Par la fenêtre

Par la fenêtre
Hope Lin et Qin Leng
Saltimbanque 2025

L’envers du décor

Par Michel Driol

Tous les jours, la narratrice, une petite fille coiffée d’une casquette rouge, promène Ours, son teckel. Elle passe devant une maison dont la fenêtre sans rideaux  est toujours ouverte, et derrière laquelle se tient une femme. Petit à petit, elles échangent quelques mots, et la fillette découvre que la femme écrit. Mais un jour la maison vide est à vendre.  Avec sa mère, la fillette la visite, et prend la place de l’écrivaine, pour découvrir autrement son quartier. Rentrée chez elle, elle ouvre à son tour la fenêtre, s’y installe pour écrire.

L’album propose une histoire un peu mélancolique, racontée avec beaucoup de simplicité avec des mots qui ont un fort pouvoir évocateur. On suit ainsi la fillette dans un  parcours qui va de ses promenades solitaires avec son chien à la rencontre d’une autrice, avec laquelle elle n’échange que des banalités. Qu’écrit-elle ? On ne le saura jamais. L’important ici est dans le cadre et dans le regard. Le cadre, c’est celui de la fenêtre, et l’opposition entre le mouvement de la fillette, qui parcourt son quartier sans le voir, et l’immobilité de la femme, assise, mais qui voit mieux qu’elle le quartier, et même au delà, qui donc révèle le réel à la fillette. C’est ce que fait la fillette à la fin, qui enfin se pose derrière sa fenêtre pour voir autrement ce qu’elle connait bien. Métaphoriquement, le récit parle d’écriture, avec les paramètres du point de vue, du cadre et du regard. Le regard porte sur le monde, et non sur soi, ce que marque bien l’ouverture de la fenêtre, qui fait pénétrer la vie extérieure à l’intérieur de la maison. Le cadre de la fenêtre concentre le regard, élimine de fait un hors champ. Il y a là comme un art poétique, une déclaration d’intention et une théorie de la création, exprimée avec beaucoup de simplicité.

Mais c’est aussi l’histoire d’une rencontre intergénérationnelle, rencontre brève, inachevée, mais qui marque une vie en faisant changer les habitudes, en proposant d’autres perspectives. L’écrivaine garde son mystère, mystère de son identité, mystère de son écriture, mystère de sa disparition, que rien n’annonce. C’est ce qui donne une tonalité mélancolique à l’album.

Il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’album incite à passer de l’autre côté, à voir l’envers du décor, et c’est ce que proposent les illustrations, de douces aquarelles de Qin Leng, qui savent jouer, de façon très cinématographique, sur les contrastes. Contraste entre le panoramique – la fillette parcourant les rues, en 4 vignettes séquentielles, et l’immobilité de la femme, saisie sur 5 vignettes derrière le cadre de sa fenêtre.  Suivent alors 5 autres vignettes montrant la fenêtre de la fillette, masquée par des rideaux, derrière laquelle on ne voit rien. Ouverture chez l’une, fermeture chez l’autre. Graphiquement, tout est dit, montré, avec une grande efficacité graphique.  Les illustrations sont pleines de vie, animées en particulier par le teckel facétieux, l’expressivité du visage de la fillette, reflétant ses multiples émotions, toujours coiffée de sa casquette rouge à l’envers. On est dans ce qu’on imagine être le faubourg pavillonnaire d’une ville canadienne, sans luxe, sans ostentation.

Un album teinté de nostalgie et d’espoir, racontant une tranche de vie, évoquant une rencontre marquante, et surtout invitant à changer de point de vue pour aller vers les autres : c’est que dit la toute dernière image dans laquelle la fillette trouve un compagnon…

Le livre des beautés minuscules

Le livre des beautés minuscules
Carle Norac illustré par Julie Bernard
Rue du monde 2019

Le parti pris des choses et le compte-tenu des mots

Par Michel Driol

36 poèmes pour murmurer la beauté du monde : le sous-titre explicite le titre, et cet accord ou cette tension entre la beauté des choses et du monde et les mots que l’on murmure. 36 poèmes qui se présentent le plus souvent comme un dialogue entre un « je » et un « tu ». Si le « tu » recouvre presque toujours la figure du lecteur – que l’on devine enfant, le « je » peut prendre différentes figures : celle signalée de l’auteur, qui s’adresse à son lecteur, qui indique qu’il écrit dans le texte, qui parle de son poème… Mais c’est aussi le jardinier à qui le texte cède la parole, le soleil, le temps, le vent, les grains de beauté… Il y a ainsi toute une façon d’animer – au sens propre de donner la vie –  le monde, en étant sensible à ce qu’il a à dire dans sa diversité.

Ces beautés minuscules sont une évocation de la nature (la lune, le soleil, le vent, différents animaux), mais aussi du temps qui passe (évocation de la mort du grand père suivie de celle des premiers mots adressés à une fillette qui vient de naitre), des relations surtout lorsqu’elles sont marquées par la difficulté à se dire ou la timidité. Comme un fil conducteur revient la dimension du langage et des mots, du poème : ces mots comme des cailloux qu’on ramasse pour en faire une phrase, ces expressions qui sont des clichés, ce poème qu’on écrit dans le train, celui que l’on rêve beau, celui que l’on glisse dans la poche. La beauté est autant dans le monde qu’il faut prendre plaisir à regarder, dans les gens qu’il faut prendre plaisir à aimer que dans les mots qu’il faut prendre plaisir à manier tant dans la lecture que dans l’écriture.

Un recueil qui invite à murmurer, à regarder autant en soi qu’à l’extérieur, pour répondre à la dernière question posée au lecteur
de quoi te parle-t-elle
en secret, la beauté ?

Cet ouvrage fait partie de la sélection du Prix Poésie des Lecteurs Lire et Faire Lire

Qu’est-ce que tu vois ?

Qu’est-ce que tu vois ?
Stéphane Sénégas

Kaléidioscope, 2011

par Chantal Magne-Ville

La philosophie de cet album est sobrement résumée dans la maxime de Flaubert gravée sur le sable d’une plage de l’océan : « Pour qu’une chose soit intéressante, il faut la regarder longtemps ». Ce n’est pourtant pas l’avis du jeune narrateur que ses parents viennent d’abandonner pour une longue semaine chez son oncle Horace, gardien de phare. Comment survivre en étant privé de tout ce qui fait les charmes de la vie urbaine ? Les échanges entre l’oncle et le neveu, difficiles au début, se résument à cet échange : « Qu’est-ce que tu vois ? – Pourquoi ? Il y a quelque chose à voir ? ».

Et pourtant, en effet, il y a beaucoup à voir et à sentir. Le phare permet de multiplier les perspectives en une thématique du haut et du bas très poétique. L’image alterne les plongées vertigineuses dans le colimaçon de l’escalier avec des diagonales inédites qui inversent le sens de la lecture de droite à gauche et obligent l’œil à des détours panoramiques très réussis. Les crayonnés et l’ombre du papier confèrent des nuances chaudes, voire nostalgiques à la côte atlantique portugaise, ainsi qu’une maxime gravée sur une pancarte nous l’indique. Les couleurs contrastent fortement d’une double page à l’autre : elles se teintent violemment d’orange au couchant, ou s’embrument le matin. Stéphane Sénégas a réussi à saisir les changements de lumière ainsi que les émotions des personnages avec un trait minimaliste qui s’attache surtout aux regards. Entre la pêche au crabe et l’observation des nuages, le temps a passé très vite et l’enfant comme le lecteur ont appris à voir sans pour autant devenir contemplatifs !