souvenirs, tendres ou cruels, qui sont suscités par cette recherche de correspondances entre lettres et sons, mots et sens. La forme poétique (le texte est souvent en vers blancs, des hexasyllabes que viennent bousculer d’autres mètres) souligne ce va-et-vient entre convention et invention.
Ainsi l’artiste fait parler l’enfant qui est en elle, parfois pour la réprimander, puis, de plus en plus au fil du texte, pour se libérer grâce à elle et suivre son inspiration. Elle nous conduit vers des apprentissages plus profonds dans lesquels les lettres et les mots prennent vie.
Ce sont d’ailleurs plutôt trois voix que trois personnages qui occupent la scène, puisque l’une, Lulu, est l’autre (Lucie) enfant, et le troisième est « la voix », personne en particulier :
« la voix de l’intérieur ou de l’extérieur, le témoin…
conteur, conteuse…
la petite distance que nous sommes capables de garder face à nous-mêmes
en faisant, pensant, vivant »
Ainsi, loin de la dimension linéaire, suivant le fil convenu et conventionnel de l’alphabet, ces trois voix nous entrainent dans un « jeu ». Le Je adulte et le Je enfant explorent le langage sous toutes ses formes, et le monde, et le temps, de A à Z.
C’est un texte drôle, poétique, sensible. On a envie de le relire dès qu’on l’a fini. Et en plus ça sert à apprendre les lettres !

Voir le carnet artistique et pédagogique rédigé par Mélodie Cosquer, metteuse en scène et comédienne, à destination des élèves de cycle 2/cycle 3 et au-delà

Une Aventure au royaume de porcelaine

Une Aventure au royaume de porcelaine
Katerina Illnerova
Traduit (italien) par Catherine Tron Mulder
Obriart, 2022

Le monde dans une tasse à thé

Par Anne-Marie Mercier

L’album est adressé à « ceux qui s’émerveillent devant les objets de tous les jours », et c’est bien visé. On pourrait spécifier que ce n’est pas n’importe quels objets qui sont ici présentés : la porcelaine en soi est un objet délicat, et celles qui sont présentées ici sont belles et raffinées. Les décors bleus sur fond blanc, d’inspiration chinoise, sont superbes et les formes des objets sont originales et harmonieuses, se découpant sur le fond sombre (bleu nuit d’aspect gaufré pour le support, violine irisée pour le mur en arrière-plan).  Les théières, gobelets, bols, vases, assiettes, soupières… ont tout ce qu’il faut pour émerveiller.
Autre merveille, le voyage : ce n’est pas seulement le lecteur qui voyage d’un émerveillement à l’autre, d’une double page à une autre, mais il suit un personnage, un pêcheur emporté par le vent hors de son décor aquatique. On le retrouve d’un objet à l’autre avec de multiples surprises. Les images prennent vie, les animaux et les éléments s’animent… et tout cela sans aucun texte.
On songe à la nouvelle de Marguerite Yourcenar, « Comment Wang Fo fut sauvé » : la vie bat dans ce qui était à l’origine une surface plane, silencieuse et immobile, on part en bateau au loin… les formes et les images s’imbriquent de façon toujours plus surprenantes, le vent de l’imagination nous emporte, tout devient possible.
Cet album a obtenu en 2022 le « Silent book Contest-Gianni de Conno Award », nouveau prix récompensant des albums sans texte. C’était un très bon choix pour cette première année d’existence.
voir sur le site de l’éditeur